Des Règles administratives et techniques à Mari
Il y a cinquante ans, l’assyriologue américain Samuel Noah Kramer publiait L’histoire commence à Sumer. Il avait pris une part importante dans le déchiffrement et l’étude des tablettes d’argile d’origine mésopotamienne, écrites en caractères cunéiformes aux IIIe et IIe millénaires avant Jésus-Christ ; et son ouvrage présentait une remarquable vulgarisation des résultats obtenus tant par lui-même que par un grand nombre d’autres chercheurs.
Depuis lors, les découvertes de nombreuses autres tablettes, dont plus de 20 000 dans le palais royal de Mari, ont permis, notamment grâce aux études de J.-M. Durand, professeur au Collège de France, une reconstitution de l’histoire des royaumes amorrites du début du IIe millénaire, particulièrement de celui de Mari au XVIIIe siècle. L’objet de l’ouvrage de Paul Bry, issu d’une thèse de doctorat en assyriologie soutenue sous la direction de J.-M. Durand, est la mise au jour de règles nombreuses et précises, administratives et techniques, qui structuraient l’exercice du pouvoir royal à Mari.
Les règles administratives sont déduites principalement de l’abondante correspondance retrouvée à Mari. Elles concernent : le pouvoir royal lui-même, dans un environnement de fragilité politique et économique ; les rôles joués par la famille royale, par les fonctionnaires attachés au roi par divers liens de fidélisation ; par les règles de communication, d’écriture et d’acheminement des messages à l’intérieur du royaume et vers les royaumes voisins. Les tablettes permettent aussi de préciser les règles qualitatives se rapportant aux éléments essentiels à la vie du palais : aliments, orge, huile, vin ; étoffes et habits de variétés nombreuses ; matières premières : laine, bois, cuir, métaux, pierres précieuses ; vaisselle d’or et d’argent du palais caractérisée par une centaine de types différents de vases.
À côté de ces règles qualitatives étonnantes par leur minutie et le souci d’efficacité qu’elles manifestent, les règles techniques concernant : les poids et les pesées, les méthodes d’élaboration du bronze, les modes de fabrication des bijoux par voie mécanique ou de fonderie, le titrage de métaux, ou encore mettant en oeuvre l’usage de coefficients de « calcul rapide », sont révélatrices d’une rigueur extraordinaire, où s’imbriquent connaissances expérimentales en mathématiques et en physique. Mais ces règles ou ces modes opératoires ne sont jamais mentionnés sur les tablettes, ce silence résultant vraisemblablement de traditions sociologiques ou corporatistes. C’est à partir de quelque 800 tablettes de comptabilité de métaux fournissant plusieurs milliers de chiffres sans commentaire, et aussi de textes de nature mathématique, que Paul Bry a mis au jour de telles règles ; il a utilisé une approche nouvelle, multidisciplinaire, faisant appel non seulement à l’histoire et à la linguistique, mais aussi aux mathématiques (géométrie, analyse statistique, astronomie), aux données et aux règles de la physique, à la mécanique, à la thermodynamique, à la métallurgie des métaux, etc. Il faut en outre souligner la grande rigueur de ces études, où toute déduction est solidement étayée par des références précises.
Ces recherches de règles techniques, qui constituent la majeure partie de l’ouvrage, permettent aussi de révéler à différentes reprises des observations, soit déjà faites antérieurement, soit nouvelles, caractérisant le niveau élevé des Mésopotamiens en connaissances expérimentales de nature mathématique et physique : applications des théorèmes « dits » de Pythagore et de Thalès, concept de densité, respect de l’homogénéité dimensionnelle de chaque terme d’une équation, etc. L’interprétation nouvelle de la signification de certains coefficients de « calcul rapide » montre comment de tels coefficients pouvaient intégrer des normes sous-jacentes, révélatrices, chez les Mésopotamiens, de qualités remarquables de généralisation et d’abstraction ; ainsi le calcul du cubage d’un arbre à partir de la mesure de la circonférence.
L’ouvrage se termine par des réflexions sur la « philosophie des sciences » des Mésopotamiens et sur l’évolution qui conduira au Ier millénaire à la mise en oeuvre en astronomie de véritables modèles mathématiques.
La clarté du langage et la présentation de l’ouvrage de 400 pages facilitent la tâche du lecteur : introduction avec rappel historique, problématique et plan précis ; conclusion apportant une synthèse complète ; table des matières très détaillée ; bibliographie abondante. Ainsi le lecteur non-spécialiste pourra aisément se reporter au besoin au corps de l’étude pour connaître les sources utilisées et la démarche suivie par l’auteur.
Au total, ce livre est un magnifique travail à la fois savant et de vulgarisation. Je l’ai personnellement lu intégralement et il m’a passionné ; je souhaite que beaucoup puissent partager ce plaisir.