Deux pianistes, deux cultures
La foi incertaine, comme chez Pascal, Dostoïevski, Unamuno, Adorno, Goldmann, est l’un des viatiques les plus précieux qu’ait produits la culture européenne, l’autre étant la rationalité autocritique, qui elle-même constitue notre meilleure immunologie contre l’erreur.
Edgar Morin, La tête bien faite
Pierre Barbizet, la quintessence de l’esprit français de mesure, d’élégance, de pudeur ; Daniil Trifonov, la personnalisation même de l’école russe du piano, technique transcendante et implacable, romantisme rageur, musique de tous les excès. Deux coffrets récents mettent en évidence cette opposition d’apparence irréductible entre deux cultures qui, depuis toujours, s’admirent réciproquement et s’envient peut-être…
Pierre Barbizet, un aristocrate du piano
Écoutez Idylle, une des dix Pièces pittoresques d’Emmanuel Chabrier (1841−1894), mélancolie tendre, grâce légère, souvenir à peine esquissé : en à peine plus de trois minutes, sans aucune recherche – d’harmonie, de rythme, de modulation – tout est dit. Dans le coffret qui rassemble les enregistrements de Pierre Barbizet pour HMV et Erato des années 60 aux années 80, l’intégrale de l’œuvre pour piano de Chabrier occupe
2 CD.
Barbizet, pianiste aussi modeste qu’il était brillant, consacra plus de temps à ses élèves du Conservatoire de Marseille, qu’il dirigeait, qu’à sa carrière. Féru de jazz qu’il pratiquait avec son comparse Samson François, il créa à Marseille avec son ami Guy Longnon, le trompettiste de l’ensemble Bechet-Luter, la première chaire de jazz qui ait existé en France. Mais, au-delà de cet éclectisme ‑anecdotique, Barbizet aura été, avec Marcelle Meyer, Casadesus et Ciccolini, l’interprète par excellence de la musique française. D’abord au sein de son duo légendaire avec le grand Christian Ferras, dont le coffret reprend l’enregistrement d’anthologie des deux Sonates de Fauré, de la Sonate de Debussy, de la Sonate de Franck, de Tzigane de Ravel, du Concert de Chausson avec le Quatuor Parrenin – avec lequel il enregistre aussi l’extraordinaire Chanson perpétuelle avec la soprano Andrée Esposito. Il y a aussi Beethoven, dont le duo Ferras-Barbizet a enregistré l’intégrale des Sonates pour piano et violon – écoutez l’élégance détachée de la Sonate à Kreutzer –, ainsi que la Sonate n° 3 de Brahms, et Schumann, dont Barbizet joue avec les Parrenin le Quatuor avec piano – dont on ne peut écouter l’andante ‑cantabile les yeux secs. Il faudrait ajouter, pour être complet, la Sonate n° 3 d’Enesco et le Concerto de chambre pour piano, violon et instruments à vent d’Alban Berg, tous les deux avec Ferras. Comment mieux terminer l’exploration de ce coffret que par l’enregistrement de Ma Mère l’Oye de Ravel à quatre mains avec Samson François, et son Jardin féérique final, cet adieu onirique et poignant à l’enfance qui caractérise si bien, au fond, le jeu de Pierre Barbizet.
14 CD ERATO
Daniil Trifonov, Silver Age
Sous ce nom – que l’on doit à Diaghilev – Trifonov a enregistré six œuvres majeures de la musique russe pour piano du XXe siècle : la Sonate n° 8 de Prokofiev, les deux suites L’Oiseau de feu et Petrouchka et la Sérénade en la de Stravinski, et deux concertos avec l’Orchestre du Mariinsky dirigé par Valery Gergiev : le 2e Concerto de Prokofiev et le Concerto de Scriabine (ce dernier composé en 1896, mais qui relève clairement du XXe siècle). Dans les quatre œuvres pour piano solo, Trifonov donne la pleine mesure de cette virtuosité quasi inhumaine qui le ‑caractérise (avec ses compatriotes Denis Matsouïev et Boris Berezovsky) : technique terrifiante et précision extrême. Mais il ne faudrait pas l’enfermer dans cette catégorie déshumanisée : Trifonov fait également preuve d’une grande sensibilité – sans le pathos auquel invite parfois la musique russe – qui se révèle particulièrement dans le Concerto de Scriabine. Que cette œuvre soit si peu jouée est inexplicable : elle est plus riche, plus créative, plus lyrique (mais oui !), plus unique dans sa facture, que ‑n’importe lequel des quatre Concertos de Rachmaninov auxquels on peut la préférer à bon droit. Si vous ne le connaissez pas, courez l’écouter, par cet interprète d’exception, Daniil Trifonov.
2 CD Deutsche Grammophon
Deux écoles, deux cultures du piano : la française et la russe. Mais qui sont, en réalité, deux faces d’une culture d’une extraordinaire richesse, notre irremplaçable culture européenne.