Devenir écrivain
Tout commença dans un fastfood où je dînais avant de partir en voyage, à l’extrémité d’une table où siégeait aussi un couple d’inconnus. Je les observais à la dérobée, sans rien attendre de mon espionnage sinon qu’il calmât mon ennui, jusqu’à ce qu’un tintement retentît.
À mes oreilles, ce bruit signalait seulement la chute d’une pièce de monnaie mais il eut sur mes voisins un effet saisissant : comme s’ils venaient d’entendre un coup de fusil, ils se raidirent, leurs hamburgers figés entre bouche et table, échangeant un regard proprement terrifié.
À mon total ébahissement, ils jaillirent alors de leurs sièges et d’un pas si mécaniquement synchronisé que mon stage d’incorporation me revint en mémoire, ils quittèrent l’établissement en jetant leur reste de dîner à la poubelle.
Naissance d’une obsession
Abasourdi, j’hésitai avant de me mettre à leur place ; mais quand je le fis, j’en fus presque déçu : je ne vis rien qu’une rangée de tables (dont la monotonie était rompue ici et là par le jaillissement impromptu d’un Gargantua affamé) ainsi qu’une pièce de dix centimes sur le sol.
“ En bon scientifique, comprendre était une religion ”
Je me résolus alors à croire que cette pièce expliquait le tintement précédant le départ du couple et même qu’il était cause de cette fuite ; je la contemplai le coeur battant, persuadé qu’elle allait soudainement exploser et réduire à néant le bâtiment. Puis, trente secondes de calme me prouvèrent que je me trompais car la pièce resta une simple pièce.
Je repris mon plateau, terminai mon repas. Une heure plus tard, je partais pour Bordeaux.
Néanmoins, cette saynette absurde ne me quitta pas ; en bon scientifique, comprendre était pour moi une religion et je la ruminai jusqu’à ce que le roulis du train et la fatigue diluent mes souvenirs dans les vapeurs du sommeil ; même là, les rouages de mon esprit continuèrent à la ressasser.
Ils élaborèrent alors une fabuleuse théorie qui justifiait toute mon affaire, profitant qu’aucune règle n’existât dans le rêve pour abattre certaines frontières : peu à peu, je vis la pièce de monnaie sortir de la poche d’un homme qui m’était invisible mais que mes voisins auraient aperçu et, par des raisonnements de plus en plus alambiqués, je compris les causes de sa présence et de la frayeur causée à mes voisins.
En descendant du train, à Bordeaux, j’avais oublié mes questions de la gare Montparnasse au profit d’une obsession : donner vie à l’ébouriffant personnage qui venait de s’imposer à moi et que je nommai Stanley.
Le mot d’obsession n’est pas choisi au hasard : beaucoup de mes idées s’étaient déjà muées en nouvelles ou même en une entame de roman, mais aucune ne m’avait happé ainsi, au point qu’elle ne quitte jamais mes pensées, occupe un mois de demi-insomnies, me déconnecte de mes amis et m’empêche d’être concentré au travail (nous étions en 2010 et je me trouvais heureusement en stage ouvrier, lequel n’était pas trop exigeant).
Pour la première fois, l’écriture cherchait à me dire qu’elle n’était pas une simple passade. Hélas, comme j’allais le comprendre, notre relation commençait sur d’assez mauvaises bases.
Triangle amoureux
Beaucoup d’ingénieurs ont des élans artistiques et s’en réjouissent. Comme eux, en m’engageant dans l’écriture des aventures de Stanley, j’aurais pu reconnaître ma chance : entre les sciences où je m’épanouissais (je m’étais découvert un goût pour l’informatique) et ce nouveau projet, j’avais suffisamment de matériel pour ne jamais m’ennuyer.
Mais je devais d’abord dépasser une conviction, qui pesa lourdement sur la fin de mes études et mes débuts professionnels : celle qu’une carrière d’écrivain doit être menée à part entière et qu’un choix exclusif entre ingénieur ou romancier s’imposait.
Cette conviction n’était pas (seulement) due à un idéalisme naïf, nourri d’images d’écrivains enchaînés à l’encrier. Elle découlait plutôt de la manière pathologique dont l’inspiration s’imposait à moi et qui me faisait penser que, si j’acceptais de suivre mes idées, il me faudrait tout leur sacrifier.
En effet, depuis l’épisode du fast-food, lorsque des scènes en rapport avec Stanley m’apparaissaient, j’entrais dans une espèce de transe identique à celle que j’ai déjà décrite. D’un coup et sur de longues périodes, plus rien d’autre que l’écriture ne comptait et je voyais mal comment, dans un contexte professionnel, je pourrais justifier ces intrusions imaginatives dans mon quotidien, expliquer de telles chutes – brutales et prolongées – de productivité et d’attention.
Je me trouvais donc dans une forme de triangle amoureux, entre ingénierie et littérature, qu’il me fallait résoudre avant la fin de mes études. Or, le choix final me semblait évident car une place d’ingénieur était une réalité beaucoup plus tangible que mes rêves de roman.
Pendant mes études, ainsi, lorsque la situation l’exigea (période d’examen, projets, etc.), je commençai à me museler en sachant que c’était de toute manière ce qui m’attendait au bout du chemin. Je me contraignis régulièrement à ne plus écrire une ligne de peur d’être emporté par le courant.
Bien entendu, dès que les examens s’éloignaient et que je relâchais ma vigilance, l’inspiration se vengeait en m’étourdissait sous des avalanches d’images que je couchais fiévreusement sur le papier. Décuplée par la frustration qui l’avait précédée, la nouvelle période créatrice était débridée… jusqu’à l’arrivée d’une période où je devais être plus « sage ».
Repartir de zéro
Ainsi se passa la suite de mes études, dans une alternance de science et de littérature. Cependant, à l’issue de chaque cycle, la violence d’un nouvel accès d’inspiration était accrue, ce qui se ressentait progressivement dans ma vie privée. J’arrivais à faire illusion auprès de ceux qui me côtoyaient à l’École ou en stage, mais certains proches sentaient la différence, me voyant noyé dans l’écriture, et s’en inquiétaient.
“ Un choix exclusif entre ingénieur ou romancier s’imposait ”
Puis il y eut deux périodes plus démesurées que les autres : mes stages de recherche et de fin d’études en 2011 et 2012 où, profitant de plusieurs mois consécutifs où je n’avais plus de travail à rapporter dans mon appartement, je laissai l’inspiration totalement déborder sur mes temps libres, ce qui eut des effets néfastes sur la qualité de mon travail bien sûr, mais aussi sur ma santé physique et psychologique. Quelques proches tirèrent alors violemment la sonnette d’alarme. Je décidai de les écouter.
La fin de mes études approchait justement et je les avais traversées avec réussite. C’était l’instant idéal pour débuter autre chose en profitant de l’aura de mon diplôme, une vie toute différente, et j’avais foi dans les défis professionnels et ma recherche d’emploi pour me faire oublier tous mes anciens démons.
Je laissai donc de côté à la fois l’informatique (à laquelle j’associais le combat incessant de mes études) et l’écriture de mon roman. Il était temps de repartir de zéro, avais-je décidé.
En quête de sénérité
Mon entrée sur le marché du travail fut compliquée, tout perturbé que j’étais par les derniers mois et les décisions drastiques que j’y avais prises. Une succession de hasards me conduisit à postuler dans des cabinets de conseil et je me convainquis que l’endroit était idéalement choisi pour faire table rase du passé.
Outre le plaisir de collaborer avec l’équipe dynamique que j’avais rencontrée, c’était l’idée d’affronter des problèmes complètement nouveaux pour moi qui me semblait amusante et je m’y lançai avec enthousiasme. Après tout, ma curiosité était légendaire.
Au bout de quelques mois, je m’y sentis déçu. Non parce que les missions n’étaient pas à ma mesure – preuve en était le temps et d’énergie que j’y consacrais – mais plutôt parce qu’elles étaient trop éloignées de ce qui m’avait attiré à Polytechnique. La seule compétence que j’y avais acquise et qui m’était utile était l’abstraction ; pour le reste, les belles théories qui m’avaient fasciné par le passé se faisaient de plus en plus obscures dans mon esprit à force de ne pas servir – ce que je me mis à regretter.
“ Après tout, ma curiosité était légendaire ”
Je constatai de plus que les sciences n’étaient pas seules à me manquer : l’écriture se rappela à moi au bout de quelque temps, alors même que je n’avais quasi plus une minute à lui consacrer.
Quasi, disais-je : j’avais commencé, pendant ma recherche d’emploi, un blog sur lequel je postais des dessins. J’y glissais de temps à autre une nouvelle. Je n’agissais pas ainsi pour m’exercer en vue du jour où je reprendrais mon roman (si je le reprenais un jour). Ce qui m’attirait dans ce blog était que je m’y faisais plaisir sans éprouver de culpabilité. Il devint bientôt un défouloir pour mon imagination.
L’avantage des nouvelles sur un roman était que je contrôlais ma frénésie créatrice en me forçant à accoucher d’une histoire en peu de temps, souvent l’espace d’un week-end. Lorsque les nouvelles étaient trop longues pour que j’en vienne à bout aussi vite, je me disciplinais pour m’en détacher le temps de la semaine de travail qu’il faudrait traverser avant d’y revenir.
Et peu à peu, j’appris à écrire calmement, comme je n’y étais jamais parvenu à l’École.
Un futur public
Au détour de ce processus d’apprentissage, je compris que j’avais fait fausse route en m’engageant dans le conseil : si mes seules sources de plaisir étaient à l’extérieur de mon travail, il était clair que cette première expérience n’était pas vraiment faite pour moi.
Sans savoir encore à quoi j’emploierais les mois suivants, je donnai alors ma démission à mes supérieurs et de cet acte fondateur découla un miracle. De fait, à certains collègues qui m’interrogeaient sur la suite de mes projets, j’annonçai mon intention de profiter des premières semaines pour me remettre à l’écriture.
J’évoquai mon roman à demi-mot et fus surpris de l’engouement que mes collègues en conçurent : sans crier gare, je me découvris un futur public. Pour la toute première fois, je sus qu’on pouvait dire de moi que j’étais écrivain et je ne ressentais aucun besoin de m’en excuser. Je m’en sentis même fier.
Science et littérature
Fort des regards qui attendaient mes productions, je quittai donc le conseil pour consacrer six mois à terminer mon roman, Requiem pour Stanley, fruit d’une rencontre fortuite dans un fastfood.
J’y dédiai chaque journée et y mis le point final en février 2014. Avec méthode, mais surtout avec sérénité, j’étais venu à bout de mon démon, non pour me convaincre de ne vivre ensuite que de mes écrits mais simplement pour clore une histoire compliquée en faisant la paix avec moi-même.
Désormais, tout en attendant l’édition de mon roman, j’ai repris un emploi d’ingénieur en recherche et développement, non sans collecter des idées pour mon deuxième roman.
Je croise les doigts : pour l’heure, je m’épanouis également dans ces deux domaines, car être écrivain a cessé d’être un fardeau. Science et littérature, je me le suis prouvé, sont bien loin de s’exclure.