Deux temps, trois mouvements
Lost Highway, le dernier film de David Lynch, est un film qui déroute. La raison principale en est simple, en ces temps timorés de l’art cinématographique : le récit n’y est pas classiquement logique.
La première partie est pourtant presque conventionnelle : Fred reçoit chaque jour d’un inconnu des bandes vidéo anonymes, dont les images peu à peu lui montrent sa propre villa, de l’extérieur, puis à l’intérieur, meubles et couloirs, puis lui-même, sa femme, puis un meurtre. Selon la séquence attendue, une enquête s’ensuit, suivie de l’arrestation puis de la prison. Là, le film s’interrompt brutalement pour repartir sur une autre voie, comme dérouté lui-même. Fred a disparu, Pete le remplace, nouveau protagoniste, en proie lui aussi à une histoire de meurtre et d’enquête, au premier abord tout à fait distincte.
Quelques coïncidences répétées, la permanence de certains personnages entre les deux parties, d’étranges réminiscences de Pete, la présence d’un personnage démoniaque, comme doué d’ubiquité et d’omniscience, installent chez le spectateur, à l’esprit naturellement cartésien, le soupçon inconfortable de liens énigmatiques entre les deux parties. Le soupçon se mue en perplexité à la résurrection de Fred, prétendument mort en prison, qui précède de peu une brève apparition de sa femme, que l’on croyait assassinée, dans les bras du parrain local dont l’annonce de la mort avait ouvert le film. La perplexité confine l’inquiétude quand le film s’achève, en boucle.
Il est vrai que, déjà absorbé par l’âpre lutte de son intelligence avec les paradoxes du film, le spectateur est continûment soumis aux coups de force répétés des images et des sons. Lynch intègre dans une suite hallucinée d’éclats rougeoyants et de pénombres incertaines sa prédilection pour les audaces sonores et les objets grossis à la dimension de l’écran, pour les gris noirs fantomatiques. Si rien du film n’est véritablement violent, du moins à l’aune de la série télévisée moyenne, la manière l’est totalement. Le spectateur y est éprouvé, mentalement et physiquement, incapable en fin de compte d’affirmer avec certitude la justesse de sa raison face au film, tant il est bousculé hors de sa condition habituelle.
Mais il reste fasciné. L’auteur s’ingénie à ne pas le laisser s’échapper, à ne jamais lui permettre de considérer le film comme un fantastique travail plastique mais dont le scénario ne serait tolérable qu’à distance. Le spectateur est accroché, embarqué dans un bolide sur une autoroute étrange et perdue (lost highway) où alternent déserts et explosions. Pour obtenir cet effet de capture, Lynch circonscrit les dérapages. À peine le sentiment naît d’être abandonné par le film qu’il repart sur une autre voie, où une signalisation familière rassure le spectateur.
Chacune des parcelles du récit s’appuie ainsi sur des figures de style traditionnelle au film policier, ou parfois du film noir, que l’on reconnaît avec gratitude : le couple de détectives, les routes et les voitures de l’Amérique, la prison et les mots de l’enquête, le motel et les sirènes de police, le parrain et ses colères, la call-girl et ses mines, les adolescents et les parents… Cette réalité de fiction, commune à tous les spectateurs américains (que nous sommes aussi), se distord chaque fois progressivement, par des sautes ou des flous du récit, des plans ou des sons. Quand la piste se brouille un peu trop, le film se reprend, sur une nouvelle voie identifiable, qui plonge ensuite elle-même dans l’étrange.
À la sortie, un peu hébété, si souvent dérouté, presque ravagé comme certains des personnages, le spectateur cherche encore à reconstruire l’univers choqué qui vient de le quitter. La première partie baigne résolument dans un clair-obscur des images et des dialogues laconiques, qui, sur la structure policière classique, répand la certitude inquiète des désillusions. Fred et sa femme Renée se méfient l’un de l’autre, corps et esprit, et surtout d’eux-mêmes.
Les pièces de leur villa à la façade blanche se perdent dans les ombres fantomatiques de rares meubles aux angles fermés. Les mots blessent puis s’étouffent, Fred oublie dans l’alcool et les étourdissements nocturnes de son saxophone affolé le malaise des jours. Les images vidéo, tyran moderne, s’immiscent, espionnent accusent, condamnent. Dans sa geôle, Fred se heurte encore à leur souvenir électronique comme à des murs, bien pire encore.
Avec Pete, l’univers s’ouvre à l’Amérique des banlieues adolescentes, des caïds aussi caricaturaux que leurs maîtresses platinées. Répliques convenues, décors connus, assurance des personnages créent une atmosphère qui évoque les certitudes des années 50. Elles aussi se dissolvent insensiblement dans les dérèglements du récit, qui entraînent le film dans les vertiges sordides des romans stupéfiants de James Ellroy. Les personnages inquiets de l’histoire antérieure s’y retrouvent ou s’y dédoublent, les morts annoncés reviennent. On croit parfois au flash-back, mais les détectives, qui se souviennent de tout, le démentent en assurant une chronologie paradoxale.
Le démiurge hideux, maître de la caméra-vidéo toute puissante de la première partie, revient en éminence grise du parrain local. Il ne retrouve son instrument qu’à la réapparition finale de Fred, caméra dont il use en arme, en miroir, en mémoire. Le film se double à ce moment d’une métaphore sur le cinéma, renforcée par l’image régulière de l’autoroute qui défile à la manière d’une pellicule qui s’emballe. Fred est revenu pour tuer à nouveau, jouet de ce sort incarné, marionnette du temps (et du réalisateur). Puis il sonne à sa propre porte pour y délivrer le message initial, avant de projeter sa voiture dans un enfer d’images et de musique entrechoquées.
Toutes les hypothèses sont fausses, par définition. Par exemple, il serait séduisant d’imaginer que le temps se déroule dans le sens usuel durant la première moitié, et repart dans l’autre sens lorsque Pete apparaît à la place de Fred. Certains indices corroborent cette théorie, personnages ressuscités, événements parallèles, fin en boucle sur le début. L’infidélité supposée de Renée du début est expliquée à la fin, le souteneur joue un rôle dans les deux, les scènes d’amour y sont symétriquement pénibles. L’intuition d’un temps à rebours est allumée par l’incendie inversé (le film se déroule alors inévitablement à l’envers durant quelques secondes) d’un cabanon dans le désert, vision récurrente d’une antichambre de la mort.
Évidemment, cette explication peut aisément être infirmée par d’autres éléments du scénario. Tant mieux, car l’espoir d’un cinéma capable de secouer les carcans trop assimilés des productions actuelles en est d’autant ravivé, et l’art ne se conçoit pas sans audace ni sans risque. Pour le spectateur également. Le souvenir de Lost Highway évolue avec les jours, moins physique et plus mental, des nerfs à fleur de peau à la conscience de l’invisible qui affleure, étrange et excitant.