Deux centrales nucléaires en Chine : Daya Bay et Ling Ao
En 1980, la réalisation du parc nucléaire français battait son plein. 36 tranches étaient simultanément en cours de construction en France, à différents stades selon la date prévue d’achèvement et de mise en service. À l’étranger, Framatome avait deux chaudières nucléaires en cours de réalisation en Belgique ; deux centrales en Afrique du Sud en association avec Alstom pour l’îlot conventionnel, SPIE pour le génie civil et EDF pour l’intégration d’ensemble ; deux îlots nucléaires en Corée du Sud. Le contrat en cours de réalisation pour deux centrales en Iran venait d’être interrompu par les autorités issues de la révolution.
Centrale de Daya Bay. PHOTO FRAMATOME-ANP, LIESSE GABRIEL
L’exportation était donc un sujet majeur de préoccupation et Framatome prospectait tous les marchés potentiels. Rappelons qu’à cette époque la concurrence était vive avec Westinghouse, Combustion Engineering, l’AECL1, General Electric et Siemens.
La Chine était évidemment le marché le plus prometteur à cause du potentiel qu’il offrait. Il était essentiel de prendre rang aussi tôt que possible. C’est dès 1979 que Framatome prit ses premiers contacts.
Lorsqu’on connaît la Chine actuelle, on a du mal à se représenter ce qu’elle était à cette époque. La fin des temps difficiles était récente2 et cet immense pays commençait juste à s’éveiller. Les infrastructures étaient notoirement insuffisantes et les comportements administratifs difficiles à comprendre. Une invitation d’un service officiel, pas toujours facile à obtenir, était nécessaire pour demander un visa d’entrée. Et cela n’assurait nullement une chambre dans un des rares hôtels existant alors. Il fallait se débrouiller et le plus souvent accepter une installation spartiate. Les résidents étrangers, peu nombreux à l’époque, avaient les caractères de pionniers. C’était également le profil du directeur commercial chargé alors par Framatome de prospecter le marché, Léon Aboudarham.
Sa première tâche fut de se familiariser avec l’administration chinoise et de déchiffrer les responsabilités des uns et des autres. Le nucléaire était réparti entre divers ministères et corporations, notamment la CNNC3, le ministère de la Mécanique, le ministère des Eaux et de l’électricité où se trouvait un jeune vice-ministre, Li Peng. Les excellentes relations nouées avec lui à cette époque où il n’avait pas encore sur les épaules les charges écrasantes qu’il reçut par la suite furent décisives pour le succès de nos opérations en Chine, couronné par l’obtention de la centrale de Daya Bay puis de celle de Ling Ao.
Mais n’anticipons pas et venons- en aux actions qui aboutirent à la commande de la centrale de Daya Bay. À l’époque où nous sommes, en 1982, il fallait pour espérer entreprendre une réalisation en Chine résoudre deux préalables : apporter un financement compétitif, trouver un site où se trouverait le débouché nécessaire à l’absorption de la production de deux tranches de 950 MW chacune. Il fallait aussi compter avec la concurrence, particulièrement celle de Westinghouse et de Siemens.
Hong-Kong, colonie britannique à cette époque, était en plein développement. Il en résultait d’importants besoins en électricité. Des deux compagnies d’électricité desservant Hong-Kong, l’une, la CLP4 avait pour actionnaire et principal dirigeant un homme d’affaires exceptionnel, Lord Kadoorie. Il entretenait des relations amicales et étroites avec les dirigeants chinois et tout particulièrement avec le premier d’entre eux, Deng Xiaoping. Il était également en relation personnelle avec le Premier ministre britannique de l’époque, Mme Thatcher.
Inauguration de Daya Bay par Li Peng.
Avec son directeur général Sir William Stones, ancien du CEGB5, il conclut très vite à l’intérêt pour la CLP de disposer de la production en base d’électricité d’origine nucléaire. Mais l’exiguïté de Hong-Kong, même en y ajoutant les Nouveaux Territoires, ne permettait pas l’implantation d’une centrale de 1900 MW. Il fallait donc l’installer en Chine, non loin de Hong-Kong. Ceci fut facilité par le fait que le développement de la province du Guangdong était programmé en priorité par les autorités de Pékin. La province absorberait l’électricité qui ne serait pas vendue à CLP.
Grâce à ses relations avec les dirigeants chinois, Lord Kadoorie parvint à conclure une « joint venture » entre la CLP et une entité chinoise créée à cet effet, la GNP Cy6. Cette « joint venture », appelée GNPJVC, serait le maître d’ouvrage de la centrale. Le site retenu fut celui de Daya Bay, situé à 60 km environ de la limite du territoire de Hong-Kong. Un accord intergouvernemental signé en mai 1982 lors de la visite du Président Mitterrand à Pékin donnait le cadre politique nécessaire à toute transaction nucléaire.
Pendant que se déroulaient ces tractations, nous bâtissions notre offre technique en relation avec EDF mais non avec Alstom car le client nous demandait des îlots nucléaires et non des centrales complètes. Lord Kadoorie et Sir William Stones estimaient en effet nécessaire d’associer la Grande-Bretagne à cette réalisation. Comme elle n’avait pas les références nécessaires pour l’îlot nucléaire, le client décida de confier à la GEC7 l’îlot conventionnel. Cette décision posa problème à EDF qui devait s’adapter à une salle des machines qu’elle ne connaissait pas (deux turbines tournant à 3 000 tours) et à Alstom qui se trouvait écartée. Elle en posa également à Siemens qui offrait une centrale complète intégrée. Pour Alstom, le problème fut heureusement réglé lorsque, quelques années après, fut créée la Société GEC-Alstom.
Un autre aspect important du contrat était son financement par le gouvernement français. Les discussions furent difficiles et longues mais aboutirent positivement et, après une intense période finale de négociation menée à Pékin par Dominique Dégot (54) à la tête d’une importante équipe de Framatome, une lettre d’intention fut signée à Shenzhen en avril 1985. Et le contrat à Pékin en septembre 1985 au cours d’une cérémonie présidée par le Premier ministre de l’époque, Zhao Zhi Yang. Y assistaient également Li Peng, devenu vice-Premier ministre, et son épouse, Mme Zhu Lin, qui avait joué un rôle très important dans la négociation.
Base vie de Daya Bay.
Aussitôt débuta sur le site, préparé par la GNPJVC, la réalisation du contrat. C’était ce qu’on appelle « un grand chantier », qui devait durer plusieurs années. Il mettait en jeu, au maximum d’activité, plusieurs milliers de personnes dont beaucoup « d’expatriés ». Pour eux, il avait fallu construire une cité, une école pour leurs enfants, amener des professeurs, des médecins, bref mettre en place une logistique importante.
La pression des Chinois était forte et continue, mais pas unilatérale. Pour illustrer cela, nous citerons un exemple significatif, celui des montages. Un point difficile de la construction d’un îlot nucléaire est le montage in situ des tuyauteries dites « auxiliaires » par opposition aux tuyauteries primaires principales qui véhiculent le fluide caloporteur, construites par Framatome. Ces tuyauteries « auxiliaires » sont en réalité très importantes car elles comprennent notamment les circuits de sécurité du réacteur. Elles sont en acier inoxydable et doivent être réalisées avec un haut degré de qualité.
Elles sont d’un montage difficile à cause de l’exiguïté et de l’encombrement des casemates du bâtiment réacteur. Les Chinois avaient exigé que ces montages soient effectués, sous la responsabilité de Framatome, par une compagnie chinoise portant le numéro 23. Un contrat d’assistance avait été signé à la fin de 1986 avec la Société Spie-Batignolles, un des principaux monteurs des centrales françaises. La compagnie 23 avait à son actif des montages complexes mais qui ne nécessitaient pas le niveau de qualité requis pour les circuits nucléaires. Les exigences de qualité n’étaient pas comprises et donc pas appliquées. Plusieurs circuits furent rebutés et de gros retards menaçaient de s’ensuivre. Il fallut, sur l’insistance de la CLP, que Li Peng, devenu Premier ministre, intervienne personnellement pour confier en cours de route la responsabilité complète du montage de l’îlot nucléaire à Framatome, assisté de Spie-Batignolles. La compagnie 23 devenait sous-traitante. Li Peng vint en personne à Daya Bay pour expliquer sa décision au personnel de la Cie 23 afin qu’il ne la ressente pas comme une perte de face, chose insupportable pour des Chinois.
Il faut également rappeler le rôle essentiel joué par Zan Yun Long, directeur général de la GNPJVC. D’abord sous l’autorité du général Wang, un ancien de la Longue Marche qui apportait la caution de l’autorité centrale, puis comme président après la retraite de ce dernier, Zan Yun Long s’est révélé être un remarquable directeur d’un projet aussi complexe. Il sut assurer tout au long de la réalisation une coordination souple et efficace entre Framatome, les Compagnies chinoises intervenant sur le site, la CLP, EDF, GEC, les autorités centrales à Pékin et les autorités de la province du Guangdong.
La construction de la centrale se fit avec son lot de difficultés mais globalement dans de bonnes conditions et dans une constante relation amicale avec les Chinois. Il faut d’ailleurs souligner la grande aptitude chinoise à intégrer les erreurs et leurs remèdes. Les difficultés rencontrées lors du chantier de Daya Bay ont été retenues et corrigées pour celui de Ling Ao qui a été réalisé par les mêmes entreprises dans les délais et la qualité requis.
Le 5 février 1994, Li Peng inaugurait la première tranche qui la même année atteignait une disponibilité excellente.
Framatome recherchait une coopération à long terme avec la Chine. Elle ne s’était pas bornée à mener à bien la réalisation de Daya Bay.
Pour répondre aux attentes des Chinois et aussi pour satisfaire certaines clauses du contrat, Framatome entreprit un important transfert de technologie en matière d’éléments combustibles. Elle apporta une aide importante à la construction d’une usine de fabrication à Yibin, dans le Sichuan. Le personnel d’encadrement fut formé et entraîné dans l’usine française de FBFC à Romans-sur-Isère.
Également dans le Sichuan, mais avec Dong Feng Electric cette fois-ci, fut mené à bien un important transfert de connaissances pour la fabrication de certains composants lourds de la chaudière nucléaire. Le pivot de cette opération fut le transfert, à partir de l’usine Framatome de Chalon-sur-Saône, d’une puissante enrouleuse capable de cintrer les tôles épaisses des générateurs de vapeur.
Il faut également noter que Framatome avait été retenu pour participer à la réalisation des tranches de Quinschan 1 et 2, construites par les Chinois sur leurs propres plans.
En poursuivant toutes ces opérations, Framatome espérait gagner la confiance des Chinois ; et aussi la conserver grâce à la constance de son attitude à travers les aléas politiques qui ont été nombreux sur une durée aussi longue. Outre l’accident de Tchernobyl, déjà cité, qui a beaucoup inquiété les Chinois et qu’il a fallu expliquer, il faut rappeler les événements proprement chinois de Tian An Men, en 1989, pendant lesquels le chantier de Daya Bay se poursuivit sans perturbation et aussi la crise des relations politiques franco-chinoises consécutive à la vente d’équipements militaires par la France à Taiwan au cours des années 1992–1993.
Un élément très important pour les Chinois fut la permanence des personnels qui travaillaient pour eux. Et tout particulièrement celle du premier d’entre eux, Dominique Dégot. Muni de toutes les délégations nécessaires, toujours présent là et où il fallait, il fut pendant plus de dix ans l’interlocuteur des Chinois et notamment pour Zan Yun Long à qui il apportait des solutions à ses problèmes et des réponses à ses questions.
Centrale de Ling Ao. PHOTO FRAMATOME-ANP, LIESSE GABRIEL
Ce contexte explique pourquoi, dans les derniers mois de 1994, Zan Yun Long laissa entrevoir à Dégot la possibilité de conclure rapidement, de gré à gré (procédure exceptionnelle en Chine), et cette fois-ci sans participation de la CLP, un contrat pour deux nouvelles tranches analogues à celles de Daya Bay, qui seraient installées sur le site voisin de Ling Ao. Les conditions mises par les Chinois incluaient, outre un abaissement du prix, un transfert de technologie renforcé et élargi au long terme et une localisation des fabrications accrue. Et le financement devait être satisfaisant.
Il est amusant de nous souvenir de l’incrédulité avec laquelle nous fûmes accueillis à Paris lorsque nous nous ouvrîmes de cette possibilité à l’Administration. Nous fûmes gratifiés d’un amphi sur le « risque chinois » que le Trésor considérait à l’époque comme excessif. Néanmoins, tout le monde se rallia rapidement à l’idée et les conditions posées par les Chinois furent remplies par tous les intervenants car, cette fois-ci, il s’agissait de centrales complètes mettant en jeu, outre Framatome, EDF et GEC-Alstom. La lettre d’intention pour les deux îlots nucléaires fut signée par Framatome à Pékin en janvier 1995 ; le contrat correspondant fut signé en octobre.
Dégot et moi quittant Framatome en 1997 et 1996, nous n’eûmes pas la possibilité de suivre jusqu’au bout cette nouvelle réalisation. Mais nous avions la satisfaction de laisser à la Société un beau contrat et ce qu’il fallait pour le mener à bien. Et aussi une excellente position pour l’avenir car Framatome était alors, avec les Soviétiques, la seule Société nucléaire importante présente en Chine.
La première tranche de la centrale de Ling Ao fut inaugurée en juillet 2002, encore une fois en présence de Li Peng, devenu entre-temps président de l’Assemblée nationale.
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1. Atomic Energy of Canada Ltd.
2. Mao était mort en 1976. Den Xiaoping venait d’accéder au pouvoir.
3. China National Nuclear Corporation.
4. China Light and Power.
5. Central Electricity Generating Board.
6. Guangdong Nuclear Power Cy.
7. General Electric Corporation (un grand électromécanicien britannique).