Des scénarios de transition énergétique pour un monde en évolution rapide
La construction de scénarios est une démarche indispensable pour trouver les voies et moyens d’atteindre les objectifs d’évolution énergétique. Ils ont un rôle essentiel dans la lutte contre le réchauffement climatique. C’est pourquoi des travaux sur ce sujet entrent dans le cadre de Trend‑X.
En fonction des contextes et du pays, la transition énergétique se décline selon des priorités différentes. En Europe, le paquet climat de 2009, introduisant les objectifs d’augmentation de 20 % d’efficacité énergétique, diminution de 20 % des gaz à effet de serre et 20 % de sources énergétiques renouvelables dans la consommation finale d’énergie, à l’horizon 2020, lie la transition énergétique à ces transformations du mix énergétique et électrique en particulier. La logique de substitution des sources fossiles pour la production d’électricité est le pilier de la transition énergétique européenne, qui a récemment renforcé ces objectifs pour atteindre 27 % d’énergie renouvelable dans la consommation finale à l’horizon 2020.
REPÈRES
La notion de transition énergétique n’est pas nouvelle. Ce concept est apparu suite aux chocs pétroliers, et déjà à l’époque la question de la diversification du mix énergétique était posée. Après le contrechoc pétrolier, la transition énergétique est redevenue centrale dans les années 2000 avec la remontée des prix des énergies et la prise de conscience de la question climatique.
Un indispensable exercice de prospective
Les études sur la transition énergétique sont souvent caractérisées par la construction de scénarios de long terme. Il s’agit d’un exercice de prospective et non pas de prévision, qui se réfère au court terme. La prospective permet d’explorer le futur à partir de la connaissance du présent et du passé dans le but d’examiner les évolutions possibles en fonction des décisions prises et des actions réalisées. Les modèles de prospective permettent d’évaluer une représentation de l’ensemble du système énergétique, tenant compte ou non des secteurs qui lui sont directement liés. À l’aide de ces modèles, il est possible d’étudier différentes questions relatives aux externalités du système, telles que les émissions de gaz à effet de serre, les objectifs de limitation d’augmentation de température, etc.
Une large panoplie d’outils
Les recours aux scénarios s’expliquent car, une fois adopté un objectif de long terme, différentes évolutions du système économique au sens large peuvent permettre d’atteindre le point final. Dans ce sens, l’approche la plus connue est celle du Giec. Pour atteindre la cible des 2 °C, il reste à déterminer à quel niveau et comment il faut réduire les émissions de gaz à effet de serre pour atteindre cet objectif, à quel point et comment s’adapter à ce niveau de changement climatique, et quels pays, secteurs et populations subiront le plus de dommages climatiques. Ainsi, à partir des années 2010, les scénarios du Giec combinent des simulations de modèles climatiques, des analyses d’impact (atténuation et adaptation au changement climatique), des trajectoires socio-économiques qui déterminent la production de gaz à effet de serre, et des trajectoires de concentration représentatives telles que forçage radiatif, concentration, usage des sols (pour plus de détails, voir O’Neill et al., 2015).
“La logique de substitution des sources fossiles
pour la production d’électricité est le pilier de la transition énergétique européenne”
Éclairer les décideurs
Dans le cadre de la transition énergétique, les scénarios prospectifs qui en particulier décrivent le futur du secteur électrique doivent éclairer les décideurs publics ou les investisseurs privés sur trois défis : décarboner et réduire les émissions de CO2 ; renforcer la sécurité d’approvisionnement et la continuité de la fourniture ; organiser un système électrique efficace et rentable.
Selon les estimations de l’Agence internationale de l’énergie, pour limiter le réchauffement climatique à 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels, le secteur électrique mondial doit parvenir à des émissions de CO2 nettes nulles d’ici 2060 au moyen d’une production électrique issue à 74 % des énergies renouvelables. Nous assistons à un véritable foisonnement de scénarios, au niveau mondial, au niveau national et aussi plus décentralisé. En France, les scénarios élaborés par RTE dans le bilan prévisionnel 2017 intègrent la limitation à 50 % de la part du nucléaire dans le mix énergétique national au plus tard en 2035. Cette réduction doit être compensée par une augmentation de la puissance installée éolienne entre 197 % et 469 % et solaire entre 254 % et 609 % (par rapport à 2016). Dans ces conditions de croissance rapide et massive de la production renouvelable intermittente, il est essentiel que les chercheurs dans le domaine de l’énergie se saisissent de la question d’optimisation du mix énergétique au niveau national aussi bien qu’au niveau européen, afin que cette transformation majeure puisse se réaliser au moindre coût pour le consommateur et sans mettre en péril la stabilité du réseau et la sécurité d’approvisionnement.
Énergies renouvelables et transition énergétique : le cas de l’Italie
Dans des travaux conduits dans le cadre de Trend‑X, les chercheurs abordent la question d’optimisation du mix énergétique en Italie. Les chercheurs du LMD, du LIX et du Crest ont utilisé un cadre d’analyse particulier pour décrire le futur mix énergétique : le repowering. L’étude réalisée part de l’hypothèse de pouvoir redéployer la production éolienne et photovoltaïque existante. La construction des scénarios prospectifs se réfère donc aux méthodes d’optimisation mathématique, soit la théorie du portefeuille de Markowitz.
Le travail se concentre sur le cas de l’Italie, qui peut être considérée comme un pays pionnier dans le soutien et le déploiement des énergies renouvelables, au même titre que le Danemark, l’Allemagne, la Californie. L’Italie est un « bon élève » européen en termes de pénétration renouvelable puisque ce pays a atteint son objectif de 17 % d’électricité renouvelable en 2020 avec six années d’avance. Grâce à une politique de subvention très active, les investissements en puissance éolienne et photovoltaïque ont atteint 1 GW de capacité cumulée dans la période 2010–2013, soit l’horizon temporel de l’étude réalisée dans le cadre de Trend‑X.
La spécificité de l’étude est l’approche réunissant à la fois des données climatiques sur la disponibilité des ressources naturelles, telles que le vent et l’irradiation solaire ; la description économique de la consommation sur la base des données du marché électrique ; l’optimisation sous différents scénarios de déploiement des énergies renouvelables. Certes, cet exercice de prospective peut négliger ou mal évaluer les incertitudes fortes qui peuvent affecter les systèmes énergétiques, en matière de changement des technologies, des politiques énergétique et climatique, des besoins d’énergie à long terme, mais il reste une référence utile pour décrire les enjeux d’un mix énergétique où la composante renouvelable est destinée à croître.
Optimiser les investissements
La théorie de Markowitz vise à déterminer la composition optimale d’un portefeuille d’actions, pour un investisseur qui cherche à maximiser la performance de ses actifs tout en limitant le risque, ou bien minimiser le risque en fournissant un niveau de performance minimal. La performance est mesurée par l’espérance du rendement et le risque est représenté par la notion mathématique de variance. Puisque les investisseurs différents ne tolèrent pas le risque de la même manière, le portefeuille optimal n’est pas unique : en faisant varier la limite du risque on obtient une courbe dans le plan risque-rendement, courbe appelée frontière efficiente.
Chaque investisseur choisira un portefeuille sur la courbe qui correspond à son appétit pour le risque, mais un investisseur rationnel ne choisira jamais un portefeuille dont le point risque-rendement est en dessous de la frontière efficiente. Dans le travail conduit dans Trend‑X, la théorie de Markowitz est utilisée pour optimiser un portefeuille d’actifs éoliens et solaires. Sans descendre au niveau des centrales individuelles, les actifs représentent la puissance installée dans une région électrique italienne. La performance correspond alors à la pénétration de l’énergie en question, c’est-à-dire le pourcentage de la consommation couvert par l’énergie, et le risque est donné, comme dans la théorie de Markowitz, par la variance de la pénétration. Une pénétration trop variable nécessite en effet de maintenir en réserve une puissance conventionnelle élevée, ce qui est à la fois coûteux et nocif pour l’environnement. L’optimisation est déclinée selon trois stratégies différentes : l’optimisation globale considère que l’énergie produite dans une région peut être acheminée sans limitation dans toute autre région ; l’optimisation régionale prend en compte les contraintes du réseau de transport, alors que l’optimisation de la rentabilité maximise le gain du producteur. Pour chaque stratégie, les différentes configurations optimales peuvent être lues directement sur la frontière efficiente : par exemple, le scénario de diversification minimise le risque, alors que le scénario de pénétration correspond à la pénétration maximale possible. Les résultats d’optimisation, effectuée par les chercheurs du laboratoire LIX au sein du Trend‑X, donnent la répartition optimale de la production électrique renouvelable entre les différentes régions de l’Italie. À titre d’exemple, le graphique suivant illustre la configuration de la pénétration maximale des énergies éoliennes et solaires et celle du risque minimum, comparées avec le mix énergétique existant.
Le résultat de l’optimisation préconise une répartition plus uniforme de la puissance éolienne sur l’ensemble du pays et une installation massive de la puissance photovoltaïque dans les régions du Sud où la ressource est plus abondante. Le mix existant de 30 % d’énergie éolienne et 70 % d’énergie photovoltaïque est cohérent avec les résultats de la simulation. Cependant la répartition spatiale des moyens de production est en décalage considérable avec la configuration actuelle qui résulte des subventions massives pour la puissance photovoltaïque qui ont été largement exploitées dans les régions du Nord.
“Nous assistons à un véritable foisonnement
de scénarios, au niveau mondial”
Une démarche à poursuivre et élargir
Les scénarios de développement de la filière énergétique permettant d’atteindre des objectifs fixés de pénétration renouvelable ou de réduction des gaz à effet de serre sont un élément clé de la stratégie de lutte contre le changement climatique. Ces scénarios, basés sur les modèles climatiques régionaux, doivent descendre aux niveaux de granularité spatiale et temporelle très fins, tenir compte de la dynamique économique comme de celle du climat, et couvrir l’ensemble de l’industrie énergétique (énergie nucléaire, autre renouvelable et fossile) ainsi que les mécanismes du marché. Le travail conduit dans le cadre de Trend‑X n’est qu’un premier pas dans cette direction. Au-delà de l’optimalité mathématique d’un scénario produit par le modèle, une question clé est la résilience du résultat par rapport à l’incertitude des hypothèses sous-jacentes qu’elles soient technologiques, climatiques ou réglementaires. Ces travaux seront poursuivis à la fois dans Trend‑X, où on vise l’extension du modèle au cadre européen, et à l’ensemble des énergies, et au-delà par plusieurs équipes de chercheurs en Europe et dans le monde travaillant sur ces sujets. L’accessibilité croissante des données du secteur d’énergie en quantité toujours plus grande, les modèles climatiques toujours plus précis et les ordinateurs toujours plus puissants améliorent sans cesse notre compréhension des évolutions futures de la filière énergétique et nous donnent les moyens pour faire face à ce défi clé du xxie siècle qui est la transition vers l’énergie propre et sans émission de carbone.
Simulation et optimisation
En plus de l’approche de back-casting (Percebois, 2012) qui privilégie un ou plusieurs objectifs à atteindre et propose des trajectoires pour y parvenir, la prospective énergétique peut utiliser des scénarios de simulation à partir de modèles mathématiques qui assurent une cohérence technico-économique des choix (modèles d’équilibre général ou d’équilibre partiel) ; ou des scénarios d’optimisation qui permettent de tracer des trajectoires en fonction de critères retenus (coûts que l’on cherche à minimiser, taux d’indépendance énergétique que l’on cherche à maximiser, taux de défaillance à minimiser).
Pour en savoir plus
De Perthuis (C.), Solier (B.), « La transition énergétique face au tempo de l’horloge climatique », Informations et Débats, chaire Économie du climat, 2018.
O’Neill (Brian C.), Kriegler (Elmar), Riahi (Keywan), Ebi (Kristie L.), Hallegatte (Stephane), Carter (Timothy R.), Van Vuuren (Detlef P.), 2014, « A new scenario framework for climate change research : The concept of shared socioeconomic pathways », Climatic Change 122 (3): 387–400.
Percebois (J.), Énergies 2050, Rapports et Documents, 2012, Centre d’analyse stratégique, Paris.