Deux parcours, une vision différenciée de l’indépendant
Ce dialogue original entre deux consultants indépendants aux parcours totalement différents s’appuie sur deux idées : « Ma carrière, c’est à moi de m’en occuper » et « la passion, un moteur pour la création d’entreprise ».
De la solitude du premier jour aux collaborations fructueuses nées de l’expérience, en passant par quelques aléas douloureux, le parcours de l’indépendant est fait de persévérance, d’inventivité et de volonté.
Le premier jour
Pierre
En 1998, à 54 ans, débarqué sans ménagement d’une entreprise fournisseur de l’industrie automobile, j’ai vite compris que je ne retrouverais pas de travail, salarié ou autre et qu’il fallait que je (re)crée mon propre business. Quinze jours après mon départ, je faisais les premières démarches pour déclarer mon activité toute nouvelle de » consultant indépendant « .
Quel changement ! Plus de secrétaire, de photocopieuse, de salle de réunion, de voiture de fonction… Et il faut très rapidement traiter toutes ces questions matérielles, pour ne pas perdre toute son efficacité.
Et toi ? Te souviens-tu du premier jour ?
Dominique
Depuis 1993, année de la création avec mon épouse de notre micro-entreprise, l’Atelier des Métiers (atelier.des.metiers@wanadoo.fr), j’ai l’impression que je suis toujours dans mon premier jour ! Tout a commencé six mois avant que je quitte mon dernier employeur. Toute mon énergie était tendue vers mon nouveau projet. J’ai vécu cette période comme un moment de liberté extraordinaire, d’effervescence, de bonheur et d’inquiétude.
Pierre
Moi, j’ai d’abord ressenti que » je » ne comptais plus, » je » n’existais plus. Pourtant, j’étais prêt à affronter cette nouvelle situation, car j’avais déjà vécu plusieurs mutations.
Venir d’une activité salariée
Pierre
Je suis devenu ingénieur commercial, poste totalement nouveau pour moi, après avoir occupé différents postes techniques, j’ai découvert alors un monde différent, où les certitudes n’existent plus, où les résultats s’obtiennent autant par un travail de fond, que par les qualités humaines. La mutation a été dure, mais quelle joie à la signature des premiers contrats !
Ensuite les changements se sont succédé à un rythme soutenu : directeur d’agence, puis à deux reprises fondateur et dirigeant de société, repreneur de société et maintenant consultant indépendant.
Toutes ces expériences m’ont appris la modestie et le devoir impérieux de se remettre en cause, face à des situations mal maîtrisées, plutôt que de chercher des justifications extérieures. J’ai toujours pu compter sur l’École des mines de Saint-Étienne, qui m’a donné la confiance et l’optimisme pour entreprendre l’impossible !
Dominique
Après une enfance au Brésil, six mois de math-sup, des mois de réflexion, j’ai fait un tour de France pendant trois ans, comme le font les Compagnons. J’ai appris à vivre, à goûter à l’indépendance que je retrouve maintenant. Puis, j’ai repris mes études à l’Université. J’ai obtenu une maîtrise en sciences économiques et une maîtrise en Économie du Développement, puis, en entreprise, le DECS comptable.
Mes quinze années de salariat, dont trois en contrôle de gestion et douze dans des fonctions commerciales, m’ont été une école. J’y ai appris le » pays « , le langage, les codes de l’entreprise. Et pour toi, comment ça s’est passé ?
Pierre
Progressivement. Avant de se lancer dans l’aventure, il faut affûter son métier et le passage par une activité salariée est indispensable.
Savoir se vendre
Pierre
Fin 1998, je deviens indépendant. J’apprends à me présenter dans les entreprises, exercice difficile. Se vendre au travers d’un CV est voué à l’échec. Il faut, et pour chaque affaire en discussion, ne laisser apparaître que les expériences correspondant à l’objet de la mission. Avec un camarade mineur, ancien d’IBM, nous développons nos activités sous le nom de GH Partners, nous mentionnons clairement notre statut d’ingénieurs conseils indépendants. Auprès des PME, c’est sans succès. L’habillage a fonctionné auprès de grandes sociétés et d’autres cabinets de conseil. J’ai trouvé alors ma première mission.
Le consultant est à l’écoute de son prospect, il vient avec un ou plusieurs sujets de discussion qu’il a préparés ; en fait, son interlocuteur va, peut être, s’intéresser à tout autre chose ; le consultant doit avoir alors la mobilité d’esprit pour détecter les signaux qui lui sont envoyés et rebondir sur les sujets de son client.
Dominique
J’ai appris que l’accueil que l’on reçoit dépend de l’entreprise que l’on représente. Quand on est indépendant, cela change tout ! D’autres facteurs ont été déterminants.
Prévoir des marges, relier engagement, résultat et mesure, recouper les sources d’information, savoir échanger, écouter, être patient, imaginatif, réaliste : à partir de ces acquis, j’ai construit mon positionnement par rapport à un marché que je ne connaissais pas encore, dans un contexte incertain, changeant, complexe, et en fait facteur de liberté. Il faut écouter attentivement le client pour découvrir les potentialités d’une offre, surtout lorsqu’elle est évolutive. Il faut aller vers l’inconnu.
Être disponible, adaptable, persévérant
Pierre
Pour ma part, pas de réflexion à long terme mais une approche pragmatique et opportuniste : écouter et suivre toutes les perches tendues, puis dérouler le fil d’Ariane. Vouloir suivre à la lettre un scénario préparé à l’avance me semble voué à l’échec.
Dominique
Effectivement. Cependant, la démarche commerciale choisie dépend de ce que l’on vend. L’essentiel est d’établir une connivence avec les clients. Mon facteur clé est de réussir la phase d’apprivoisement respectif, qui dure entre six et dix-huit mois. C’est une forme d’investissement pour une activité qui peut ensuite durer des années.
Ma question est de savoir comment aborder ces rencontres afin qu’elles produisent une décision adaptée au service que je vends. J’ai travaillé pendant deux ans pour le service informatique (1000 personnes) d’une grande entreprise. J’y suis parvenu après deux années de patience, de hasards, et en réagissant à une question de mon futur interlocuteur lors d’un Codir, « Comment passer de la conduite au management de projet ? ». Six semaines plus tard, à l’occasion d’un séminaire, nous avons lancé une dynamique qui a duré deux ans et qui a notamment abouti à la refonte de la ligne managériale du service. Pour obtenir ce résultat, j’ai dû être disponible, adaptable, persévérant, coopératif.
Pierre
Oui, le » fit » se fait avec le futur client dans une relation qui dépasse l’objet de la discussion : c’est le déclic dans la tête de l’interlocuteur qui ressent « Oui vraiment, je peux lui faire confiance ». C’est ce que j’ai vécu pour ma première mission, avec un directeur des ventes italien.
Dominique
En effet. À terme, si le » fit » ne se fait pas avec un prospect, personne n’a intérêt à poursuivre. Comment s’est poursuivie ton aventure ?
Pierre
Mon activité a évolué vers l’assistance à maîtrise d’ouvrage. Mon expérience (à la fois industrielle et TIC) a été très utile dans le créneau d’activité Qualité de service : comment les utilisateurs peuvent-ils tirer le meilleur parti des outils techniques mis à leur disposition, améliorer leur efficacité ? Quelle organisation mettre en place ?
J’ai travaillé avec un groupe anglo-saxon sur ce sujet et ai développé un savoir-faire, appliqué avec des résultats intéressants (baisse des coûts et amélioration de l’efficacité opérationnelle), dans différentes filiales du groupe en Europe.
Créer un lien
Pierre
Pour revenir au commercial je voudrais faire deux remarques :
• la première est que cela ne se passe jamais comme on l’avait prévu,
• la deuxième est que plus on a de réussite, plus on est fragile.
Je m’en explique : quand il a signé une bonne affaire, que la confiance est née, que tout semble tourner tout seul, l’indépendant doit rester extrêmement vigilant. Le moindre grain de sable peut le faire déraper. Avec la réussite, sa vigilance s’amenuise et il décrochera d’autant plus vite qu’il est mal protégé face à ses clients.
Dominique
En effet. J’applique trois principes simples qui se sont révélés extrêmement précieux sur la durée :
•. « Tu gagneras trois fois moins que ce que tu penses gagner, et cela te prendra trois fois plus de temps que prévu ».
• » Si l’inquiétude te quitte, attention, danger « .
• « Sur 10 projets en cours, tu en feras trois, mais tu ne sais absolument pas lesquels ».
Un jour, je me suis souvenu d’Hermès, le dieu du commerce, agent de liaison entre les dieux et les hommes et entre les dieux eux-mêmes. Il est rencontre, échange, découverte. J’en ai déduit qu’il ne sert à rien de vendre ce que l’on croit utile à son interlocuteur, mais qu’il est bien plus utile de le redécouvrir avec lui. Le geste du commercial est de créer un lien et non de » produire » du chiffre d’affaires. Le résultat n’apparaît qu’ensuite, il n’est qu’une conséquence d’une relation juste.
Faire face aux aléas du métier
Pierre
Cependant, de temps en temps, il y a des trous d’air : l’activité économique fonctionne de plus en plus en dents de scie, et l’indépendant est aux premières loges pour en subir les aléas.
Pour moi, l’année 2003 a été très difficile, alors que les deux années précédentes avaient été excellentes.
En 2001 et 2002, occupé presque à plein-temps sur plusieurs missions, je n’avais pas fait beaucoup de commercial, et lorsque ma dernière mission s’est terminée, je n’ai rien trouvé dans un environnement économique dégradé ; la situation s’est prolongée beaucoup trop longtemps : les charges à payer basées sur les recettes des deux années précédentes, dépassaient alors mes revenus. J’ai alors décidé de suspendre mes activités d’indépendant et, pour toute nouvelle mission, de reprendre celles-ci sous forme de portage salarial.
Dominique
Tout s’est arrêté début 2003 pour moi aussi. L’année précédente nous avions pourtant augmenté de 20% nos résultats. L’effet de ciseau entre les charges à payer et la chute des rentrées a provoqué quatre mois de sueurs froides. Et puis, c’est reparti. À l’époque, je n’ai su ni comment ni pourquoi.
Aujourd’hui, cette expérience m’est très utile. Se confronter à la réalité révèle à l’indépendant, s’il a le courage ou l’obligation d’aller les rechercher, des ressources insoupçonnées. Cela est valable pour toute entreprise humaine.
Pierre
Mon business est reparti grâce à un ami qui m’a permis d’obtenir un nouveau petit contrat. Celui-ci a grossi fort heureusement et j’ai travaillé pour une administration sur ses infrastructures de télécommunications, et je crois avoir réussi à transposer certaines techniques d’achat de l’industrie, pour la passation des marchés publics, selon les nouvelles procédures.
L’inventivité, première qualité de l’indépendant
Pierre
Quelles sont pour toi les qualités de l’indépendant ? L’inventivité ?
Dominique
Oui, probablement. J’ai été obligé d’inventer toutes les dimensions de mon nouveau métier, et ce faisant, je suis devenu inventif et mes clients en profitent. Ainsi, je me sens beaucoup plus proche de moi-même aujourd’hui, plus fort et plus exposé, plus expérimenté et plus fragile. Cette fragilité m’est indispensable car elle affine mes perceptions de la réalité, les rend plus justes, plus aiguës. Je me suis progressivement rendu compte qu’une dimension de mon métier, acquise par l’expérience réside dans la qualité de mon coup d’oeil ; il est un service que j’offre à mes clients.
Pierre
Ne peut être indépendant qu’un véritable professionnel : ainsi le client est certain de trouver un spécialiste qui sait la valeur et le coût de son travail : pragmatisme, efficacité, respect des échéances, font partie de sa culture personnelle, plus que tout autre.
Il a aussi développé des qualités humaines pour rapidement saisir l’environnement dans lequel il se trouve. Il repère les personnes clefs de l’entreprise cliente et sait les faire agir. Il apparaît rarement en première ligne et est discret, pour mettre en valeur les managers et les équipes de son client. Ce dernier aspect nous différencie totalement des grands cabinets de conseil.
Dominique
Oui, nous ne sommes pas en concurrence avec les grands cabinets car nous ne faisons pas le même métier, nous n’offrons pas le même service. Les indépendants sous-estiment leurs apports potentiels à l’entreprise.
De la solitude à la coopération
Pierre
Ce sont plutôt les clients qui sousestiment les bénéfices pour l’entreprise de la collaboration avec un indépendant : ils recherchent avant tout la sécurité, et l’indépendant n’apporte pas de réponse sur ce point. Il est un peu isolé : il doit sans cesse se relancer pour activer son réseau, rechercher de nouveaux contacts, développer ses relations, convaincre ses futurs clients ; faute de quoi, les opportunités se raréfient.
J’ai alors travaillé au sein d’un réseau de consultants :
• l’animation d’un site Internet (www.x‑mines-consult.org) pour en faire un outil de liaison entre ses membres (news, réunions, missions, contacts…),
• l’organisation de conférences avec l’intervention de personnalités du monde économique,
• l’animation de petits-déjeuners, et d’ateliers, dont je m’occupe plus spécialement,
• le développement de relations avec d’autres groupes de conseils issus de grandes écoles françaises.
Toutes ces manifestations sont l’occasion d’échanges utiles pour tous les participants, avec des partenariats qui se nouent au fil des opportunités. De multiples sujets ont été abordés : innovation, start-up, gouvernance d’entreprise, relations entre les indépendants et les grands groupes de conseil, le commercial, les outils du consultant, les risques juridiques, etc.
L’indépendant doit être un homme-orchestre, il doit être commercial pour se vendre, technicien ou expert pour réaliser ses missions ; et les qualités à faire jouer ne sont pas les mêmes dans un cas ou dans l’autre. J’ai noté qu’il était plus facile de vendre une prestation faite par un autre consultant que par soi-même.
Enfin les grandes structures préfèrent parler à des structures qu’à des individus, un indépendant est un peu fragile, seul, face à une entreprise.
Enfin, avec quelques consultants indépendants très expérimentés, nous avons créé ARCLÈS.
Dominique
L’isolement, la solitude ne sont pas une difficulté, mais notre principale caractéristique, une force, une source d’inspiration, un investissement sur l’avenir. C’est parce que nous sommes dans une logique différente de celle de l’entreprise que nous pouvons lui apporter quelque chose. Notre société a besoin de professionnels qui se mouillent personnellement, et qui prennent le risque de se frotter concrètement aux réalités économiques du présent, avec tout ce que cela peut signifier.
La structure et son confort ne me manquent pas. Je cherche en permanence à maîtriser les avantages spécifiques de ma situation. J’ai effectivement besoin d’entrecouper ma solitude avec des rencontres avec des pairs. Il y a un intérêt à rapprocher des indépendants entre eux, car ils sont porteurs de leurs différences, mais sans les fondre dans une même entité car ce sont les confrontations au sein d’un même métier qui les font progresser.
Les Compagnons alternaient l’intégration dans le métier avec la pratique solitaire du voyage ; ils en savaient l’utilité formatrice. Les indépendants peuvent – et même doivent – inventer de nouvelles approches et de nouveaux services pour les entreprises, à partir de ce qu’ils sont intrinsèquement. À nous de faire nos preuves sur le terrain de la créativité, résultats à l’appui.
Pierre
Il est vrai que l’indépendant a probablement une personnalité plus riche, plus forte, plus disponible que des consultants salariés en société, cela le sert et le dessert tout à la fois. Cette perception change d’un interlocuteur à l’autre et la recherche de sécurité des clients fait peut être pencher la balance vers la structure, grande ou petite.
Dominique
Aider 100 personnes à prendre conscience d’une évidence en deux heures n’est pas plus difficile que de le faire avec une seule. C’est l’idée que nous nous en faisons qui souvent nous limite. J’ai appris à essayer avant de ne pas croire.
Contrainte et volonté
Pierre
Quels sont tes principes d’action ?
Dominique
Il m’a fallu dix années pour réussir à m’appliquer sérieusement le principe sur lequel j’ai fondé toutes mes interventions : « contrainte + volonté = innovation ». On peut remplacer « innovation » par prise de conscience. J’ai tiré ce principe de la pratique des Compagnons, qui apprennent leur métier » sur le tas « . La connaissance est seconde par rapport à la pratique : le jeune apprenti commence par se frotter à ce qui lui résiste, sa matière. Toute contrainte est transformable et peut servir de point d’appui. Un conflit, par exemple, peut être l’occasion d’une discussion utile. Ce principe est applicable à l’infini.
Aujourd’hui, je m’intéresse plus particulièrement à la question de l’écart existant entre ceux qui maîtrisent les Systèmes d’informations et ceux qui pratiquent les Métiers dans les entreprises. Cela m’oblige à comprendre ce qu’est une information, ce qu’est un métier et, surtout, comment faire dialoguer utilement les uns et les autres. Aborder cette question, non par les connaissances, mais par les contraintes rencontrées concrètement sur le terrain par les différents acteurs la simplifie considérablement.
Toi, tu as apprivoisé l’incertitude et la complexité des situations et tu représentes une part de l’avenir de ceux dont tu as partagé les convictions. Montre-leur qu’il est attirant !
Pierre
Avec un regard positif sur l’avenir, dégager de nouvelles voies, dégripper avec le sourire les situations les plus bloquées, voilà un programme de travail excitant pour les indépendants. « Être indépendant, c’est la possibilité de rester jeune quel que soit son âge, avec cette capacité de se remettre en cause fréquemment. Jeunes de 30, 45 ou 70 ans, vous avez le tempérament pour être indépendant « .