Deux pianistes
De temps en temps – un petit nombre de fois par siècle – un interprète traverse le ciel de la musique comme un météore et la trace qu’il laisse dans le cœur des mélomanes est indélébile : les Suites pour violoncelle seul de Bach sont à jamais inséparables de Pablo Casals, les Vier Letzte Lieder de Strauss d’Elisabeth Schwarzkopf.
Ce n’est pas leur seule technique qui les a distingués – d’autres ont joué ou chanté mieux, plus juste, etc. – mais ce « je-ne-sais-quoi » cher à Jankélévitch, cette magie indéfinissable ou plutôt cette alchimie qui fait que l’on est amoureux d’une personne et pas d’une autre.
Martha Argerich
Claudio Abbado vient de nous quitter. Jamais plus nous ne pourrons entendre la Neuvième Symphonie de Mahler sans revoir son sourire extatique, ses gestes économes et précis d’aquarelliste, brossant les couleurs passées du temps dans des pianissimi ineffables.
En mars 2013, il dirigeait l’Orchestre Mozart du festival de Lucerne pour accompagner Martha Argerich dans les Concertos 20 et 25 de Mozart, concert dont l’enregistrement live vient d’être édité1.
Plusieurs dizaines d’années auparavant, Martha Argerich faisait irruption dans l’univers musical européen avec des interprétations de Chopin qui laissaient les auditeurs abasourdis : un toucher d’une extrême finesse malgré une technique d’acier, une lecture tout à fait nouvelle des pages les plus connues tout en jouant – une gageure – au plus près du texte.
On l’attendait dans Mozart, qui n’est pas son quotidien, et surtout dans ces deux concertos qui ont eux-mêmes rompu avec la musique de leur temps, œuvres quasi révolutionnaires que Mozart réservait aux happy few de ses « académies ». C’est un ravissement. La précision qui est la marque de la pianiste nous fait découvrir des finesses de contrepoint inaperçues jusque-là, tandis que la vivacité et la vigueur renouvelées de son jeu dessinent un Mozart rimbaldien, créatif et insolent, celui que Forman mettait en scène dans Amadeus.
Une écoute comparée d’autres enregistrements de ces mêmes concertos nous révèle un jeu assez proche au fond de celui, légendaire, de Clara Haskil.
HJ Lim
Comme Martha Argerich il y a près de quarante ans, HJ Lim déboulait il y a peu sur la scène musicale française après avoir perfectionné son piano au CNSM. Il y a bien des points communs aux deux pianistes : technique à la fois virtuose et rigoureuse, sens aigu de la couleur, recherche d’angles nouveaux dans les interprétations.
L’enregistrement récent de pièces de Ravel et Scriabine2 est plus qu’une révélation : un coup de tonnerre dans l’édition musicale. De Scriabine, la Quatrième Sonate est caractéristique de son style, extrêmement complexe et subtil, ayant intégré toute la musique romantique de piano, et d’une telle originalité qu’on le reconnaît au bout de quelques mesures, flirtant avec l’atonalité dans laquelle est immergée la Cinquième Sonate dont Richter disait qu’elle était la pièce la plus difficile du répertoire pianistique.
Les deux Poèmes et Waltz (Valse) sont de la même eau, une musique dans laquelle on se perd avec délices sans la moindre de ces petites hontes que procurent parfois les musiques trop faciles.
Mais l’éblouissement se produit avec Ravel. Tout d’abord les Valses nobles et sentimentales, feu d’artifice, interprétation où chaque note est ciselée et qui, dans une écoute à l’aveugle, nous la fait préférer sans hésitation à l’enregistrement de référence de Samson François. Puis la Sonatine, aérienne, très interprétée – c’est-à-dire que la main gauche déliée fait apparaître des contrepoints que l’on n’avait jamais décelés auparavant.
Et enfin et surtout La Valse. On connaît l’extrême difficulté technique de cette pièce, la plus difficile sans doute de toute la musique de Ravel qui la composa, on le sait, en 1920, peu après que le traité de Trianon eut consacré la disparition de l’Empire austro-hongrois.
Cette évocation de la valse viennoise (à l’origine, avant la boucherie de 1914–1918, Ravel avait eu l’idée d’une telle composition qu’il comptait dénommer Wien, Vienne) débute par des réminiscences sourdes, des échappées oniriques pour éclore en un maelström, une valse mortelle qui sonne la fin d’un monde, celui de la vieille Europe insouciante et de sa « belle apparence », musique visionnaire qui annonce l’hécatombe de la Deuxième Guerre mondiale.
L’interprétation de HJ Lim, inspirée, terrifiante, d’une implacable rigueur, ne peut s’écouter les yeux secs.
Lisez Le Monde d’hier de Stefan Zweig et La Crypte des Capucins de Joseph Roth, puis carrez-vous dans un fauteuil pour écouter cette musique géniale et destructrice, en dégustant, si vous êtes un hédoniste pervers, une sachertorte arrosée peut-être d’une bière Pilsner dont l’amertume, contrant la douceur du chocolat, vous rappellera que, au-delà de la musique, c’est de notre histoire qu’il s’agit.
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1. 1 CD Deutsche Grammophon.
2. 1 CD Warner.