Développement industriel de l’hydrogène et passage à l’échelle
L’hydrogène bas carbone ou renouvelable est un levier essentiel pour réduire les émissions de gaz à effet serre, en particulier dans les secteurs les plus difficiles à décarboner. Les approches industrielles doivent s’appuyer sur les savoir-faire de l’industrie, sans laquelle la transition énergétique ne se fera pas. Tout en étant ambitieuses, elles impliquent de prendre en compte l’urgence climatique, le défi de la mise en place des nouvelles chaînes de valeur, la disponibilité d’électricité renouvelable ou décarbonée et la nécessité d’une allocation efficace des capitaux, en tenant compte des situations industrielles et énergétiques locales.
L’hydrogène est produit, distribué et utilisé dans des applications industrielles et spatiales depuis plus de soixante ans. En 2017 le Conseil de l’hydrogène présentait lors de la COP23 son rapport sur le passage à l’échelle de l’hydrogène décarboné : à l’époque, 13 entreprises précurseures anticipent que, au-delà des applications classiques, l’hydrogène, au carrefour de nombreuses formes d’énergie, serait inévitable pour permettre la transition énergétique.
Si cette affirmation paraît aujourd’hui évidente, l’étude Scaling Up (Hydrogen Council, Scaling Up, 2017, disponible sur le site du Hydrogen Council https://hydrogencouncil.com/) est à l’époque la première étude systémique à s’intéresser au rôle de l’H2 comme vecteur clé pour la transition énergétique, à travers une analyse spécifique des différents secteurs.
Depuis lors, de nombreuses études ont affiné cette vision et confirmé le rôle de l’hydrogène. Ainsi, l’Agence internationale de l’énergie projette dans son scénario Net Zero 430 MtH2 à l’horizon 2050, en particulier – plus de 75 % – dans l’industrie et la mobilité lourde (sous forme d’hydrogène ou d’ammoniac), contre 94 MtH2 aujourd’hui.
Un tournant majeur
2017 marque ainsi un tournant majeur. Deux ans plus tôt, la COP21 s’est achevée sur la signature de l’Accord de Paris, qui constitue un changement de paradigme sur la décarbonation des économies : l’objectif de limiter l’augmentation de la température à 1,5 °C au-dessus des niveaux préindustriels implique, en creux, que les stratégies de décarbonation envisagées jusqu’alors doivent être revues. En simplifiant, on peut dire que, avant l’Accord de Paris, on pouvait imaginer décarboner le secteur électrique, améliorer massivement l’efficacité énergétique, développer les véhicules électriques à batterie pour le transport léger et les biocarburants pour une partie du transport lourd.
Pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris, il ne s’agit désormais plus d’optimiser fortement le business as usual, mais de véritablement transformer en profondeur des pans entiers des secteurs énergétiques et industriels, et décarboner complètement des segments comme l’industrie lourde, l’aviation, le transport maritime ou le fret routier longue distance, ce que ne permet pas l’électrification.
Implications pour un acteur comme Air Liquide
Air Liquide, étant donné sa position de producteur historique de gaz industriels, fait levier sur l’hydrogène depuis soixante ans, à la fois pour décarboner ses propres opérations et comme solution pour aider ses clients à réduire massivement leur empreinte carbone. En outre, les actifs investis ayant une forte intensité capitalistique et des durées de vie longue, chaque investissement fait l’objet d’études approfondies sur sa valeur de long terme – ce qui amène à comprendre les bénéfices relatifs des différentes options de décarbonation et le positionnement du passage à l’hydrogène contre les autres technologies comme l’électrification directe, qui est bien souvent impossible dans certains secteurs.
L’hydrogène est envisagé lorsqu’il est la solution la plus pertinente. L’hydrogène – 94 millions de tonnes en 2021 – est principalement produit par vaporeformage de gaz naturel (62 %), par gazéification de charbon en Chine (19 %) ou comme un sous-produit de la pétrochimie (18 %). Ses applications principales sont industrielles : environ 42 % des volumes sont utilisés pour la désulfuration des carburants afin d’éviter les émissions de SOx par les véhicules, 36 % pour la production d’ammoniac et 16 % pour la synthèse du méthanol, le reste servant à d’autres applications industrielles dans les secteurs de l’acier, du verre, de l’électronique et de la chimie de spécialité.
La stratégie climat d’Air Liquide repose sur l’objectif d’atteindre la neutralité carbone en 2050, en passant par la réduction massive des émissions liées aux opérations (« Scope 1 » et « Scope 2 »), avec un objectif intermédiaire de réduction de 33 % par rapport à 2020. Ce plan inclut évidemment la réduction massive des émissions de CO2 liées à la production d’hydrogène, ce qui va de pair avec le développement de nouvelles sources pour les nouvelles applications, qui se doivent d’être bas carbone ou renouvelables, afin de pleinement réaliser le potentiel de décarbonation.
Les leviers de réduction d’émissions
Les différents leviers de réduction des émissions de la production d’hydrogène sont connus : déploiement d’électrolyseurs alimentés en électricité bas carbone ou renouvelable, utilisation du biométhane ou captage du CO2. Ces leviers sont mis en œuvre dans une logique industrielle classique. Une analyse est menée sur les actifs à décarboner : quelle technologie ? Quelle localisation ? Quelles sont les contraintes liées aux besoins des clients servis (en particulier en matière de pureté et de sécurité d’approvisionnement, paramètres trop souvent omis dans les réflexions sur le développement des nouvelles infrastructures de production propre) ? Quelle disponibilité des intrants clés – en particulier l’électricité décarbonée pour l’électrolyse ou des sites de stockage pour le stockage de CO2 ? Et bien évidemment, quels coûts associés à la décarbonation ?
“Faire preuve tant de pragmatisme que d’une vision systémique.”
En regard des investissements à consentir pour la transition énergétique, il semble pertinent de faire preuve tant de pragmatisme que d’une vision systémique, afin d’éviter les coûts échoués, le déclassement anticipé d’installations décarbonables de manière compétitive.
Les besoins du client
Dans l’industrie, pour les usages existants comme la désulfuration des carburants ou la production d’ammoniac, la stratégie consiste donc à décarboner les unités existantes, soit en les équipant de captage de CO2, soit en passant à du biogaz, en particulier sur les unités produisant également du monoxyde de carbone, afin d’accompagner le secteur de la chimie dans sa transition vers une utilisation accrue des matières premières biosourcées, ou en les couplant avec des électrolyseurs, dont la production restera intermittente tant que les marchés électriques ne sauront pas livrer aux clients des profils renouvelables « en base ».
Les nouveaux usages sont multiples : l’hydrogène peut être une source de chaleur très haute température comme dans les fours à verre ou bien l’agent réducteur du minerai de fer pour l’acier. C’est aussi une molécule nécessaire pour la production de produits chimiques sur base de CO2 recyclé ou de carburants de synthèse. Pour les sociétés fournissant l’hydrogène bas carbone ou renouvelable, cela implique la capacité à le produire et le livrer en toute sécurité, avec la pureté et la fiabilité requises, de la même manière que pour les applications existantes, et donc à maîtriser les différentes briques technologiques et à travailler en partenariat avec les sociétés consommatrices, afin de bien comprendre le procédé où l’hydrogène est utilisé.
Des sauts technologiques
La maîtrise des technologies passe par le suivi de feuilles de route technologiques claires, s’étalant sur plusieurs années afin d’acquérir les connaissances scientifiques et techniques nécessaires et de bien comprendre l’économie des différentes voies possibles, toujours dans une logique d’une utilisation optimale des investissements liés à la décarbonation de l’économie.
À titre d’exemple, Air Liquide opère depuis plusieurs décennies de nombreux petits électrolyseurs, pour des usages industriels. En 2020 était mis en service un électrolyseur de 20 MW sur le site de Bécancour au Canada, soit une capacité multipliée par 10. Fonctionnant sur de l’électricité renouvelable, c’est alors le plus grand électrolyseur PEM (Proton Exchange Membrane) au monde. Nouveau passage à l’échelle, l’électrolyseur Normand’Hy sera le plus grand électrolyseur PEM jamais construit. Situé dans la zone industrielle de Port-Jérôme en Normandie, il intégrera des équipements fabriqués dans le cadre de la coentreprise réunissant Air Liquide et Siemens Energy et permettant d’éviter jusqu’à 250 000 tonnes d’émissions de CO2 par an, et il alimentera la raffinerie de TotalEnergies ainsi que d’autres clients industriels, et la mobilité lourde.
Lire aussi : Innover pour financer l’économie de l’hydrogène
Le rôle des autorités publiques
Par ailleurs, la connaissance des clients et l’adaptation à leurs procédés et leurs enjeux critiques, comme la sécurité de mise en œuvre, la fiabilité des opérations, la continuité d’approvisionnement, sont des éléments majeurs pour développer ces nouvelles applications de l’hydrogène. Lors du passage à l’échelle industrielle, ces aspects doivent être, en plus des aspects purement technologiques, également finement analysés et pris en compte. La connaissance concrète du passage à l’échelle ainsi que des contraintes industrielles réelles sont aussi des éléments importants dans le dialogue avec les autorités publiques, afin d’apporter des éclairages sur la mise en œuvre des plans d’action.
Les défis
Le développement de l’hydrogène pour la décarbonation de l’industrie fait face à différents défis, dont aucun n’est insurmontable, mais il nécessite une action coordonnée de plusieurs acteurs économiques, en particulier : du côté de l’industrie, à la fois le développement de l’infrastructure de production et de livraison en toute sécurité aux utilisateurs, et l’adaptation par les utilisateurs comme les sidérurgistes ou les chimistes de leur outil de production ; du côté des pouvoirs publics, la définition de cadres réglementaires permettant d’une part la création de marchés pour les produits comme l’acier, le ciment ou le verre bas carbone permettant à la production y compris d’hydrogène de trouver son économie et, d’autre part, dans une période transitoire, d’accompagner le développement et le passage à l’échelle pour les premières unités.
Et enfin, du côté du secteur énergétique, le développement des ressources d’électricité renouvelable ou décarbonée et des sites de stockage de CO2 qui sont nécessaires dans les scénarios Net Zero.
Décarboner la production d’hydrogène : l’électrolyse est-elle la seule voie ?
L’électrolyse de l’eau consiste à casser la molécule d’eau en utilisant de l’énergie électrique : on produit ainsi de l’hydrogène (H2) et de l’oxygène (O2). La consommation électrique est de l’ordre de 50 kWh d’électricité par kilo d’H2 produit (et plutôt 55 kWh en intégrant les consommations auxiliaires comme la purification de l’eau), un peu moins si on électrolyse la vapeur – la consommation énergétique totale à affecter à la production d’hydrogène dépendant alors de la source de vapeur, en particulier si elle est fatale ou non. Si assurer la totalité de la production d’hydrogène par des électrolyseurs a un caractère attrayant, il convient de s’assurer de la faisabilité. Certains critères sont à prendre en compte.
Produits recherchés : aujourd’hui, certaines unités de production d’H2 produisent également du monoxyde de carbone (CO) pour l’industrie chimique et ne sont pas substituables par des électrolyseurs. Une option est alors de capturer le CO2 (CCS) ou de reformer du biométhane. Ces options sont en cours d’étude, par exemple le captage du CO2 sur le vaporeformeur d’Air Liquide à Anvers, dans le cadre du projet Kairos@C mené avec le chimiste BASF, ou sur la bioraffinerie de Total Energies à Grandpuits.
Disponibilité de l’électricité bas carbone ou renouvelable : aujourd’hui, un vaporeformeur world scale va produire un peu plus de 200 tonnes d’hydrogène par jour, ce qui, en supposant 50 kWh/kgH2, nécessite une puissance d’électrolyse de plus de 400 MW – et donc une capacité électrique au moins égale, voire 3 à 4 fois plus importante dès lors que la source d’électricité est intermittente avec un faible facteur de charge, si l’on suppose que le consommateur d’hydrogène est peu interruptible et consomme en base, comme c’est le cas pour la plupart des procédés industriels.
« Le développement de l’hydrogène par électrolyse bénéficiera du développement préalable de l’hydrogène par reformage d’hydrocarbures avec captage du CO2. »
L’optimisation du système énergétique, s’appuyant sur le caractère stockable en grande quantité de l’H2 dans des cavernes souterraines, permettra d’améliorer un peu les choses, mais ne changera pas fondamentalement le besoin d’avoir produit les électrons correspondants, à un moment ou un autre ! De ce point de vue, la France, avec son mix électrique déjà fortement décarboné, a un avantage important, comme le montre le développement du projet Normand’Hy développé par Air Liquide pour accompagner la décarbonation du bassin industriel du Havre.
On peut également en déduire que le développement de l’hydrogène par électrolyse bénéficiera du développement préalable de l’hydrogène par reformage d’hydrocarbures avec captage du CO2 – par exemple en équipant les vaporeformeurs existants – puisque cela permettra d’absorber l’intermittence de la production. En effet, via l’électrolyse l’intermittence de la production renouvelable ne disparaît pas : elle est simplement « gérée » par le système énergétique en la transférant vers un vecteur – l’H2 – qui offre des sources de flexibilité plus compétitives que le pur système électrique.