Deux nouveaux concepts de lutte contre la pauvreté
En matière de lutte contre la pauvreté, deux concepts majeurs, le Base of the Pyramid (ou BOP) de Coimbatore Prahalad et le Social Business de Muhammad Yunus, ont vu le jour dans les années 2000, étayés par les expériences encourageantes de quelques pionniers pour attirer l’attention sur les milliards d’individus encore mal servis par le secteur privé. La réduction de la pauvreté passe, selon eux, par un simple changement de paradigme : en considérant les plus démunis comme des clients potentiels, et non comme des objets de compassion en attente d’assistance, les entreprises seraient en mesure d’améliorer durablement leur condition tout en poursuivant leur propre intérêt.
Promesses
Prahalad promettait un avenir radieux aux sociétés qui se rallieraient à son « doing good by doing well ». Yunus trace une voie alternative, sorte de structure hybride entre l’entreprise classique et l’ONG, qui chercherait à maximiser l’impact social tout en étant financièrement autonome.
Ces concepts ont donné naissance à une vague d’enthousiasme de grande ampleur. Dans des secteurs comme l’eau, l’alimentation, l’énergie, la santé, l’habitat, des individus choisissent la forme entrepreneuriale au moment de créer leur structure. Des multinationales renommées repensent leurs modèles économiques pour les adapter aux contextes de pauvreté dans les pays émergents : moindre pouvoir d’achat, mais aussi défaillance du réseau de distribution, déterminants socioculturels différents, etc. Leurs programmes s’adressent spécifiquement à des franges de la population délaissées, souvent rurales. Conjointement, un courant de pensée théorique s’est développé dans les milieux académiques.
La réduction de la pauvreté passe par un changement de paradigme
Cadres flexibles
Les entretiens avec des dirigeants ou responsables impliqués dans des projets relevant de ces concepts nous ont amenés à un premier constat, essentiel : le Social Business et le BOP sont avant tout des cadres de pensée suffisamment flexibles pour que chaque société puisse y trouver des réponses à ses questionnements, stratégiques ou identitaires.
Cinq histoires françaises
Dans un ouvrage à paraître en février 2012 aux Presses des Mines, nous décrivons cinq projets emblématiques lancés par des grandes entreprises françaises dans des secteurs clés du développement économique : Danone (nutrition infantile, Bangladesh), Veolia Environnement (eau potable, Bangladesh), Lafarge (matériaux de construction, Indonésie), Schneider Electric (accès à l’énergie, Inde et Afrique subsaharienne) et Essilor (santé visuelle, Inde).
Danone a vu dans le social business de Yunus une matérialisation renouvelée du « double projet économique et social » dont le groupe avait fait sa marque de fabrique. Il s’agit d’un projet hautement symbolique pour l’entreprise. À l’opposé, le programme BOP d’Essilor en Inde, qui consiste à susciter et accompagner des vocations d’opticiens dans les campagnes, vise à se préparer, stratégiquement, à une évolution inexorable du secteur de l’optique-lunetterie, aujourd’hui concentré dans les grandes villes. Si les raisons qui motivent les groupes sont variables, le lancement de ces projets relève dans une large mesure d’une décision impulsive, d’un « coup de folie» ; la rationalisation quant aux bénéfices pour la société ne vient qu’a posteriori.
Phase d’apprentissage
La plupart de ces projets ont moins de cinq ans, et constituent des « laboratoires d’innovation » à petite échelle ; les entreprises sont encore en phase d’apprentissage : le recul manque pour juger de la viabilité de leur approche. Néanmoins, une comparaison des résultats obtenus dans ces secteurs variés donne une idée des difficultés rencontrées, et de l’ampleur de la tâche qui attend ces sociétés.
La profitabilité est au cœur de l’argumentation de Yunus et de Prahalad. Atteindre la rentabilité opérationnelle est nécessaire pour faire perdurer l’activité sans apport continuel de fonds philanthropiques. Les premiers projets sont soit rentables, soit en passe de le devenir ; mais c’est souvent au prix de règles comptables qui incluent un segment de marché plus aisé (sous la forme des « subventions croisées ») ou qui excluent certaines dépenses essentielles (frais de R&D, coût du capital, etc.). D’une manière générale, le business avec les pauvres ne ressemble en rien à un jackpot à court terme. Par conséquent, on peut s’attendre à voir se développer, dans les prochaines années, des financements « hybrides » impliquant des organisations philanthropiques ou de développement.
Motivations
Les raisons qui poussent des groupes à s’intéresser au sort des plus démunis sont multiples : mettre son savoir-faire et son énergie au service de ceux qui en ont le plus besoin, accomplir sa mission d’entreprise, se positionner sur les marchés de demain, se donner un aiguillon inédit pour l’innovation technico-économique, améliorer à peu de frais l’image de l’entreprise, favoriser la fierté des employés et le recrutement, prouver aux autorités locales leur souci des problématiques sociales, contrer l’émergence d’entreprises locales conquérant le marché par le bas sont autant de motifs valables, parmi lesquels il est vain de vouloir choisir.
Ingénierie sociale
Prahalad s’était tourné vers les grandes entreprises en espérant faire profiter les plus démunis de leur force de recherche et développement. Mais bien servir les pauvres passe avant tout par la compréhension des mécanismes socioculturels, puisque imposer une solution ayant fait ses preuves dans d’autres contextes n’est en rien un gage de réussite.
Le prix n’est pas toujours le critère déterminant des choix de consommation
Par exemple, l’eau assainie proposée par Grameen Veolia Water dans une zone rurale du Bangladesh a rencontré peu de succès durant la première phase : la maladie qu’elle se proposait de prévenir, l’arsenicisme, fait l’objet d’un véritable tabou social qui pousse les habitants à nier sa réalité. De la même manière, la première gamme de produits d’éclairage développés par Schneider Electric ne donnait pas la possibilité de recharger un téléphone portable, ce qui aurait largement facilité l’acceptation du produit. Tous les projets ont montré qu’une compréhension fine des aspirations de la population, couplée à des efforts de sensibilisation aux bénéfices du produit, étaient essentiels pour faire coïncider le besoin et la demande.
Comment changer d’échelle ?
Le changement d’échelle sera un défi pour les entreprises qui auront réussi à mettre sur pied un modèle économique rentable. Le répliquer dans d’autres régions ne va en effet pas de soi, puisque l’hétérogénéité des zones rurales africaines ou asiatiques exigera de repartir presque de zéro pour tenir compte du nouveau contexte socioculturel. Par ailleurs, la rentabilité de ces projets, faible dans le meilleur des cas, réclame une structure de financement particulière. Danone et Schneider Electric ont ainsi choisi de créer une sicav en impliquant leur actionnariat et leurs employés.
L’impact social est encore incertain, puisque les premières évaluations complètes n’ont pas encore livré leurs résultats. Il s’agit d’une préoccupation constante pour les entreprises, qui ont engagé des moyens importants pour s’assurer qu’elles contrôlent les effets de leur activité sur la population.
Intégration progressive
Levée de fonds
La question de la levée de fonds reste cruciale, et non résolue en général ; par exemple, Lafarge cherche une solution pour déployer, à grande échelle, un mécanisme de financement des travaux de rénovation par le microcrédit expérimenté avec succès en Indonésie.
Les premiers retours d’expérience ont donc montré que les attentes envers le Social Business et le BOP doivent rester raisonnables. Les projets sont encore de taille modeste, et leur duplication se heurte à des difficultés majeures.
Toutefois, le monde du développement se réorganise peu à peu pour digérer l’arrivée des multinationales, leur donner un rôle adapté, et envisager de nouvelles formes de coopération entre ses acteurs. Il existe des pistes d’avenir, tel le soutien technique et financier aux « purs » entrepreneurs sociaux du même secteur, déjà expérimentées par les entreprises pour gagner en efficacité. Cette rationalisation en cours ne doit pas faire oublier que le succès de ces notions repose, avant tout, sur la part de rêve qui les entoure depuis leur naissance et qui ne s’est pas estompée.
Une fois le Social Business et le BOP intégrés, la place sera libre pour un nouveau coup de folie.