Des satellites pour gagner la guerre de l’information
La maîtrise de l’information
Pourtant, un large consensus existe pour reconnaître et affirmer que la maîtrise de l’information constitue une exigence prioritaire pour une politique de sécurité et de défense qui se veut apporter l’autonomie de décision et d’action.
La maîtrise de l’information, c’est la capacité d’observer, d’écouter, de communiquer et de se situer, partout dans le monde et à chaque instant, chaque fois que nécessaire.
C’est d’abord à des fins stratégiques : par exemple pour le suivi des situations et l’anticipation des crises internationales, ou encore la surveillance des proliférations.
Si un État masse des troupes à la frontière de son voisin, ou bien si une population connaît un déplacement brutal et massif, la crise n’est pas loin et il vaut mieux s’en rendre compte avant qu’elle ne se confirme pour tenter de la prévenir ou en tout cas l’anticiper. Si un autre État, un État » voyou » dirait l’administration américaine, développe des missiles balistiques capables d’emporter des charges nucléaires, chimiques ou bactériologiques, là aussi le danger menace et il vaut mieux le savoir. Et il vaut mieux le savoir par soi-même, ce genre d’information de valeur stratégique ne se partageant pas forcément et pouvant même se prêter à manipulation de la part de celui qui a les moyens d’affirmer quelque chose sur la scène internationale sans que les autres ne puissent vérifier. L’autonomie d’appréciation des situations est essentielle, car elle conditionne l’autonomie de décision.
C’est aussi ensuite, à des fins opératives : les opérations extérieures, menées le plus souvent en coalition internationale, se sont multipliées lors de la dernière décennie, au Moyen-Orient, en Asie du Sud-Est, en Afrique noire et bien sûr, plus récemment, en Europe dans les Balkans. À chaque intervention, des troupes sont déployées sur un théâtre d’opérations inconnu, éloigné de leur base arrière et le plus souvent déjà ravagé par les conflits locaux qui ont fortement endommagé ses infrastructures : il faut donc, très vite, pouvoir reconnaître et cartographier ce théâtre, communiquer entre les différentes unités projetées ainsi qu’avec les commandements et les autorités restés en métropole, et se localiser avec précision au fur et à mesure des mouvements réalisés.
Le satellite Hélios. © DICOD
Finalement, que ce soit à des fins stratégiques ou opératives, ce sont tous les systèmes de forces du modèle d’armée 2015 en cours de développement, qui requièrent la maîtrise de l’information, qu’il s’agisse de la dissuasion nucléaire, de la projection des forces sur un théâtre d’opérations éloigné, de la frappe dans la profondeur d’un territoire hostile, et bien sûr du système de commandement, de communication et de renseignement, dont c’est la vocation même que d’assurer la maîtrise de l’information.
Un outil privilégié et essentiel
Les satellites ont de nombreux atouts pour apporter une contribution essentielle à cette nécessaire maîtrise de l’information.
Leur couverture est vaste, elle est globale s’ils sont placés en orbite polaire à quelques centaines de kilomètres d’altitude, ou bien elle est régionale, mais à l’échelle d’un tiers du globe, s’ils sont fixes par rapport à la Terre, en orbite géostationnaire à 36 000 km d’altitude au-dessus de l’Équateur. Leur disponibilité est permanente (s’ils sont en orbite géostationnaire), ou en tout cas répétitive, typiquement une ou deux fois par jour, pour ceux qui sont en orbite basse, et leur durée de vie en orbite est de plusieurs années, disons de cinq à quinze ans suivant les satellites. Leur discrétion est absolue, leur droit de survol est internationalement reconnu et ne fait l’objet d’aucune restriction. Enfin, ils disposent d’une grande souplesse de réaction et d’une large autonomie, commandés qu’ils sont, la plupart du temps, depuis le territoire national de l’État à qui ils appartiennent.
Bien entendu, il ne s’agit pas de dire que le satellite peut et doit tout faire pour répondre aux besoins d’observation, d’écoute, de communication ou encore de localisation. Les satellites ont aussi leurs limites : il faut d’abord les équiper de l’ensemble des instruments nécessaires pour assurer la pleine disponibilité de leur fonction. Par exemple, pour l’observation, un télescope optique permet la vision de jour et par temps clair, mais il faut un radar pour voir de nuit et à travers les nuages. Il faut donc d’abord disposer sur satellites d’un ensemble de capteurs différents et complémentaires.
Ensuite, la mécanique orbitale a ses contraintes, et l’orbite d’un satellite est généralement fixée une fois pour toutes. Si l’on veut encore plus de réactivité et de souplesse d’emploi d’un capteur d’observation, particulièrement sur un théâtre d’opérations où la situation peut évoluer très vite, il faut faire appel en complément à des moyens aéroportés, avions ou drones, qui peuvent décoller à la demande pour des missions de courte durée. Il s’agit ici de la complémentarité des porteurs.
Dans le domaine des télécommunications aussi, le satellite ne fait pas tout, et des réseaux d’infrastructure terrestres sont utilisés en métropole, mais aussi au sein d’une force extérieure projetée, le satellite servant alors de liaison permanente entre les deux sites.
Les faiblesses et les possibilités de l’Europe
Une analogie suffit à résumer la situation européenne dans le domaine spatial militaire : le » space gap » qui existe et se creuse entre les capacités européennes et celles des États-Unis. Les conflits du Golfe et plus récemment du Kosovo l’ont parfaitement montré, les plus hautes autorités des grands États européens disent à l’envi en avoir pris conscience, et pourtant le budget spatial militaire européen (moins d’un milliard d’euros par an) est quinze fois plus faible que son homologue américain !
L’Europe dispose en orbite de quelques satellites et charges utiles militaires, les États-Unis d’une centaine ! Et alors que l’Europe se contente de quelques satellites d’observation et de télécommunications, les États-Unis disposent depuis longtemps de la panoplie complète des moyens spatiaux d’information, avec en outre des capacités d’écoute électronique (l’interception des communications et des signaux radars), d’alerte avancée (la détection des tirs de missiles balistiques) et de surveillance des satellites en orbite. Et certains disent même désormais vouloir se doter de moyens offensifs de guerre dans l’espace !
Des ressources budgétaires suffisantes
La première raison de cette écart de capacité, c’est bien sûr d’abord la faiblesse des ressources budgétaires que les États européens consacrent aux programmes spatiaux militaires. Parmi ceux-ci, la France est certes le pays où l’effort est le plus significatif (ce qui lui permet de représenter de l’ordre de trois quarts du budget spatial militaire européen), mais son budget annuel stagne autour de 2 milliards de francs (soit 3 % seulement du budget d’équipement des Armées) depuis le début des années 1990. Il faudra pourtant bien se donner les moyens de ses ambitions ! Comment l’Europe pourra-t-elle se doter d’une capacité propre de défense et de sécurité, comment pourra-t-elle projeter par elle-même 60 000 hommes sur un théâtre d’opérations éloigné, sans disposer de capacités spatiales militaires suffisantes ?
Il est vrai aussi que les systèmes spatiaux militaires sont de coût élevé, et qu’il faut tout faire pour diminuer ce coût pour le budget de la Défense. Il y a plusieurs façons de faire : réduire le coût des systèmes, et le partager, avec les civils, et entre Européens.
Des solutions techniques moins chères
Réduire le coût des systèmes spatiaux militaires, c’est bénéficier au plus vite de l’évolution technologique qui, en Europe, est tirée par les programmes spatiaux civils et commerciaux, et qui, par exemple, aujourd’hui permet d’assurer les mêmes fonctions avec un satellite de masse plus faible, donc moins cher, que son prédécesseur. Le CNES a montré l’exemple dans cette voie avec le petit satellite d’altimétrie océanique Jason, réalisé pour un coût trois fois moindre que son prédécesseur Topex-Poséidon, et l’Agence française de l’espace a également engagé la même démarche en observation de la Terre avec le programme Pléiades. Il faut poursuivre et accélérer cette évolution, qui demande toutefois que l’on consacre les ressources nécessaires en amont à la miniaturisation des technologies nécessaires.
La dualité civilo-militaire
Une autre manière de réduire les coûts des capacités spatiales militaires, c’est de bénéficier au maximum des synergies possibles avec les programmes spatiaux civils. En effet, l’Espace est un milieu dual par excellence, les mêmes techniques, les mêmes technologies peuvent à la fois servir à répondre à des besoins civils ou militaires, même si bien entendu des exigences militaires spécifiques demeurent.
Le lanceur Ariane. © DICOD
Il est donc possible pour la Défense d’utiliser, pour satisfaire au moins une partie de ses besoins, les systèmes spatiaux civils ou commerciaux, surtout lorsque ceux-ci bénéficient d’une dynamique propre de développement, comme c’est le cas des télécommunications par satellites.
Il est également possible de faire converger vers un système dual unique et partagé entre les différents utilisateurs les programmes spatiaux civils et militaires d’un même domaine : c’est la démarche engagée pour le programme de satellites d’observation Pléiades, déjà évoqué pour sa dimension de rupture technologique.
Dans un autre domaine, celui de la localisation par satellites, la Défense pourra bénéficier pour le guidage et la localisation de ses systèmes d’armes de la constellation européenne de satellites de navigation Galileo : ce programme, dont l’enjeu stratégique pour l’Europe a été maintes fois affirmé, y compris au plus haut niveau des chefs d’État et de Gouvernement européens, doit en effet venir compléter la constellation américaine de satellites militaires GPS, et procurer à l’Europe l’autonomie nécessaire dans un domaine aux applications sociétales et économiques multiples.
L’utilisation de ces systèmes spatiaux civils peut finalement permettre à la Défense de limiter au strict minimum le noyau dur de moyens propres qui lui sont nécessaires pour répondre à la spécificité de certains de ses besoins, qu’il s’agisse de la protection et de la confidentialité de ses communications, ou encore de l’extrême finesse requise pour ses moyens d’observation.
La coopération européenne
Enfin, le partage des coûts des systèmes spatiaux de défense passe par la coopération européenne, comme ce fut le cas dans le programme de satellites d’observation militaire Hélios I, réalisé par la France (à hauteur d’environ 80 %) en coopération avec l’Italie et l’Espagne (les 20 % restants, à eux deux).
Au-delà de son impérative nécessité pour répondre aux besoins de la guerre de l’information, le développement du programme spatial militaire peut être aussi un formidable contributeur à la coopération européenne de sécurité et de défense. Parce que les satellites sont des outils globaux, utilisés à l’échelle du monde, parce qu’ils représentent un champ nouveau de développement des capacités militaires, parce que la coopération européenne est déjà la règle dans le domaine spatial civil, c’est bien au niveau de l’Europe que le programme spatial militaire doit et pourra se développer.
Pourtant, il a fallu attendre presque dix ans dans le déroulement du développement par la France de la deuxième génération de satellites optiques Hélios II, pour voir des pays européens rejoindre le programme. Et l’Allemagne devrait développer de son côté un programme de satellites militaires radar Sar Luppe, tandis qu’une telle capacité est déjà prévue au titre de la coopération franco-italienne duale prévue autour du programme Pléiades.
En télécommunications, après le retrait des Britanniques et l’incertitude allemande dans un projet de coopération à trois, la France doit développer seule le satellite de troisième génération Syracuse III pour assurer à temps, en 2003, la continuité du service offert à ses forces.
On le voit, le constat parle de lui-même, la coopération bi ou trilatérale n’est hélas souvent que la juxtaposition voire le conflit des différents intérêts nationaux, qu’ils soient politiques, militaires ou industriels, et leur convergence n’est pas chose aisée.
Ceci étant, si, de ce fait, les programmes nationaux se multiplient, à condition qu’ils soient complémentaires, interopérables et d’une certaine manière mis en commun, on pourra dire tant mieux, les capacités spatiales européennes croîtront de ce fait.
C’est, semble-t-il, la démarche adoptée par l’Allemagne et la France avec la mise en commun des capacités qui seront apportées par les satellites Sar Luppe et Hélios II.
Mais les insuffisances budgétaires dans les différents pays européens laisseront-elles se développer suffisamment une telle politique d’échange et de mise en commun de systèmes réalisés d’abord à l’échelon national ? Ne faut-il pas aussi chercher et promouvoir à moyen terme un cadre institutionnel intégré, plus favorable avec sa dynamique propre au développement du programme spatial militaire européen ?
Dans le domaine spatial civil, l’intérêt de l’organisation constituée par l’Agence spatiale européenne (l’ESA, European Space Agency) est reconnu, avec les succès du lanceur Ariane, lequel procure à l’Europe l’autonomie d’accès à l’espace, condition sine qua non du développement de son programme spatial civil et militaire, ou encore un programme de satellites scientifiques aux résultats unanimement reconnus, le tout pour un budget cinq fois moindre que celui de son homologue américain, la Nasa. L’ESA est d’ailleurs elle-même engagée dans un processus de rapprochement avec l’Union européenne, déjà concrétisé par un document de stratégie spatiale commune publié en novembre 2000, tandis que, du côté militaire, l’UEO, organisme qui fut précurseur dans le domaine spatial militaire européen avec son centre d’exploitation d’imagerie satellitaire de Torrejon (Espagne), a été intégrée à l’UE, laquelle veut précisément développer l’identité européenne de sécurité et de défense.
Alors, à terme, le développement du programme spatial militaire européen ne pourrait-il pas se faire dans un cadre intergouvernemental à créer entre l’UE et l’ESA ?
Un rapport commandité par l’ESA en 2000 à trois éminentes personnalités européennes l’a déjà recommandé, même si des obstacles sérieux restent bien sûr à franchir si l’on veut prendre cette voie, en particulier les réticences de certains États membres, à l’ESA, mais aussi à l’UE, à traiter des questions de défense. Mais, chacun le sait bien, l’Europe ne se construit que pas à pas, et il y faut beaucoup de détermination…