Des statistiques démographiques à la dérive ?
Depuis plusieurs années, les chiffres du mouvement démographique sont entachés d’insuffisances manifestes, conduisant parfois à des interprétations évidemment erronées. Une nouvelle méthode de recensement a été mise en place sans expérimentation préalable. Les modalités de collecte et d’interprétation sur lesquelles elle repose comportent d’importants biais qui créent des doutes sur la fiabilité des résultats obtenus. Une évaluation approfondie des nouveaux outils statistiques et une confrontation aux pratiques des autres pays européens paraissent indispensables.
REPÈRES
En 1822, une ordonnance royale institue une périodicité quinquennale des recensements toutes les années terminées par 1 et par 6. Pendant plus d’un siècle, cette règle est scrupuleusement respectée, avec seulement deux modifications contraintes par des situations de guerres : en 1871, le recensement est reporté à 1872 et, en 1916, il ne peut être organisé. Ajoutons que, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, donc bien avant le recours aux technologies informatiques, la publication des résultats respectait des délais satisfaisants, parfois moins longs que dans les décennies récentes.
La France n’organise plus de recensement traditionnel
Depuis 1945, une dérive se produit dans les campagnes de recensement ; la périodicité de cinq ans n’est plus respectée et les délais s’allongent de plus en plus, jusqu’à neuf années pour la dernière période intercensitaire 1990–1999. Cette dérive, s’accompagnant de la perte de savoir-faire à tous les niveaux de l’organisation du recensement, explique en partie les résultats de moins bonne qualité du dernier recensement. Ainsi, pour le total des neuf années de 1990 à 1999, le solde migratoire officiel pour la France métropolitaine est de seulement 40 059, résultat obtenu par fermeture d’un compte et qui ne peut être corroboré par aucune approche scientifique et sans doute le dixième de la réalité.
Trois soldes démographiques
Méconnaissant les » disparus » du recensement de 1999, l’Insee a appliqué en 1999 un ajustement statistique négatif pour chacune des années de la période 1990–1998. Puis l’Insee a réintroduit un nouvel ajustement, de sens opposé, pour la période 1999–2003. La méthode employée n’ayant pas fait l’objet d’un descriptif scientifique étayé et nettement mis en avant, elle reste singulière. Pendant trois ans consécutifs, la France a donc été une exception mondiale en annonçant des résultats démographiques dépendant de trois soldes, le solde naturel, le solde migratoire et… l’ajustement statistique.
En effet, à partir des chiffres mêmes de l’Institut national de la statistique et des études économiques, nos recherches ont mis en évidence 480 000 personnes que nous avons appelées les » disparus du recensement « , dont l’absence dans le décompte officiel de la population de la France métropolitaine ne peut venir que d’une sous-estimation du solde migratoire puisqu’en France l’état civil est bien tenu.
Des disparitions inexpliquées
Une nouvelle recherche nous a montré que la répartition géographique des » disparus du recensement » en donnait 200 000 pour la seule région Île-de-France en raison, bien entendu, de son rôle primatial dans l’immigration étrangère. Ce résultat a une grande importance au regard de l’aménagement du territoire : en effet, les résultats officiels du recensement de 1999 laissent penser que la croissance démographique de l’Île-de-France a été moindre que la moyenne nationale dans les années 1990 et donc que les politiques de décentralisation ont été couronnées de succès. Mais la correction effectuée, c’est l’inverse qui est vrai : la population de l’Île-de-France s’est à nouveau accrue dans les années 1990 plus intensément que la moyenne nationale, même sans prendre en compte l’installation de Franciliens dans l’Oise, l’Eure, l’Eure-et-Loir ou dans le Sénonais au nord de l’Yonne.
Les difficultés du recensement dit » rénové »
La question de la mise en place d’un » recensement rénové » conduit aussi à s’interroger. Désormais, après deux siècles de pratique, la France n’organise plus de » recensement traditionnel « , au cours duquel chaque habitant du territoire français était, au même jour de référence, décompté à l’endroit où il résidait et invité à répondre à quelques questions simples : âge, sexe, lieu de naissance, état matrimonial, nationalité, profession, lieu habituel de résidence…
Une collecte de données inédite
1. Contrairement aux recensements traditionnels où la population de toutes les communes était concernée en même temps par l’opération de recensement et où une communication pouvait aisément sensibiliser l’opinion à l’importance de l’opération, le recensement tournant dans les communes de 10 000 habitants ou moins et les enquêtes » à 8 % » dans les communes de plus de 10 000 habitants sont difficiles à expliquer.
2. En conséquence, les taux de non-réponse peuvent être élevés, jusqu’à 25 % dans certains quartiers, et surtout variables selon les années.
Pour pallier cette difficulté, des » fiches de logements non enquêtés » (FLNE) se substituant à des bulletins individuels non remplis ont été mises en place, mais leur nombre est variable selon les communes, les années, et elles conduisent à des informations incomplètes sur les caractéristiques démographiques des personnes.
3. Le répertoire servant à préciser la part de la population enquêtée chaque année peut être d’une qualité variable selon les communes et selon les années.
En application de la loi sur la démocratie de proximité de 2002, dans le cadre d’une loi » paquet « , portant donc sur des thèmes variés, ce qui est appelé recensement » rénové « , mais qui n’est plus un recensement, au sens originel du terme, est désormais étalé sur cinq années.
Depuis la mise en oeuvre commencée en 2004 de cette loi, la totalité de la population des communes de 10 000 habitants ou moins est recensée sur cinq années successives, à raison de 20 % de ces communes chaque année. Dans les communes de plus de 10 000 habitants, une enquête de recensement est organisée chaque année : elle concerne environ 8 % de la population, ou plutôt 8 % des logements triés à partir d’un fichier intitulé » répertoire des immeubles localisés « … Dans les deux types de communes, comme auparavant, le maire est en charge des opérations de recensement en recrutant des agents recenseurs.
Pour les communautés (établissements de santé de moyen ou de long séjour, maisons de retraite, communautés religieuses, casernes ou camps militaires, établissements hébergeant des élèves ou des étudiants, établissements pénitentiaires…), le recensement est effectué directement par l’Insee.
La population de la France, comme celle des collectivités territoriales, est évaluée pour l’année médiane de chaque période quinquennale, donc 2006 pour la première période quinquennale 2004–2008, 2007 pour la deuxième période quinquennale 2005–2009, chaque fois avec évidemment plus de deux années de décalage entre l’année médiane et la date de diffusion des premiers résultats.
Ce » recensement rénové « , qui a été mis en place sans la moindre expérimentation préalable, comporte d’importants biais qui conduisent à s’interroger sur ce que sera la fiabilité des résultats. Ces biais sont de deux natures, les premiers liés au système de collecte (voir encadré), les seconds à l’élaboration des résultats.
Quelques questions
Quel rapport y a‑t-il entre l’immigration et tous les différents biais dont vous venez de parler ?
La mortalité et la natalité sont très correctement observées, y compris dans la population immigrée, mais les » oubliés du recensement de 1999 » sont essentiellement des adultes, urbains et/ou immigrés. Il convient de noter que plusieurs pays européens, comme l’Espagne, ont une bonne connaissance de l’immigration clandestine grâce aux registres des communes où les « clandestins » doivent s’inscrire pour bénéficier du système d’assurance-maladie ou pouvoir scolariser leurs enfants.
Quel est le prix d’un recensement exhaustif, que peut-on améliorer ?
Le prix du recensement exhaustif était pour le budget de l’État, donc non compris les engagements de communes, de l’ordre du milliard de francs et le recensement rénové s’est fixé pour objectif de rester dans le même ordre de grandeur, soit environ 35 millions d’euros par an, puisque l’argument en faveur de ce dernier était d’étaler les dépenses sur cinq ans au lieu de les concentrer sur une seule année… Quant aux améliorations possibles, il convient de se reporter au rapport rédigé pour le Conseil économique et social et qui a été voté à l’unanimité, sans aucune abstention. Un recensement exhaustif et quinquennal, avec des questions simplifiées, apparaît souhaitable. Ainsi, il est parfaitement inutile de demander à chacun ses » niveaux de diplômes » car cette question fait l’objet d’une forte tentation » d’enjolivement « .
Il n’y a pas de registres municipaux en France, mais n’y en a‑t-il pas ailleurs en Europe ?
Oui, bien sûr, il existe des registres municipaux dans 20 pays sur les 27 de l’Union européenne, donc des pays aussi démocratiques que les Pays-Bas ou les pays scandinaves.
Cependant cette idée provoque en France des réactions idéologiques en raison du poids de l’Histoire. Il faut donc faire preuve de beaucoup de pédagogie, rappeler aussi qu’aux États-Unis le recensement périodique est constitutionnel, et donc un pilier de la démocratie. En effet, comment répartir équitablement les représentants du peuple si l’on ne sait pas comment le peuple est réparti ? Comment conduire une politique efficace de la ville sans connaître les caractéristiques démographiques de la population concernée et son évolution ?
J’ai fait l’objet d’un sondage du recensement et j’ai trouvé les questions bien compliquées. De plus les agents recenseurs ne reviennent pas collecter les réponses, il faut aller les rendre personnellement à la mairie !
Effectivement, il faut réfléchir à alléger le questionnaire de certaines questions difficilement exploitables qui alourdissent le recensement et son budget.
Le budget versé aux communes pour le recensement est-il suffisant ?
L’Insee ne donne aux communes qu’environ 45 % de ce qu’elles dépensent pour le recensement – d’où un nouveau biais en fonction des possibilités des différentes communes. Par ailleurs, dans ce contexte de recensement doublement éclaté, dans l’espace et dans le temps, les communes de 5 000 à 10 000 habitants éprouvent de grandes difficultés à recruter des agents recenseurs.
Le » recensement rénové » serait-il dû à des raisons idéologiques ?
La réponse officielle est toujours la même : ce recensement rénové permet de lisser un budget, auparavant périodique, sur plusieurs années.
Le changement du mode de recensement n’est-il pas tout simplement dû au fait que l’Insee ne veut pas » perdre la face » en n’osant pas envoyer des agents recenseurs dans les cités de non-droit ?
Non, puisque ce n’est pas l’Insee qui » envoie » les agents recenseurs, mais le maire, l’idéal étant que les agents recenseurs connaissent bien la géographie du quartier dont ils ont la charge, ce qui est en général possible. Il faut rappeler qu’un recensement est un art avant tout d’exécution.
Des résultats difficiles à utiliser
Concernant l’élaboration des résultats, différents problèmes se posent, à commencer par l’appréhension difficile des doubles comptes, puisque tout le monde n’est pas recensé en même temps.
Compte tenu de l’importance des migrations internes et internationales, une personne peut même être recensée plusieurs fois dans la même période quinquennale et donc servir plusieurs fois pour le même échantillon. Le calcul des extrapolations, à partir des deux années précédant l’année médiane, et des interpolations, pour les deux années suivant l’année médiane, afin de ramener les chiffres à l’année médiane s’effectue pour les ménages sur des bases dont la qualité n’est pas certaine et peut varier selon les années.
Une mise en place sans expérimentation préalable
Il est même impossible d’extrapoler ou d’interpoler pour les caractéristiques démographiques des communautés, faute de bases permettant de le faire.
Pour les intercommunalités, on peut s’interroger sur les résultats additionnant des communes ayant fait l’objet de deux méthodes différentes de recensement. La valeur des indicateurs statistiques infracommunaux se pose également puisque les communes de plus de 10 000 habitants enquêtent, sur une période quinquennale, sur au plus 40 % de leur population. Plus on s’intéresse à un quartier réduit et moins la loi des grands nombres peut s’exercer pour fonder la représentativité de l’échantillon de l’enquête.
Par ailleurs, concernant la population des communes de plus de 10 000 habitants, les données issues des enquêtes du recensement » rénové » mises en oeuvre depuis 2004 ne sont pas comparables avec les données du dernier recensement exhaustif de 1999, en raison même du changement de méthode.
Dans les évolutions postérieures à 1999, par rapport à celles de la période intercensitaire précédente, des incohérences apparaissent. Des communes en déclin démographique depuis plusieurs décennies connaissent, sans explication apparente, une forte hausse de leur population, que l’évolution du nombre de logements ne saurait expliquer, d’autant que la France connaît une diminution du nombre de personnes par ménage.
Il est temps d’en faire un audit complet
En conséquence, nous avons tenté, pour la population des grandes communes dont le recensement s’effectue uniquement par enquête, d’élaborer une méthode d’ajustement, qui a fait l’objet d’une présentation à la Commission nationale d’évaluation du recensement instaurée par la loi de 2002.
En outre, l’Insee a donné des estimations de populations en 2005 (au 1er janvier 2004), 2006 (au 1er juillet 2004) et 2007 (au 1er janvier 2005) pour certaines grandes communes avec des écarts très supérieurs à ceux annoncés, qui devaient être de 1 % au maximum. Or, cet écart est supérieur à 3 % pour onze communes. Par exemple, il est de 4,6 % pour Chambéry.
Autre exemple singulier, au 1er janvier 2004, la commune de Marseille est annoncée à la baisse (795 600 habitants), puis, au 1er janvier 2005, est donnée en hausse de plus de 20 000 personnes (820 900 habitants), l’espace d’un an étant trop court pour expliquer une telle différence. De tels écarts interrogent sur la fiabilité de la méthode de recensement » rénové « , ce qui nous conduit à conclure au besoin impératif de nouveaux outils d’évaluation.
À l’heure où les collectivités territoriales ont besoin de statistiques de plus en plus détaillées pour leur politique d’aménagement et de développement durable du territoire, à l’heure où la France doit devenir capable de répondre au règlement européen de juillet 2007 visant à harmoniser les statistiques européennes relatives aux migrations, la statistique géodémographique française a un besoin impératif de progresser. Il est temps d’en effectuer un audit complet, conforme au code des bonnes pratiques de la statistique européenne, de réfléchir aux propositions que le Conseil économique et social avait votées à l’unanimité lors de la décennie précédente et de mettre en place les propositions d’amélioration statistique de la Commission Mazeaud, votées également à l’unanimité, dont l’instauration de registres municipaux qui existent en Alsace-Moselle, héritage de la période 1870–1918, et connaissant déjà, dans une certaine mesure, une application partielle pour les personnes âgées en raison des textes sur la prévention de la canicule et, surtout, pour la connaissance des résidents de l’Union européenne.
Cet article est extrait d’un exposé présenté le 19 mars 2008 au Groupe X‑Démographie-économie-population.