Deux destins d’X artilleurs tombés sous le second empire
En musardant dans les quartiers de Paris et dans les livres d’histoire, on rencontre des destins de polytechniciens qui illustrent ce que pouvaient vivre nos camarades d’alors, oubliés ou presque, mais dans lesquels nous pouvons retrouver quelque chose de l’air qu’ils respiraient. Voici deux exemples : le général Clément Vernhet de Laumière (X1828) et le lieutenant-colonel Louis Ferdinand Prud’homme de la Boussinière (X1832), dont les destins se sont croisés en Crimée.
Lorsqu’on se rend par le métropolitain à la Grande Halle de la Villette, sans être de l’arrondissement (XIXe) ni usager de la ligne 5, on se demande à quoi ou à qui renvoie le patronyme Laumière attribué à une station proche : une avenue de belles dimensions voisine explique ce choix du nom pour ladite station, mise en service pendant l’occupation, en octobre 1942. Lors de la fin des travaux d’un important lotissement en 1867, on avait donné à l’axe principal le nom d’un militaire disparu peu auparavant, le général Clément Vernhet de Laumière.
Un polytechnicien précoce
Xavier, Jean, Marie, Henry, Clément Vernhet de Laumière, d’une fratrie de trois, naît le 28 octobre 1812 à Roquefort-sur-Soulzon, en Aveyron (la commune détentrice du monopole du fromage de brebis depuis Charles VII au xve siècle) dont le maire nommé, propriétaire foncier, était alors son père. Il se révéla un brillant élément dès son entrée au collège de Sorèze dans le Tarn, une institution éducative transformée en école militaire en mars 1776, comme Brienne, La Flèche, Vendôme et six autres.
Elle avait fourni plusieurs généraux à l’Empire, puis dans les deux siècles suivants maints hommes illustres dont le buste orne une salle de cet ancien couvent d’origine carolingienne, devenu musée fin xxe. Notre collégien réussit le concours et intègre l’École polytechnique le 4 octobre 1828, soit juste avant ses… seize ans ! Comme quarante-six de ses condisciples, il opte à la sortie pour l’arme de l’artillerie, en 6e rang, suit l’école d’application de Metz en 1830–1831, passe lieutenant en second en 1832, puis en premier l’année suivante, et devient capitaine le 14 février 1838.
En Algérie
Il rejoint l’armée d’Afrique en Algérie en 1840. L’année suivante, le 1er juin, sa conduite exemplaire lors d’opérations à Mascara et Tlemcen puis à l’oued Tayeb, avec son cheval tué sous lui, lui vaut la Légion d’honneur le 29 mars 1842, avant ses trente ans. Son action lors de l’échauffourée d’Akbedk-Kredda le 4 juin 1844 entraîne une citation à l’ordre de l’Armée. Il rentre en métropole commander une batterie du 9e R.A. (régiment d’artillerie). En 1851, après douze ans de grade, il devient officier supérieur, promu chef d’escadron et affecté au 6e R.A. En 1852, il devient chef d’état-major de l’artillerie de la division d’occupation française à Rome. À la fin de son séjour de deux ans, le pape (Pie IX) lui confère le grade de commandeur dans l’ordre de Saint Grégoire le Grand.
La Crimée
Il se voit alors confier la responsabilité d’amener en Crimée plusieurs unités d’artillerie. Promu lieutenant-colonel le 24 mai 1855, il devient le chef des attaques d’artillerie à Malakoff et devient très vite colonel plein le 22 mars 1856, après dix mois de grade seulement. Au retour de Crimée, il prend le commandement du 47e régiment d’artillerie à cheval, puis devient responsable de la réserve générale de l’artillerie pendant la guerre d’Italie, en 1859. Le 15 juillet, il est promu officier de la Légion d’honneur. Il rentre en France pour commander le régiment d’artillerie à cheval de la Garde, l’unité alors la plus prestigieuse de son arme. Il reçoit les étoiles de général de brigade le 12 août 1862, à cinquante ans, mais il ne renonce pas pour autant à sa nomination intervenue peu avant pour commander l’artillerie du corps expéditionnaire français au Mexique.
Fatal Mexique
Lors du siège victorieux de Puebla qui barrait la route de Mexico, du 16 mars au 17 mai 1863, l’attaque du fort San Javier avait été ordonnée par le futur (dès le 2 juillet) maréchal François Bazaine (fils et frère de polytechniciens, il échoue au concours de 1830 et s’engage… comme simple soldat). Observant aux avant-postes les feux de l’artillerie française qu’il dirige, le général Vernhet de Laumière reçoit une balle à la tête le matin du 29 mars 1863, qui fauche ainsi à cinquante ans une étoile montante au sein de l’armée du Second Empire.
Il semble pouvoir s’en remettre, selon le corps médical qui envoie en France des messages rassurants, mais le délire le prend et il décède finalement le 6 avril. Ses frères d’armes firent ériger sur place un mausolée en 1872. Célibataire sans postérité, il a été regretté pour ses qualités : l’ordre du jour du commandant en chef Forey évoque « son intelligence supérieure, une volonté énergique et une amabilité de caractère », le rendant apte au (haut) commandement.
Un autre brillant artilleur polytechnicien
Sans vouloir évoquer les nombreux épisodes de la guerre de Crimée, j’ai tout de même relevé lors de l’assaut du 18 juin 1855, première tentative de prise de la redoute de Malakoff qui commandait la défense du port de Sébastopol, le décès de Louis Ferdinand Prud’homme de la Boussinière, lieutenant-colonel de quarante ans. Né le 24 septembre 1814 à Brains-sur-Gée dans la Sarthe, d’une famille anoblie au xviie siècle, il était le fils d’un élève de la première promotion de la future École polytechnique, en 1794.
À son tour il entre à l’X dès 1832, à dix-huit ans. Il opte pour l’artillerie et sort major de l’école d’application de l’arme à Metz ; il parcourt les grades de lieutenant au 8e R.A., puis passe capitaine en 1841 au 4e R.A. Après quelques mois en Algérie en 1842 et un stage à la fonderie de Toulouse, il est affecté à la MAC (Manufacture d’armes de Châtellerault) entre 1843 et 1845, où le directeur de l’artillerie mentionne qu’il est « un esprit ingénieux et inventif autant que pratique », d’où… sur sa demande un nouveau séjour de quatre ans en Algérie. Il est fait chevalier de la Légion d’honneur en novembre 1846. Le maréchal Bugeaud notera sur son dossier : « Officier de grand avenir. » Repéré par plusieurs généraux, il devient chef d’escadron dès 1851, année de son mariage, et sert dans leurs états-majors avec distinction.
Fatale Crimée
Volontaire pour la Crimée à la tête d’une batterie à cheval, il se distingue lors de la bataille de l’Alma en s’emparant de la calèche du prince Menchikov… qui contenait des documents intéressants voire secrets sur les intentions russes. Il dirige au feu 25 pièces lors de la bataille d’Inkerman, ce qui lui vaut une promotion exceptionnelle au grade de lieutenant-colonel le 29 novembre 1854, puis la rosette d’officier de la Légion d’honneur le 19 mars 1855. Toutefois sa vie est fauchée, pas encore quadragénaire, lors de la première et désastreuse bataille de Malakoff, le 18 juin 1855 – date d’assaut choisie politiquement avec les Britanniques pour tenter de surmonter celle de Waterloo par une victoire commune. Il dirigeait le tir de deux batteries d’artillerie, hors de la tranchée, et eut la tête arrachée par un boulet, victime de sa témérité proverbiale… en contradiction avec son patronyme. C’est son ancien, Vernhet de Laumière, qui est désigné aussitôt sur le champ de bataille pour le remplacer et qui recevra un éclat d’obus au visage (non fatal) le même jour.