Des territoires métropolitains bien desservis pour soutenir la croissance
Le territoire m’habite de longue date : premier plan de circulation à Rouen avec réservation aux piétons du cœur historique de la ville, extension de cette pratique à une centaine d’agglomérations françaises, étude approfondie des relations entre urbanisme et transport, lancement de l’opération » bison futé » puis de la » chasse au gaspi » au moment du deuxième choc pétrolier, aménagement de la ville nouvelle de Marne- la-Vallée et notamment de son quatrième secteur Val d’Europe, refonte du schéma directeur de la région capitale, direction générale de l’Institut géographique national.
Jusqu’en 1975, j’observe l’enthousiasme des Français, qui vivent dans l’esprit des trente glorieuses. L’ambition est partout présente. Il s’agit de rebâtir le pays, de relancer l’économie. Le pays développe des infrastructures modernes. L’effervescence créatrice est à l’œuvre. Puis le climat change. Les grands investissements se tarissent. Les débats mettant l’accent sur les dangers d’un développement économique exacerbé s’épanouissent. Le doute s’installe. La croissance économique s’étiole et le chômage s’installe, créant un profond traumatisme dans le corps social, notamment chez les jeunes. Depuis plus de vingt ans, le pays vit dans la morosité.
Pourtant, les facteurs permettant à notre pays de soutenir un rythme de développement raisonnable et de retrouver un faible niveau de chômage existent. La vitalité économique d’un pays repose sur » des cerveaux nombreux, bien formés, qui travaillent, ensemble « . Des territoires bien desservis, permettant aux hommes d’échanger leur savoir-faire et d’amplifier ainsi l’efficacité de leur action individuelle constituent la façon de mettre en œuvre le dernier facteur : ensemble. 45 % du PIB du pays résulte de ce transfert de compétences de proximité que seuls les échanges physiques permettent d’établir.
C’est ce thème que j’étudie depuis plus de trente ans. C’est celui dont je vais présenter, en quelques mots, le contenu.
Le territoire est un outil de production de richesses et de bien-être
Un territoire bien desservi permet aux hommes de travailler en coopération et induit, grâce à un meilleur échange de savoir-faire, la création de richesses plus nombreuses.
S’il est admis que les investissements au sein des entreprises améliorent la productivité des actifs, créant de la richesse et soutenant l’emploi, il n’en est pas traditionnellement de même pour les investissements qui desservent des territoires et y créent pourtant les conditions d’un travail coopératif performant. Or l’efficacité de ces investissements est équivalente et parfois supérieure à celle des investissements consacrés par les entreprises à l’amélioration de leur propre outil de production. De plus, un territoire bien desservi donne accès à de nombreux espaces naturels, source de bien-être.
Le temps consacré aux déplacements ne varie pas
Quel est le phénomène qui est à l’œuvre ? Les hommes consacrent toujours le même temps à parcourir le territoire au sein duquel ils vivent. Sur les vingt-quatre heures que comportent une journée, une heure et demie est consacrée à se déplacer pour travailler, faire des achats, se former, se distraire (en moyenne 2,5 déplacements motorisés d’une demi-heure chacun et un déplacement à pied de quinze minutes). Dans ce temps qui ne varie pas, les hommes souhaitent établir les contacts les plus pertinents possibles, ceux qui leur permettent de résoudre efficacement les problèmes qui se posent à eux : produire des biens ou des services, acheter des biens répondant à leur attente, recevoir une formation de qualité, accéder à des espaces naturels variés et agréables.
La vitesse et la portée des déplacements augmentent
Lorsque les infrastructures de transport s’améliorent, les vitesses moyennes de déplacement motorisé progressent, les distances parcourues à temps de transport invariant, c’est-à-dire les portées de déplacement, croissent. Les territoires commodément accessibles s’épanouissent. Ce phénomène est universel. Il est le fait tout autant des transports collectifs que des transports individuels. À titre d’exemple, en Île-de-France, la superficie des territoires accessibles dans une heure de transport a progressé de 70 % en l’espace de vingt-cinq ans et le nombre de biens et services accessibles a augmenté dans une proportion semblable. Ce puissant phénomène est à l’origine de la création de valeur induite par des territoires toujours plus épanouis.
L’épanouissement du territoire est source de valeur économique et « ergonomique »
Plus le nombre de destinations potentielles dans un temps donné est élevé, plus la pertinence du choix effectué est élevée et plus le problème posé (produire, acheter, se former…) est efficacement résolu. Il y a, pour les déplacements à vocation économique, amélioration de la productivité, création de richesses et soutien de l’emploi. L’observation attentive des comportements des hommes qui se déplacent au sein d’un territoire montre que, chaque fois que le nombre de destinations potentielles commodément accessibles double, la productivité collective augmente d’une quantité donnée.
Ainsi, lorsque le nombre d’actifs, auquel un employeur peut commodément accéder, double, la productivité de son entreprise s’améliore d’une quantité donnée. En fait, l’employeur peut trouver des actifs dont la formation correspond mieux à ses besoins. L’interpénétration du marché des actifs et de celui des emplois s’améliore et le travail coopératif des hommes progresse, créant efficacité et richesse supplémentaires.
Pour les déplacements à vocation de « loisirs verts », plus la superficie des espaces naturels accessibles dans un temps donné croît, plus la satisfaction ergonomique se manifeste et plus le sentiment de bien-être s’amplifie.
Une corrélation impressionnante entre suppléments de salaire ou de PIB et suppléments d’utilité liés aux destinations économiques commodément accessibles
Des observations sur une vingtaine d’agglomérations françaises font apparaître une corrélation remarquable entre les suppléments d’utilité des déplacements, au sens économique du terme, dans ces différentes agglomérations par rapport aux zones rurales dispersées où les choix sont réduits et les suppléments de salaire ou de PIB publiés par l’INSEE. Ainsi, alors que l’INSEE indique que le salaire net moyen d’un actif est, en euros 2000, de 11 850 € dans les zones rurales dispersées, de 16 350 € à Guéret et de 28 600 € en Île-de-France, l’utilité d’un déplacement moyen pour le motif domicile travail, multipliée par le nombre de déplacements annuels pour ce motif, donne à Guéret une valeur de 4 500 €, soit exactement la différence entre les salaires distribués à Guéret et ceux distribués dans les zones rurales dispersées et donne, en Île-de-France, une valeur de 16 750 €, soit, là aussi, exactement la différence entre les salaires distribués en Île-de-France et ceux distribués dans les zones rurales dispersées. Si on adopte comme référence tous les déplacements qui ont une fonction économique tels que le travail, les achats, les affaires, l’enseignement…, on obtient une très bonne corrélation avec les suppléments de PIB.
Une illustration de cette corrélation sur l’ensemble des communes de France et de neuf pays voisins d’Europe : les cartes des performances économiques des territoires
En utilisant des bases de données géographiques permettant de déterminer les territoires accessibles en une heure à partir du centre de chaque commune de France et de neuf pays voisins d’Europe et en décomptant, à l’intérieur de chacun de ces territoires, les actifs publiés par l’INSEE ou par EUROSTAT, on peut déterminer la valeur de l’utilité des déplacements à vocation de travail et plus généralement des déplacements à vocation économique incluant les affaires, les achats, l’enseignement. Le résultat de ces calculs fait l’objet de représentations cartographiques particulièrement pédagogiques. Chaque commune est illustrée par la valeur de l’utilité annuelle des déplacements à vocation économique effectués à partir de cette commune. Dans les zones rurales dispersées dont les choix de destination sont très faibles, l’utilité des destinations à vocation économique y est modeste, voire négligeable. Dans les zones urbanisées les plus importantes dont les choix de destination sont très élevés, l’utilité des destinations à vocation économique atteint des valeurs de l’ordre de 40 000 €, voire davantage. Si on ajoute à ces valeurs d’utilité liées à la diversité des destinations accessibles à partir du centre de chaque commune une valeur de base qui est le PIB observé dans les zones rurales dispersées, soit 28 600 € (c’est-à-dire, observons-le, le niveau de salaire net en Île-de-France, le PIB par actif de la région capitale étant 2,6 fois supérieur), on obtient une expression quantitative qui peut être directement comparée aux résultats de PIB publiés par les instituts nationaux ou européens. En France, la comparaison des résultats des calculs cumulés région par région et des résultats des PIB régionaux publiés par l’INSEE fait apparaître une corrélation d’une précision étonnante.
Les destinations à vocation de « loisirs verts »
L’utilité des destinations à vocation de » loisirs verts » est reliée à la diversité des espaces naturels accessibles dans un temps de transport donné. Le résultat des calculs fait également l’objet de représentations cartographiques pédagogiques. Chaque commune est illustrée par la valeur de l’utilité annuelle des déplacements à vocation de » loisirs verts » à partir de cette commune. Les zones rurales offrent des valeurs de haut niveau, ce qui est naturel. La carte montre également que les grandes métropoles donnent des résultats satisfaisants alors qu’on pouvait s’attendre à un résultat contraire. En réalité, les schémas d’urbanisme des grandes métropoles comportent de vastes espaces naturels protégés. Compte tenu de la puissance des infrastructures de transport, la diversité des espaces naturels commodément accessibles y est élevée.
Le cercle vertueux
Lorsqu’on compare le poids de la création de valeur aux coûts de transport et au poids des nuisances induites, on trouve, au niveau de la France, les résultats suivants : 100 pour la création de valeur, 33 pour les coûts de transport (dont 22 pour le temps passé et 11 pour les dépenses monétaires, y compris 4 d’énergie) et 3 pour les nuisances (dont 2 pour l’insécurité routière et 1 pour le bruit et la pollution). On ne peut donc, au nom du terme 3, bloquer l’épanouissement du terme 100. Ce serait effectuer un choix en faveur d’une économie peu dynamique et d’un chômage durable.
Il faut, pour concilier économie et écologie, protéger par le droit les espaces naturels, source de bien-être pour l’homme et siège de la biodiversité. Dans les espaces autorisés à l’urbanisation, il convient de ne pas brider la mobilité et de réaliser pour cela des infrastructures de qualité totale ou en tout cas optimale. Quelques pour cent à peine de la richesse produite suffisent à créer ces infrastructures optimales. Le malthusianisme en termes de desserte des territoires a d’importants effets pervers : blocage de la création de valeur et d’emplois durables, augmentation des nuisances induites. Les véhicules ne disposant pas d’infrastructures correctement dimensionnées sont en effet plus polluants que les véhicules évoluant en milieu adapté.
Des infrastructures d’un haut niveau d’efficacité économique et naturelle
Les zones périphériques des métropoles urbaines qui se développent très rapidement ont un important besoin d’infrastructures de desserte destinées à offrir des univers de choix satisfaisants aux résidents. Ces infrastructures ont un taux d’efficacité très élevé, tout à fait comparable à celui des investissements que les entreprises peuvent consacrer à leur propre outil de production. À titre d’exemple, les 24,9 milliards d’euros d’infrastructures de voirie rapide inscrits au schéma directeur de l’Île-de-France induiraient, s’ils étaient investis, 9,8 milliards d’euros de richesses économiques annuelles supplémentaires, ce qui correspond à un temps de retour inférieur à trois ans. Les 25,6 milliards d’euros d’infrastructures de transport collectif induiraient de leur côté 4,3 milliards d’euros de richesses annuelles supplémentaires, ce qui conduit à un temps de retour plus modeste mais déjà très significatif de six ans. Ce qui coûte en fait le plus cher, c’est de ne pas investir.
En tout état de cause, les infrastructures nouvelles doivent être de qualité totale afin d’éviter d’induire des nuisances. Il convient également d’associer à leur réalisation la requalification des rues et avenues traditionnelles dans le but de réaliser de véritables projets d’urbanisme et de créer un environnement de qualité.
Au moment où le pays traverse une période de faible croissance économique, des investissements bien ciblés, essentiellement dans les périphéries des aires métropolitaines, là où est à l’œuvre le volcanisme économique, ayant des temps de retour de trois ou quatre ans, susceptibles de ce fait de trouver des concessionnaires sans faire appel à l’argent public, sont un moyen efficace de redonner du dynamisme et de l’optimisme à notre pays.
____________________________
Le thème traité dans le présent article est développé dans l’ouvrage Le territoire des hommes, paru en mai 2005 chez Bourin Éditeur, 5, rue Royale, 75008 Paris.