Des provisions pour l’hiver
Deux opéras, deux opérettes
Tous les grands éditeurs rééditent en CD des enregistrements microsillons qui ont fait date. Ainsi EMI, avec la collection “ Great recordings of the century ”, où viennent de paraître coup sur coup deux opéras enregistrés par Karajan en 1954 à une semaine de distance : Cosi fan tutte et Ariane à Naxos.
Pour nombre d’entre nous, Cosi est l’opéra majeur de Mozart, le plus humain, le plus moderne, le plus attachant. Il a d’ailleurs longtemps été considéré comme sulfureux, et n’a vraiment trouvé sa place qu’après la dernière guerre. L’ex-nazi Karajan en désapprouvait, paraît-il, le livret, tout comme Wagner.
La version qu’il nous en donne1 est intéressante à plus d’un titre : une distribution fabuleuse – Elisabeth Schwarzkopf en Fiordiligi, Nan Merriman en Dorabella, Guglielmo est Rolando Panerai et Ferrando l’extraordinaire et oublié Léopold Simoneau –, l’Orchestre Philharmonia avec des bois et des cuivres sans doute inégalés à ce jour (les pupitres sont tenus par des solistes de dimension internationale, comme le corniste Dennis Brain). Elle est aussi paradoxale : cette œuvre douceamère, et même désespérée, est jouée “plate ”, distanciée, sans beaucoup d’inflexions, alors que sous son apparence d’opera buffa elle est tout simplement dramatique. Mais cette distance même correspond bien au goût d’aujourd’hui, vraisemblablement à l’insu de Karajan.
Ariadne auf Naxos, toujours avec le Philharmonia et Schwarzkopf, est une réussite exceptionnelle, sans doute grâce à Irmgard Seefried dans le rôle du compositeur et Rita Streich en Zerbinetta, et aussi parce que Karajan est sans doute à ce jour le meilleur interprète de Strauss, dont il avait été l’élève et dont il connaissait par cœur les partitions2.
L’opéra, dans le droit fil du Chevalier à la rose, lui aussi sur un livret de von Hofmannsthal, est peut-être de tous ceux de Strauss celui qui a le plus de charme, le plus subtil, le plus “ rétro ” aussi : une petite merveille de musique XVIIIe-XIXe sublimée.
Strauss avait toujours voulu ignorer ce qui se passait autour de lui, dans le domaine artistique comme en politique, et on frissonne en évoquant la représentation d’Ariane donnée à Vienne en juin 1944 pour son 80e anniversaire, avec précisément Seefried dans le rôle du compositeur. Mais il n’y faut point songer, et se réfugier dans sa musique : cet enregistrement est un chef‑d’œuvre. Signalons au passage que la qualité technique de ces deux enregistrements mono est stupéfiante, inexplicablement supérieure à celle de versions récentes numériques et stéréo.
Ravel n’a jamais été joué aux Folies-Bergère ni Poulenc au Casino de Paris. Bernstein, lui, doit faire enrager les académistes de tout crin : reconnu comme l’un des chefs d’orchestre majeurs du XXe siècle et peut-être le meilleur pédagogue qu’il y ait jamais eu en musique, compositeur de musique “ sérieuse ” qui est aux États-Unis ce que fut Chostakovitch à l’URSS, il a aussi produit nombre d’œuvres populaires, dont West Side Story n’est que la partie visible en France.
Wonderful Town, écrit en 1952 en quatre semaines pour Broadway alors qu’il était l’assistant du New York Philharmonic, doit beaucoup à Gershwin et autres Irving Berlin. Mais quelle vitalité ! L’enregistrement qu’en donne Simon Rattle avec le Birmingham Contemporary Music Group3 et une distribution de solistes du monde des musicals est new-yorkais à souhait, c’est-à-dire joyeux et au premier degré, de ces musiques qu’affectionne Woody Allen.
L’archétype de l’opérette américaine, c’est évidemment South Pacific, de Rodgers and Hammerstein, succès légendaire de Broadway que l’on réédite dans la version originale de 19494. On ne saurait trop recommander ce disque aux nostalgiques des films en technicolor avec Esther Williams, Xavier Cugat, et bien entendu, Fred Astaire ou Gene Kelly.
Deux pianistes
On adore ou on déteste Glenn Gould, en raison de ses interprétations plus que personnelles et souvent discutables. Mais il fait l’unanimité dans Bach et nombre d’entre nous ont recours à ses Variations Goldberg dans les cas d’extrême difficulté – moments de dépression, de doute, de décisions importantes – comme à une médecine salutaire.
On réédite son enregistrement de trois des Concertos pour clavier : les nos 4 en la majeur, 5 en fa mineur, 7 en sol mineur (transcription de l’un des deux concertos pour violon), avec le Columbia Symphony dirigé par Wladimir Golschmann5. Régularité de métronome, toucher hypertravaillé, distance, tout ce que l’on attend dans une interprétation optimale de Bach est là. Écoutez l’ineffable largo du n° 5, et essuyez vos larmes – de joie.
À des années-lumière de Glenn Gould, Arcadi Volodos (on dit, paraît-il, Volodos tout court comme on disait Thalberg ou Paderewski) est l’incarnation même de la virtuosité transcendante, dont l’objet est non de faire comprendre le compositeur, mais de provoquer l’enthousiasme pour l’interprète – à condition, bien entendu, que celui-ci possède la technique appropriée.
Or, Volodos la possède, cette technique magique, et il en apporte la preuve dans un disque époustouflant – le mot, pour vulgaire qu’il soit, n’est pas trop fort – de transcriptions6, dont les Variations sur Carmen dont se jouait Horowitz (qui en était l’auteur), un arrangement du même Horowitz sur la 2e Rhapsodie hongroise de Liszt, le Vol du Bourdon de Rimski-Korsakov arrangé par Cziffra, et, moins classique, le scherzo de la 6e Symphonie de Tchaïkovski (transcription Feinberg), et une extraordinaire marche turque à la sauce Volodos, de la même farine, si l’on ose dire, que celle de Fazil Say. Ce qui est plus étonnant encore, c’est que Volodos fait preuve dans des pièces rien moins que virtuoses, comme le largo de la 5e Sonate en trio de Bach, arrangé par Feinberg, d’un toucher adéquat. Un grand bonhomme.
Deux sopranos
Dans la très jolie collection déjà citée ici “Le voyage musical ”, Erato publie une anthologie de Chausson par Jessye Norman7 : le merveilleux Poème de l’amour et de la mer, avec Armin Jordan à la tête du Philharmonique de Monte-Carlo, quelques mélodies accompagnées par Michel Dalberto, et, surtout, La Chanson perpétuelle pour voix, piano et quatuor, une rareté sublime, qui vaut le déplacement, avec des harmonies et une atmosphère telles que l’on s’étonne qu’un cinéaste tel que Rohmer ou Delvaux n’en ait pas encore fait son profit.
D’une tout autre eau sont les musiques de l’Espagne chrétienne et juive qu’interprètent Montserrat Figueras et l’ensemble Hesperion XX dirigé par Jordi Savall8. On a beaucoup glosé sur le Siècle d’or où se côtoyaient harmonieusement les trois religions révélées.
Ces pièces, poétiques et oniriques, qui évoquent aujourd’hui pour nous à la fois musique arabe traditionnelle et ragas indiennes, montrent une richesse créatrice que l’on ne trouve pas dans la musique française de la même époque, et témoignent de l’apport irremplaçable à la musique – comme à toutes les formes de l’art – du mélange des cultures, que l’on nomme joliment aujourd’hui métissage.
Un seul Celibidache
Sergiu Celibidache a été, est encore aujourd’hui après sa mort un chef mythique dont l’exigence quasi maniaque, le refus d’enregistrer, la pratique approfondie de la philosophie – de Plotin à Husserl – et du bouddhisme zen n’ont pas peu contribué à entretenir la légende. Ceux qui ont eu la chance de l’entendre en concert – Bruckner il y a dix ans à l’Opéra Bastille – ou de le voir à la télévision (par exemple dans un fabuleux 5e Concerto de Beethoven avec Benedetti-Michelangeli) peuvent témoigner que la musique qu’il parvenait à extraire d’un orchestre avait un caractère immatériel, quasi divin.
À travers des enregistrements réalisés en public (dont, fidèle à ses principes, il n’aurait vraisemblablement pas approuvé la publication), et notamment un Requiem allemand et la 1re Symphonie de Brahms, on peut avoir une idée de ce qu’il fut. Le Requiem, à l’opposé de l’interprétation charnelle et désespérée de Klemperer, est une longue marche vers le nirvana. La Symphonie est un hymne à la sérénité, cette sérénité après laquelle nous courons tous – ou feignons de courir, recherchant en fait dans le stress de l’action un divertissement au problème fondamental que nous nous refusons d’aborder en face, celui de la vie et de la mort – et que la musique peut nous aider, peut-être, à atteindre.
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1. 3 CD EMI mono 5 67064 2.
2. 2 CD EMI mono 5 67077 2.
3. 1 CD EMI 5 56453 2.
4. 1 CD COLUMBIA CB 811.
5. 1 CD SONY SBK 66 759.
6. 1 CD SONY SK 62 691.
7. 1 CD ERATO 39 842.
8. 1 CD VIRGIN Veritas 5 61591 2.