DEUX PIANISTES ÉCLECTIQUES ET POLYTECHNICIENS
Detoeuf a dit que l’École polytechnique mène à tout, à condition d’en sortir. Les exemples ne manquent pas de très bons musiciens, de compositeurs, et même, avec Claude Helffer autrefois et Jonathan Gilad aujourd’hui, de grands concertistes de réputation internationale. Il y a aussi deux novateurs, originaux, deux pianistes auxquels est consacrée la présente chronique.
François de Larrard
François de Larrard est d’abord un jazzman de niveau professionnel, bien connu, notamment, des habitués de Jazz X, et nous avons commenté ici ses enregistrements précédents. François est un musicien typiquement français – clarté, mesure et subtilité – dans la lignée de Couperin à Debussy Il nous présente aujourd’hui deux disques. Tout d’abord, sous le titre Pour Suite…, un disque de jazz avec son Quintette Rose Vocat (avec trompette, trombone, basse et batterie), dans des compositions de lui-même et du trompettiste Evans Gouno1. Ce jazz, complexe, atonal, très construit mais avec une place à l’improvisation, a deux caractéristiques : il se distingue par des recherches de rythme très novatrices, des harmonies qui doivent plus au gamelan balinais et au système modal qu’à Duke Ellington et Thelonious Monk ; et il ne ressemble à aucun autre, y compris par les arrangements qui relèvent plus de la musique de chambre et du contrepoint que du jazz habituel.
Mais François est aussi pianiste classique et claveciniste, et le deuxième disque comprend, de Couperin (François), le 11e Ordre des pièces de clavecin et l’Art de toucher le clavecin, et de Rameau cinq pièces transcrites des Concerts2. Là, nous touchons à la perfection et au plaisir jubilatoire. François, rompu à l’élégance des ornements, ne joue pas « mécanique », comme tant de clavecinistes, tout en se gardant des excès de l’interprétation trop libre. Il joue Rameau et Couperin comme on joue Debussy, et nous révèle comme une évidence mathématique l’extrême raffinement d’une musique qui dissimule sous une apparence galante et d’abord presque facile – pudeur à la Ravel – une invention et une complexité dignes du contemporain Bach. Et il nous fait oublier bien vite tel pianiste d’aujourd’hui qui, sous couvert d’hommage, est, au fond, un peu trop le clone de la grande Marcelle Meyer. Sur le même disque, cinq Diurnes pour clavecin de Larrard, synthèse, d’une certaine façon, du jazz et de la musique du XVIIIe siècle.
Jean-Pierre Ferey
Tout amateur quelque peu fortuné avait autrefois son « cabinet de curiosités ». Le mot a été galvaudé, et les « Curios Shops » que l’on trouve dans certains pays, comme l’Inde, n’abritent plus guère que de pauvres articles d’artisanat pour touristes. Et pourtant, il est toujours agréable de rencontrer des « curiosités », c’est-à-dire des objets, livres, pièces de musique, insolites, inhabituels. Notre camarade Jean-Pierre Ferey, pianiste, qui dirige la maison Skarbo, s’est fait une spécialité de l’insolite discographique, et nous propose ce mois-ci, sous le titre Toccata Festiva, avec Frédéric Ledroit et lui-même au piano, un ensemble de pièces pour orgue et piano, harmonium et piano, que l’on n’entend jamais3. Or, si les pièces de Boëllmann et Widor relèvent effectivement de la catégorie des curiosités, si celles d’Eugène Gigout baignent dans une atmosphère nostalgique qui évoque selon l’humeur l’orgue de Barbarie ou les films de René Clair, la Toccata Festiva de Samuel Barber est une pièce majeure, un véritable concerto pour orgue et piano, aux harmonies jazziques, aux constructions savantes, que Ravel et Bartok eussent aimée et qui justifie le disque à elle seule : une révélation.
1. 1 CD http://rosevocat.free.fr
2. 1 CD http://francoisdelarrard.chez-alice.fr
3. 1 CD SKARBO.