Développer des projets de production d’hydrogène
Pour que toutes les innovations puissent effectivement catalyser les mutations de nos systèmes énergétiques, il reste un chaînon manquant sans lequel rien n’est possible : la capacité à imaginer, développer et faire sortir de terre des projets, qu’il s’agisse de fermes solaires, de parcs éoliens, d’usines de production d’hydrogène… Les porteurs de projets, allant du simple promoteur indépendant au grand groupe énergéticien, ont la lourde tâche de mener à bien des projets mobilisant toutes les innovations dans un environnement de plus en plus complexe. Développer des projets de technologies matures comme le solaire ou l’éolien est difficile en soi, mais cette difficulté se trouve décuplée lorsqu’il s’agit de technologies plus innovantes, notamment de projets de production d’hydrogène.
Le secteur énergétique mondial est confronté à des mutations extrêmement profondes. Ces bouleversements ont débuté il y a une quinzaine d’années avec l’irruption de l’éolien et du solaire comme sources de production d’électricité renouvelables, se poursuivent sous diverses formes (batteries, électrolyseurs, numérisation des systèmes, etc.) et s’accélèrent très fortement depuis le début de cette décennie 2020. L’existence de ce qu’il faut bien appeler une révolution énergétique ne fait plus vraiment débat, y compris en France – bien que notre pays soit longtemps resté enlisé dans une forme de déni à ce sujet, pour de multiples raisons qui ne seront pas développées ici.
Des innovations prometteuses
Cette révolution est rendue possible par la convergence de plusieurs innovations qui, combinées entre elles, ont pu enclencher des dynamiques exponentielles de déploiement, notamment décrites par Tony Seba, fondateur du think tank RethinkX.
On peut en distinguer plusieurs formes, les innovations technologiques (par exemple le développement d’électrolyseurs avec un meilleur rendement et plus économes en eau), les innovations de modèles d’affaires (par exemple, la mise au point de modèles de couplage électron-molécule pour capter la valeur d’option), les innovations réglementaires ou juridiques (le cadre se transforme pour s’adapter à des objets nouveaux qui pouvaient, jusqu’à encore très récemment, être juridiquement non identifiés : centrales solaires flottantes, fermes agrivoltaïques, etc.) ou les innovations contractuelles (aux mécanismes de tarifs d’achat garantis viennent ainsi progressivement se substituer les contrats de vente d’électricité de type PPA power purchase agreement ou contrat d’achat d’électricité offrant aux industriels une électricité au coût maîtrisé et prévisible, un atout précieux face aux incertitudes actuelles).
Un parcours jalonné d’obstacles
En premier lieu, il convient de rappeler en quoi consiste le développement d’un projet. Il s’agit d’une phase commune à tout projet d’infrastructure, mais force est de constater qu’elle est peu connue du grand public. Et pour cause : en admirant un parc éolien sortir de terre ou en assistant à l’inauguration d’une ferme solaire, qui imaginerait spontanément qu’il a fallu entre cinq et dix années de travail préalable avant d’amorcer la construction proprement dite ?
Les unités industrielles de production d’hydrogène ne font pas exception. Avant d’en poser la première pierre, un porteur de projet devra s’armer de patience et franchir une à une les étapes suivantes : la sécurisation d’une emprise foncière, les dossiers de demande d’autorisation, l’obtention des autorisations, la sécurisation des intrants, la contractualisation avec des clients et la concertation du public. L’avenir du projet dépend du succès avec lequel ces différentes étapes sont menées à bien par le développeur. Il suffit qu’un obstacle vienne entraver l’atteinte d’un seul de ces jalons (refus d’une autorisation, indisponibilité des intrants, recours d’un tiers, etc.) pour conduire à l’abandon du projet – et la perte irrémédiable de tous les coûts que le développeur aura préalablement consentis.
Quelques chiffres :
- La consommation française d’hydrogène s’élève à 900 000 tonnes par an, essentiellement dans le secteur industriel. La quasi-totalité de cet hydrogène est produit à partir de méthane, générant 11,5 millions de tonnes de CO2, soit 3 % du total des émissions françaises.
- Pour respecter la trajectoire de décarbonation qu’elle s’est fixée au travers de sa Stratégie nationale bas carbone (SNBC), la France vise un objectif de 6,5 GW de capacités d’électrolyseurs installés en 2030. Cela représente 600 000 tonnes/an d’hydrogène décarboné. Il faudra 50 TWh d’électricité pour assurer une telle production d’hydrogène.
- En 2022, l’Allemagne a raccordé 7,2 GW de nouvelles capacités solaires (portant la capacité installée totale à 66 GW) et la France 2,4 GW (capacité totale : 17 GW). En août 2023, le chancelier allemand a fixé pour objectif d’atteindre un rythme de déploiement de 22 GW par an à partir de 2026. À ce rythme, l’Allemagne installera en deux ans la capacité requise pour produire 50 TWh, volume d’électricité équivalent à celui nécessaire pour produire l’intégralité de l’hydrogène dont la France aura besoin à l’horizon 2030.
- 440 GW de nouvelles capacités électriques renouvelables auront été raccordées dans le monde sur la seule année 2023, dont 286 GW de solaire et 124 GW d’éolien (source : Agence internationale de l’énergie). Cela représente près de 90 % des nouvelles capacités électriques raccordées en 2023.
La sécurisation d’une emprise foncière
Il peut s’agir par exemple de signer une promesse de bail emphytéotique avec un propriétaire foncier, lequel s’engage ainsi à « réserver » le terrain pour le projet proposé. En contrepartie, le porteur de projet s’engage à mener à bien toutes les études et démarches requises pour rendre possible la réalisation du projet.
Les dossiers de demande d’autorisation
Avant de solliciter auprès de la préfecture les autorisations nécessaires, en particulier au titre du Code de l’urbanisme (le permis de construire) et au titre du Code de l’environnement (l’autorisation ICPE, installations classées pour la protection de l’environnement), le porteur de projet doit effectuer un travail préalable pendant une à deux années, afin de préparer un dossier comportant de nombreuses pièces, parmi lesquelles une étude d’impact environnemental dont le volet « faune-flore » doit inclure des analyses sur une année complète d’observation.
L’obtention des autorisations
Le permis de construire et l’autorisation ICPE sont délivrés par les autorités au terme d’une procédure d’instruction impliquant la consultation de multiples parties prenantes (élus, gestionnaires de réseaux, aviation civile, architectes des bâtiments de France, pompiers, armée, etc.) ainsi qu’une enquête publique. Cette instruction s’étend sur un délai d’un an dans le meilleur des cas, souvent bien au-delà. La délivrance des autorisations ne signifie pas toujours le bout du tunnel, puisqu’il n’est pas rare que des recours surviennent et que s’engagent alors de longues procédures devant les tribunaux administratifs. Par ailleurs, la découverte d’espèces protégées sur le site envisagé conduit à devoir solliciter une « dérogation à la destruction d’espèces protégées » instruite non plus par la préfecture mais par un organe national, le Conseil national de la protection de la nature (CNPN), dans un délai moyen observé entre un et trois ans.
La sécurisation des intrants
Produire de l’hydrogène nécessite de l’électricité et de l’eau : à titre d’exemple, une unité industrielle prévue pour produire 50 000 tonnes d’hydrogène par an à partir d’électrolyseurs d’une capacité de 300 MW nécessite un volume d’eau d’environ 90 m3/heure (dont 60 seront consommés et 30 seront rejetés à l’issue du procédé de déminéralisation) et une consommation d’électricité de l’ordre de 2,5 TWh. Le porteur de projet doit identifier la méthode d’approvisionnement en eau la moins impactante pour les ressources disponibles localement (cela passera généralement par un raccordement sur le réseau des eaux industrielles).
Il doit également sécuriser auprès du gestionnaire de réseau d’électricité (RTE) le droit de soutirage de la puissance nécessaire, dans le cadre d’une procédure de raccordement impliquant le paiement de frais d’étude et de réservation de capacité (quelques centaines de milliers d’euros pour ce type de projets). Il doit enfin sécuriser l’électricité, soit auprès d’un fournisseur tiers, soit en la produisant lui-même dans une logique intégrée. Cette étape est déterminante pour la viabilité économique du projet, car l’électricité représente environ les trois quarts du coût de production d’une molécule d’hydrogène.
La contractualisation avec des clients
Construire une unité industrielle de production d’hydrogène représente un investissement très important (à titre d’exemple, autour de 500 millions d’euros pour une usine telle que celle décrite ci-dessus). Mobiliser de tels montants nécessite d’avoir contractualisé la vente de l’hydrogène avec le(s) client(s) en amont de la décision d’investissement.
La concertation du public
Tout au long de ces différentes étapes, le porteur de projet doit veiller à associer étroitement les acteurs du territoire (élus, associations, citoyens). Pour des projets d’une telle ampleur, la Commission nationale du débat public (CNDP) est saisie et désigne un garant chargé de veiller à la sincérité des informations diffusées et au bon déroulement de la procédure de concertation.
Appréhender et maîtriser les risques
Savoir mener à bien les étapes décrites ci-dessus est donc nécessaire ; mais pas suffisant. Le principal atout du développeur n’est pas l’expertise des méandres souvent arides du cadre réglementaire, aussi indispensable soit-elle ; mais bien l’aptitude à prendre ses décisions et à engager ses ressources financières et humaines en étant en permanence confronté à l’éventualité d’un abandon de son projet. Maîtrise de la prise de risques, agilité décisionnelle et capacité d’innovation sont ses meilleures armes et les principaux facteurs de différenciation dont il dispose.
La maîtrise des risques peut s’appuyer sur des méthodes éprouvées.
- La diversification : un développeur s’attachera toujours à travailler sur plusieurs projets en parallèle, tout en veillant à éviter l’écueil de la dilution de ses ressources par nature limitées – un équilibre délicat à trouver !
- Le séquencement des étapes : il s’agit de procéder aux différentes démarches dans un ordre tel que l’on optimise le rapport entre les coûts échoués et la durée de développement. Par exemple, on sécurise généralement le foncier avant de lancer l’étude d’impact et on sécurise l’accès au réseau RTE avant de lancer la demande d’autorisation ICPE. Plus on parallélise les démarches, plus on réduit la durée de développement mais aussi plus on augmente le montant des coûts échoués en cas d’abandon du projet…
- La couverture : le développeur peut réduire son exposition à certains risques en les faisant porter (totalement ou partiellement) par des contreparties. À titre d’exemple, il existe désormais des assurances contre le risque de recours d’un tiers sur un permis de construire. Néanmoins, cela reste marginal : pour l’essentiel, les risques de développement demeurent inassurables et difficiles à couvrir.
Décider rapidement
Ces méthodes peuvent constituer une aide, mais elles ne sauraient se substituer à ce qui demeure la qualité essentielle d’un développeur : la capacité à décider rapidement et à avancer dans l’incertitude. Évoquer la rapidité de prise de décision peut sembler une évidence, car cette qualité est synonyme de performance dans de nombreux secteurs d’activité. Toutefois, il y a une différence de taille : en matière de développement de projets, la rapidité n’est pas seulement un facteur de performance, mais aussi il détermine souvent la concrétisation ou l’abandon du projet. Certaines étapes d’un projet imposent de prendre dans l’urgence des décisions parfois radicales, mettant en jeu l’existence même du projet.
Cela est d’autant plus présent dans un domaine comme la production d’hydrogène, où la faible maturité et la fulgurance des évolutions technologiques pourraient inciter à prendre le temps d’une analyse exhaustive avant toute décision d’ampleur : or c’est paradoxalement cet attentisme qui souvent mène, de proche en proche, les projets dans une impasse. En la matière et comme souvent dans un secteur d’innovation de pointe, il est au contraire préférable d’échouer rapidement, car ces échecs sont alors de moindre conséquence – et sont autant d’occasions d’apprendre afin de corriger la trajectoire.
Avancer dans l’incertitude
La rapidité de décision implique donc par nature que les décisions soient prises sans disposer de toute l’information que l’on souhaiterait avoir, parce que l’accès à cette information est impossible ou nécessiterait trop de temps et de ressources. Cette capacité à avancer dans l’incertitude recouvre toutefois un champ plus vaste encore, qui est au cœur même de la spécificité du métier de développeur. Il s’agit de reconnaître que non seulement aucune analyse, aussi approfondie soit-elle, ne sera jamais en mesure de résoudre la question de l’indétermination du futur, mais de surcroît que c’est précisément le fait d’agir qui révèle les options à notre disposition. Machiavel l’écrivait déjà dès le xvie siècle : « En agissant se dévoilent les partis qui seraient demeurés cachés si l’on n’avait pas agi. »
Exemple d’un projet industriel de production d’hydrogène
- Le projet CarlHYng est un projet de production d’hydrogène renouvelable et bas carbone par électrolyse de l’eau mené par la société Verso Energy sur la commune de Carling en Moselle, sur un site de stockage de déchets inertes qui sera réhabilité.
- Il consiste en un déploiement successif de trois unités de production d’hydrogène par électrolyse de 100 MW chacune entre 2027 et 2030, soit une production cumulée de 51 000 tonnes d’hydrogène par an à terme, destiné à remplacer le gaz et le charbon utilisés dans l’industrie.
- Afin de permettre l’acheminement de l’hydrogène produit vers les sites industriels consommateurs (notamment sidérurgistes), le projet sera raccordé au réseau MosaHYc, gazoduc transfrontalier en cours de reconversion pour le transport de l’hydrogène entre la France, l’Allemagne et le Luxembourg, sous l’impulsion des gestionnaires de réseaux GRTgaz et Creos.
- Le montant d’investissement du projet est aujourd’hui estimé à 450 millions d’euros.
Agilité et prise de risques
Il est souvent considéré que les grands projets doivent être portés par de grandes entreprises. C’est notamment une perception qui transparaît dans les critères d’éligibilité prévus par la plupart des appels à projets, marchés publics et autres initiatives lancées par les pouvoirs publics. Pour ne prendre qu’un seul exemple, le mécanisme de soutien à la production d’hydrogène décarboné proposé par l’État prévoit un critère de chiffre d’affaires annuel moyen supérieur à 100 millions d’euros… Or cette croyance mériterait d’être nuancée à plus d’un titre.
D’une part, s’il est vrai que la capacité à porter les coûts de développement est essentielle, ceux-ci représentent une portion relativement faible (de l’ordre de 5 à 10 %) du montant total d’investissement. Et la capacité à financer l’investissement lui-même devrait être considérée comme secondaire : des projets de cette ampleur se financent au regard de leur équilibre économique propre, par des instruments de financement de projet sans recours, pour lesquels la taille du bilan du porteur de projet n’a qu’une faible pertinence dans l’analyse financière qui conditionne la décision d’investissement.
“Les structures de petite taille présentent généralement une capacité à décider rapidement et à avancer dans l’incertitude plus affûtée.”
D’autre part, les structures de petite taille présentent généralement une capacité à décider rapidement et à avancer dans l’incertitude plus affûtée que les organisations importantes, lesquelles doivent composer avec une gouvernance plus lourde et une aversion au risque souvent plus forte. Au regard des facteurs clés de succès évoqués plus haut, ces caractéristiques conduisent à postuler que les grandes organisations sont moins favorablement armées que les structures à taille humaine pour développer de tels projets – même s’il existe bien évidemment des contre-exemples.
Exemple d’un projet industriel de production de carburants de synthèse
- Verso Energy prévoit l’implantation d’une unité industrielle de production d’hydrogène bas carbone et de carburants de synthèse sur la zone industrialo-portuaire de Rouen.
- Le principe consiste à combiner de l’hydrogène produit par électrolyse et du CO2 capté chez des industriels émetteurs, afin de produire du carburant de synthèse ayant vocation à se substituer au carburant fossile utilisé dans le transport aérien (e‑jet fuel) ou maritime (e‑méthanol). Le règlement ReFuel EU oblige notamment les compagnies aériennes à incorporer une part de carburant de synthèse dans les vols européens à partir de 2030.
- Le projet prévoit une production d’hydrogène par électrolyse de l’eau pouvant atteindre une capacité de 350 MW, accompagné d’une unité de production de carburants de synthèse à partir d’un volume annuel de 300 000 tonnes de CO2 capté chez des industriels du territoire.
- Implanté au cœur de l’axe Seine, le futur site industriel pourra acheminer les carburants produits par voie fluviale vers les ports (pour usage maritime) ou via la canalisation LHP exploitée par la société Trapil, avec qui Verso Energy a signé un accord de partenariat.
- Le montant d’investissement du projet est estimé à plus d’un milliard d’euros.
Atouts des petites structures
Enfin, et au risque d’aller à l’encontre de l’intuition immédiate, les petites structures témoignent d’une plus grande persévérance face aux difficultés qui se présentent inévitablement dans la phase de développement d’un projet.
Ce constat découle probablement du fait qu’un grand projet représente souvent pour une petite entreprise un enjeu existentiel : elle aura donc naturellement tendance à investir davantage d’énergie et d’efforts pour surmonter les obstacles, face auxquels un grand groupe sera quant à lui d’autant plus facilement enclin à renoncer qu’il dispose de multiples autres projets en faveur desquels il peut arbitrer. Parmi les différentes raisons pouvant expliquer le retard accumulé par la France dans sa transition énergétique figure sans doute en bonne place notre obstination symptomatique à considérer que les « champions nationaux » sont les seuls à même de traiter les enjeux industriels en général et énergétiques en particulier.
Pourtant, l’atteinte des objectifs ambitieux de notre Stratégie nationale bas carbone suppose implicitement que des milliers de projets de toutes tailles soient développés et concrétisés partout sur le territoire, et donc la mobilisation massive de l’ensemble des acteurs de notre tissu économique. Les grands groupes y auront toute leur place, mais nous n’y parviendrons pas sans la contribution d’entreprises agiles, innovantes, structurées pour relever les défis inhérents au développement de projets – que ces quelques pages se sont efforcées de décrire sans prétendre à l’exhaustivité.
Références :
- Tony Seba, Clean Disruption of Energy and Transportation : How Silicon Valley Will Make Oil, Nuclear, Natural Gas, Coal, Electric Utilities and Conventional Cars Obsolete by 2030, 2014. Voir également les publications de son think tank RethinkX.
- Philippe Silberzahn, Bienvenue en incertitude, 2021. Voir également son article « Agir en incertitude : Le renversement de Machiavel ».
- Consultation sur le mécanisme de soutien à la production d’hydrogène décarboné (2023) : https://www.ecologie.gouv.fr/consultation-sur-mecanisme-soutien-production-dhydrogene-decarbone.
- « Énergies renouvelables : la France, seul pays de l’Union européenne à avoir manqué ses objectifs » (Le Monde, 31 janvier 2022).