Deux siècles de solidarité polytechnicienne
La première « Association polytechnique » est fondée le lundi 17 août 1830. Il s’est d’abord agi d’un geste de chevalerie, un de ces gestes témoignant de la réalité d’une collectivité, avec ici un caractère paradoxal puisque ce sont des anciens qui rendent hommage à des jeunes.
Pour honorer les conscrits de 1830, encore auréolés de leur rôle lors des Trois Glorieuses de juillet, un grand nombre de personnalités polytechniciennes ont en effet voulu leur offrir un banquet.
REPÈRES
Auguste Comte (1814) assiste au banquet du 17 août 1830 ; dès le lendemain il fait partie du bureau provisoire de cette Association en projet et en devient vice-président aux côtés du président, le duc de Choiseul-Praslin (1795).
Dans son Histoire de l’École polytechnique, notre camarade Gaston Pinet (1864) est dithyrambique sur cette fête, ses drapeaux, ses toasts et ses flonflons. Nous le comprenons. Elle officialisait en quelque sorte la réalité d’une communauté en affichant en même temps la solidarité de ses membres et un objectif qui les dépassait, ici l’éducation.
Une fête fondatrice
Dans la hâte, ils ont formé un comité, lancé des invitations, négocié le prêt de l’Orangerie du Louvre. C’est Sainte- Aulaire (1794) qui préside. Il est déjà écrivain, pas encore académicien, ce sera fait en 1841. Il a déjà été député, et membre du comité philhellène, pas encore ambassadeur à Rome, à Vienne ou à Londres.
“ Le 17 août 1830 officialisait en quelque sorte la réalité d’une communauté ”
Autour de lui, d’autres glorieux X comme Gourgaud (1799), le fidèle grognard qui tint compagnie à Napoléon à Sainte-Hélène, Fabvier (1802), devenu un héros de l’indépendance grecque, Poinsot (1794) qui, de son côté, ferraille avec des équations complexes, Dupin (1801), un des pionniers de l’éducation populaire, de Tracy (1797), innovateur en agriculture dans ses domaines et homme politique libéral, le duc de Montebello, fils polytechnicien (1821) du prestigieux maréchal Lannes, le musicien Choron (1794) qui à cette occasion mit en musique La Polytechnique, etc.
Naissance d’une communauté
La communauté polytechnicienne existait déjà, elle s’était formée dès la première promotion de 1794. Elle forgeait son unité dans les modalités de sa sélection, originales pour l’époque, dans l’enseignement de maîtres d’exception, dans la vie en internat à partir de 1807, dans les regroupements en corps d’état ou armes, puis dans des aventures communes administratives, économiques, militaires.
QUELQUES DATES POLYTECHNICIENNES
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1865 : création de la SAS, Société amicale de secours des anciens élèves.
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1869 : création du GPX.
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1908 : création de la Société des amis de l’École polytechnique, destinée à promouvoir son image.
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1942 : interdiction de la SAS et de la Société des amis de l’École polytechnique.
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1944 : reprise de leurs activités.
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1946 : création d’une superstructure de coordination (l’AX).
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1948 : premier numéro de La Jaune et la Rouge.
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1962 : fusion de la SAS, de la Société des amis de l’École polytechnique et de l’AX.
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1876 : création du Bal de l’X.
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1986 : création de la Sabix .
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1987 : création de la Fondation de l’École polytechnique.
Vécue par une quarantaine d’entre eux, l’expédition d’Égypte était vite devenue un symbole de cette capacité à être utiles en collectivité. Et, au-delà des amitiés, des liaisons familiales, des appuis pour les parcours professionnels, des participations à des cercles de réflexion concernant par exemple les doctrines de Saint-Simon ou de Fourier, la communauté savait aussi, à l’École ou après elle, organiser des gestes de soutien aux siens, comme des bureaux de secours préfigurant la Caisse des élèves.
Des cours d’éducation populaire
Mais l’Association polytechnique, créée dans un élan romantique d’amitié intergénérationnelle, va présenter une autre caractéristique : ses objectifs dépassent le cercle de famille. En effet, l’Association décide immédiatement de développer des cours d’éducation populaire.
Il ne s’agit certes pas de la première initiative fondée dans ce but en France : déjà, autour des « Égyptiens » Jomard (1794), Francœur (1794) et autres, tout un réseau à forte structure polytechnicienne s’était mis en place pour le développement de l’instruction élémentaire par les méthodes de « l’enseignement mutuel ».
Mais en 1830, l’ambition est plus appuyée dans son champ d’application, plus affirmée dans son organisation, et affichée comme une doctrine de progrès et une priorité nationale, dépassant largement les seuls soucis égoïstes de la communauté.
La reconnaissance de l’État
Dans un contexte historique souvent mouvementé, et donc des soutiens politiques parfois plus faibles, l’Association continue de poursuivre cet objectif, même si une scission se produit en 1848 : certains de ses membres créent une « Association philotechnique » aux objectifs très proches.
C’est en 1865, il y a cent cinquante ans, que le bureau de l’Association polytechnique alors présidée par le grand mathématicien Chasles (1812) effectue une demande de reconnaissance par l’État, acceptée et officialisée par un décret impérial du 20 juin 1869.
Le plus évident des aspects de la solidarité polytechnicienne concerne le soutien aux anciens élèves. À l’École même, il a toujours existé des modalités d’appui à certains élèves : dans ses mémoires écrits à la fin de sa vie (La Forme d’une vie), le mathématicien Mandelbrot (44) a exprimé sa reconnaissance à sa promotion qui chaque mois lui versait à l’École un montant correspondant à la rémunération que touchaient ses camarades, dont il ne bénéficiait pas officiellement car admis comme élève étranger.
Au-delà de ces gestes financiers, on peut citer l’organisation des secours aux blessés ou prisonniers pendant les périodes de guerre : entre 1940 et 1945, la communauté a su mettre en place une efficace organisation d’envoi de colis aux prisonniers ou aux X envoyés au STO.
“ Le plus évident des aspects de la solidarité polytechnicienne concerne le soutien aux élèves et aux anciens ”
Mais la solidarité entre polytechniciens peut prendre des formes variées ; celle du parrainage professionnel est souvent citée ; moins connue est celle de l’intercession en faveur de camarades condamnés pour motifs politiques.
Quand Louis Rossel (1862) fut condamné à mort pour son actif soutien à la Commune de Paris, de nombreux X comme Denfert-Rochereau (1842) sollicitèrent sa grâce – en vain.
Les X de la 1930 eurent plus de chance en intercédant auprès du Shah d’Iran en faveur de leur camarade Riahi-Taghi, condamné à mort pour avoir refusé en 1953 de faire tirer sur des manifestants favorables à Mossadegh.
Au-delà de la tribu
Les actes de solidarité des polytechniciens, organisés ou non par une association ou un groupe d’entre eux, dépassent de beaucoup le cadre de leur « tribu ».
Les jeunes gens qui entraient à l’X savaient, jusqu’à la fin du XXe siècle, que la grande majorité d’entre eux était destinée au service public. Ils ne se contentaient pas d’y appliquer des politiques définies par les instances politiques, mais ils les inspiraient souvent dans le sens de l’utilité collective et d’une solidarité plus agissante.
LA SOCIÉTÉ CENTRALE DE SAUVETAGE DES NAUFRAGÉS
C’est en 1867 que fut créée, à l’initiative de l’amiral Rigault de Genouilly (1825), la Société centrale de sauvetage des naufragés. Après une carrière qui le mena sur toutes les mers et le conduisit notamment à jouer un rôle majeur dans la conquête de l’Indochine, Rigault, proche de l’Empereur et bientôt ministre de la Marine, s’attacha alors à combler une grande lacune du dispositif maritime français pour lequel notre pays était très en retard sur la Grande-Bretagne : le sauvetage en mer.
L’opinion publique avait été révoltée par les circonstances du naufrage de La Sémillante, en 1855. Après études, et commissions, la Société put se mettre en place, et Rigault en fut le premier président.
On peut illustrer cette orientation par la volonté (saint-simonienne, mais pas seulement) de développer des réseaux de transport, celle (gaulliste, mais pas seulement ) d’afficher une politique d’indépendance énergétique, ou encore celle d’œuvrer pour l’amélioration des conditions de travail où s’illustrera Fontaine (1880), créateur du Bureau international du travail.
C’est aussi œuvrer pour la solidarité nationale que de prendre des responsabilités dans les entreprises publiques aussi bien que, plus récemment, dynamiser la politique d’innovation et de soutien aux PME. Même si les jeunes X actuels sont moins souvent orientés vers le service public, il est clair que la communauté polytechnicienne reste marquée par cette particularité de notre École, l’objectif du « bien public ».
Et bien des polytechniciens ont aussi apporté leur contribution à la réflexion, nourrie par l’expérience, sur les relations sociales dans l’entreprise considérée comme un objet de cohésion sociale, comme Jean Girette (1918).
Dans le domaine de la recherche scientifique, on pourrait aussi illustrer l’attention à la demande sociale dans l’activité des « ingénieurs savants » du XIXe siècle, attachés comme un Fresnel (1804), sans les hiérarchiser, à la compréhension de la physique de la lumière comme à l’organisation du réseau français des phares.
“ C’est aussi œuvrer pour la solidarité nationale que de prendre des responsabilités dans l’administration et les entreprises publiques ”
Et, dans le domaine des sciences économiques et sociales, un grand nombre d’X suivent les traces de Le Play (1825) en étudiant l’optimisation du marché comme de l’harmonie sociale.
Dans le domaine de l’enseignement, nous pouvons aussi voir d’innombrables polytechniciens occuper des chaires bien ailleurs que dans leur École ou ses écoles d’application, mais aussi contribuer à la création d’autres écoles (Liautard, 1794, pour Stanislas, ou Olivier, 1811, pour Centrale).
C’est évidemment dans cette catégorie qu’on peut placer l’Association polytechnique et l’Association philotechnique citées plus haut, ainsi que le soutien donné à des organismes de propagation de la culture scientifique (ainsi Le Bel, 1865, se fait mécène de la société chimique de France).
Un engagement politique et religieux
Enfin, on rencontre de nombreux polytechniciens dans certaines professions ou vacations particulièrement porteuses de cette notion de solidarité par la vocation religieuse ou la voie politique.
Frédéric Ozanam.
© SOCIÉTÉ DE SAINT-VINCENT-DE-PAUL
Celle-ci peut prendre les formes classiques de l’engagement politique, les X pouvant figurer dans une grande partie de l’éventail politique : parmi ceux qui ont le plus intensément évoqué la convergence des réflexions de solidarité et la voie politique il faut certainement citer Marc Sangnier (1895), créateur du Sillon.
D’autres se sont aussi illustrés, dans le soutien à des causes porteuses de solidarité : Arago (1803) et Périnon (1832), actifs dans l’abolition de l’esclavage, Considérant (1826) apôtre du fouriérisme ou Comte (1814) du positivisme, Sebert (1858), Moch (1878) ou Jacquard (1945) prônant l’esperanto.
La charité individuelle est plus souvent anonyme qu’ostentatoire, mais on peut la connaître par des témoignages. Ainsi la veuve de Frédéric Ozanam se plaisait à signaler le rôle majeur que les X avaient joué dans le lancement de la Société de Saint-Vincentde- Paul, mais les visites aux « nécessiteux du quartier » ont toujours représenté une des activités classiques des élèves de l’École.
On trouve des X et leurs épouses parmi les auteurs de donations importantes. L’hôpital Lariboisière porte le nom d’un X (1806).
Des actions de solidarité collective
Mais il y a un domaine où leur présence est vraiment forte, c’est celui des organismes de solidarité qu’ils ont été amenés à créer ou à diriger en raison de leurs capacités managériales, appliquées à des objectifs certes éloignés de l’économie de marché ou de la régulation publique, mais cohérents avec leur volonté de servir.
“ Les X peuvent figurer dans une grande partie de l’éventail politique ”
Si la solidarité individuelle peut se vivre dans un élan de charité improvisé, la mise en place d’actions de solidarité collective suppose organisation et contrôles, pour permettre aux bénévoles de donner le meilleur d’eux-mêmes et assurer aux donateurs la bonne utilisation de leurs contributions.
Aujourd’hui, des institutions de ce type prennent très souvent en France le statut de fondation. La France doit à Michel Pomey (1948), alors conseiller de Malraux, la conception et la création de la Fondation de France, dont les objectifs d’abord artistiques s’orienteront très vite vers d’autres domaines comme la solidarité caritative ou le soutien à l’enseignement et à la recherche.
Et dont la traduction, via notre Fondation de l’École polytechnique, permet à des centaines d’anciens élèves, de faire à leur tour acte de solidarité envers l’École et ses élèves.
LA CROIX-ROUGE
Quand Henri Dunant, médecin genevois, à la suite du carnage de Solferino, cherche de l’aide pour lancer ce qui deviendra la Croix- Rouge, il trouve un appui efficace et déterminant auprès d’un autre Genevois, le général Dufour.
Ce polytechnicien (1807), officier de l’Empire revenu en Suisse après 1815, y exerça des responsabilités multiples, et c’est son rôle de « pacificateur » lors de la guerre du Sonderbund qui lui conféra, auprès des Suisses comme ailleurs, une aura exceptionnelle.
Il s’impliqua sans compter dans la création de la Croix-Rouge lors de la Conférence internationale de 1863, et la présida longtemps.
Cinq fondateurs du CICR :
- Dr Louis Appia,
- Henri Dunant,
- Gustave Moynier,
- Général Dufour (1807)
- Dr Théodore Maunoir, 1863.