Deux pièces de théatre où il ne se passe rien : La Contrebasse et Art
On joue en ce moment à Paris deux pièces de théâtre où il ne se passe rien. Des pièces “ conversation ” : l’une (conversation soliloque) est La Contrebasse, de Süskind, l’autre, Art, (conversation à trois) de Yasmina Raza.
Les deux sont des reprises de spectacles récents et elles font salle comble, marquant ainsi le succès du genre. Après tout, voici bientôt quarante ans que la Huchette donne tous les soirs La Leçon et La Cantatrice chauve, où il ne se passe rien non plus.
Même cette immense en…fileuse de mots qu’est Marguerite Duras recueille les suffrages du public. Elle ne vide pas les salles où on la joue.
Quoi de commun pourtant entre l’ennui profond que dégage l’auteur de Savannah Bay, la vacuité cocasse de La Cantatrice chauve, les éclats de rire qui fusent aux répliques de Art ? Ou encore entre la réjouissante ironie de Süskind, ou la surprise amusée provoquée par les banalités cruelles d’un Beckett ?
C’est sans doute le mystère de la création dramatique contemporaine. Mais le théâtre n’est-il pas toujours peu ou prou un mystère ? Franchement drôles, seulement amusantes ou même ennuyeuses au degré suprême, de telles pièces retiennent en tout cas l’attention des spectateurs. Ce qui, sans d’une manière ou d’une autre raconter une histoire, est, de soi, un art difficile, qui appelle l’admiration.
Cela n’est pas lié au petit nombre des protagonistes, parfois réduit à un seul. Dans L’Allée du Roi, Mme Geneviève Casile, seule en scène, nous narrait bel et bien une histoire, et quelle ! Même dans le long et émouvant monologue de La Voix humaine, de Cocteau, il se passe quelque chose : une femme au téléphone découvre peu à peu, par des riens, des intonations, des sonorités inattendues, que son amant va la plaquer, qu’il l’a appelée pour le lui dire.
Dans La Contrebasse, rien n’évolue au contraire dans l’esprit de cet instrumentiste de l’Opéra méditant à voix haute sur son métier, la difficulté d’introduire une contrebasse dans une 2 CV, ou ses tribulations syndicales. Il le fait, hélas, avec un brin de vulgarité, peut-être d’ailleurs plus liée à l’interprétation de Jacques Villeret qu’au texte de Süskind, encore que cet auteur n’échappe pas toujours à une certaine pesanteur germanique.
On imagine mieux, en tout cas, M. Villeret, par exemple en concierge infatué de sa fonction, qu’en contrebassiste. Mais peut-être existe-t-il parmi les joueurs de contrebasse des êtres d’une faible élévation de sentiments ? N’en ayant jamais fréquenté, je ne saurais me prononcer.
Art est, à mon sens, beaucoup plus fin, et plus drôle aussi. Un dermatologue (alias J.-L. Trintignant) vient de s’acheter un tableau de deux cent mille francs : une vaste toile entièrement recouverte de peinture blanche. Il la fait admirer à deux amis de toujours. L’un (alias P. Vaneck) n’y voit qu’une niaiserie. Il n’a pas le sens de la modernité. Il ne sait pas même ce qu’est “ être de son temps ”.
Le dermatologue le lui explique avec le ton doux, persuasif et rassurant d’un bon médecin : être de son temps, c’est participer à la dynamique intrinsèque de l’évolution. Le troisième (alias J. Rochefort), pétri de gentillesse ahurie, ne sait jamais que penser, malgré trois années d’un coûteux passage sur le divan d’un analyste.
Le malheureux est d’ailleurs torturé par la perspective de son mariage prochain. Sa mère ne peut pas supporter la belle-famille ; lui-même se demande s’il s’entendra avec sa femme et, de toute façon, il épouse aussi une papeterie, alors que la seule idée de fabriquer et vendre des rouleaux de papier hygiénique lui révulse l’âme.
C’est tout, mais cela est joué avec une merveilleuse sobriété, une diction impeccable, dans un salon tendu de blanc, garni de sièges de cuir blanc, au milieu de quoi la toile blanche, de deux cent mille francs, ne jure pas. La mise en scène du très grand P. Kerbrat ajoute au plaisir de l’esprit par son dépouillement.