Dirigeants, parlons un peu plus systémique
Pour appréhender l’entreprise, la systémique s’avère sous bien des aspects plus riche que d’autres concepts : elle considère en effet les phénomènes dans leur globalité, dans leur durée et leur complexité, et surtout elle les relie entre eux. Au lieu d’approfondir chaque petit maillon d’une chaîne linéaire de causalité, avec un début et une fin, elle oblige à penser en enchaînements circulaires, sans extrémités précises. Le monde n’est plus perçu comme statique, mais comme dynamique.
À l’heure de l’organisation apprenante, annoncée en même temps que l’économie fondée sur la “ connaissance ”, la systémique apparaît à la fois comme langage commun, levier d’apprentissage en équipe et outil de mobilisation pour l’entreprise.
La description de l’entreprise comme un système date des années 50 et des premières théories de systémique. Les notions de complexité, de globalité et de dynamique d’interactions ont particulièrement séduit ceux qui s’intéressaient à la vie énigmatique des entreprises. Tandis que la systémique se développait, notamment dans d’autres domaines, tels que la biologie, la sociologie, etc., des chercheurs du MIT se mettaient à l’appliquer à des problèmes de stratégie et de changement organisationnel et à l’enseigner à des dirigeants.
Cette pratique gagne progressivement des dirigeants anglo-saxons apparemment séduits par son efficacité. Bien qu’elle soit jusqu’à présent peu développée dans les entreprises françaises, de grands cabinets de conseil ont commencé à l’enseigner en Europe. Pourquoi cet intérêt ? Que la systémique peut-elle nous offrir ? Il ne s’agit pas ici d’en faire un inventaire exhaustif et approfondi, mais d’attirer l’attention sur trois apports qui ne devraient laisser aucun dirigeant insensible : penser et parler complexité, agir sur les structures, construire en équipe.
Penser et parler complexité
Ce qui arrive dans les organisations met généralement en jeu une quantité considérable de variables liées plus ou moins directement. Dans la description systémique, ces phénomènes complexes sont représentés au moyen d’un langage qui utilise trois termes élémentaires : la boucle de renforcement, la boucle d’équilibre et l’effet retard1. Pour illustrer l’utilisation de ces termes, examinons le cas de l’entreprise Costruire, active dans le secteur européen du bâtiment-travaux publics.
Boucle de renforcement
L’activité dans cette industrie est fortement cyclique. En période de récession, la pression concurrentielle s’accroît rapidement et l’entreprise voit baisser son taux de succès (nombre d’affaires obtenues sur nombre d’affaires soumissionnées).
La réaction de Costruire, classique dans ce cas, consiste alors à augmenter la prospection. Le bureau d’étude voit donc s’accumuler le nombre d’offres à remettre. Les capacités de l’équipe restant ce qu’elles sont, (on ne va bien sûr pas les augmenter en temps de crise !), le temps consacré à chaque étude diminue et la qualité s’en ressent. Résultat, le taux de succès baisse encore, ce qui aggrave le symptôme initial, poussant l’entreprise à augmenter ses prospects, dans un cercle vicieux qui se renforce continuellement. La boucle R1 représente cette descente aux enfers que connut effectivement l’entreprise Costruire.
Boucle d’équilibre
Rien ne croît, ou ne décroît éternellement. Dans le cas de Costruire, la baisse du taux de succès illustrée dans la boucle R1 s’est trouvée enrayée par la mise en place d’une boucle d’équilibre. Pour couvrir ses frais fixes, Costruire devait en effet maintenir un volume d’activité suffisant. Chaque diminution du taux de succès provoquait une révision du niveau d’exigence sur les affaires soumises, entraînant l’entreprise à proposer des chantiers à prix sacrifiés, ce qui permit à terme de rétablir le taux de succès (boucle E2).
Effet retard
L’effet retard, quant à lui, rappelle qu’une modification d’une variable n’entraîne pas immédiatement d’effet visible. Pour Costruire, la baisse du niveau d’exigence sur les affaires soumises n’a pas eu l’incidence immédiate attendue sur le taux de succès. Affolés par la baisse continue du carnet de commandes, les responsables ont revu encore plus fortement à la baisse le niveau d’exigence, au-delà de ce que les conditions de marché requéraient.
Archétypes
La combinaison des termes élémentaires (boucles et effet retard) permet de décrire des situations où des variables interagissent dans le temps. Le nombre des combinaisons possibles est en principe illimité. Mais, et c’est là un apport original et intéressant de la systémique, quelques types de phrases ou de séquences reviennent régulièrement. On constate dans l’expression de situations variées l’existence de schémas récurrents, baptisés « archétypes ».
Par exemple, celui de la croissance limitée (nos boucles R1 et E2) où un effet amplificateur se combine avec un effet régulateur (rien ne croît – ou ne décroît – éternellement). Cette palette d’archétypes se révèle à l’usage très féconde. Ils fournissent des aides dans l’utilisation du langage, comme ces phrases que l’on apprend par cœur quand on étudie une langue étrangère et que l’on utilise « en situation ».
C’est à partir des concepts que nous interprétons la réalité. Cette idée est fort ancienne puisque Platon l’avait formulée dans son allégorie de la caverne. Avec les concepts de liens et de boucles, les dimensions de complexité, de durée et d’interactions sont restituées. La perspective a changé. Il n’y a par exemple plus de recherche de la cause profonde, chère à la philosophie aristotélicienne, mais la représentation d’un ensemble d’enchaînements de causes interagissantes, d’effets induits causant à leur tour d’autres effets.
Agir sur les structures
Nous vivons dans un monde d’événements. Les chantiers se déroulent plus mal que prévu, on constitue des provisions ; la situation se répète, on remplace les responsables ; les marges se dégradent, on licencie du personnel ; la récession affecte lourdement un chiffre d’affaires jugé trop « domestique », on projette 50 % de croissance à l’international pour l’année prochaine… Un événement en amène un autre, dans une suite interminable de causes et d’effets. À ce niveau de compréhension, les yeux restent rivés sur l’événement, et la seule attitude praticable est la réaction.
Les entreprises ont bien sûr un niveau de compréhension et d’anticipation plus élevé. Analysant les tendances dans lesquelles s’inscrivent les événements et anticipant les comportements des variables, les dirigeants mettent en place des systèmes et des pratiques de management. L’analyse des marchés permet de se constituer un portefeuille d’activités moins sensible aux variations de la conjoncture. Le niveau de flexibilité est surveillé, le personnel est adapté. La constitution d’un matelas de provisions permet de mieux résister aux récessions, la mise en place de règles de fonctionnement de mieux réguler et contrôler. On ne parle plus de réaction, mais plutôt de proaction, même si, en fin de compte, les événements restent le référent.
Avec la systémique cependant, on aborde un niveau supérieur. Il s’agit en effet de mettre en évidence l’influence de la structure sur les tendances et les comportements. Tout système a son propre but, ses propres finalités. Placés dans un même contexte, les hommes finissent par adopter les mêmes réactions. On a beau remplacer les responsables par des hommes d’exception, on en revient toujours à la même situation… A contrario, les leviers de transformation performants, car durables, portent non plus sur les hommes, mais sur la structure systémique même, comprise comme la combinaison des relations qui déterminent le comportement de l’organisation.
Pour mieux illustrer cette transformation par les structures, poursuivons l’analyse des tribulations de l’entreprise Costruire.
De l’érosion des objectifs à la guerre des prix
Devant le décalage entre volumes d’activités souhaités et constatés, les responsables ont cherché à réaliser le chiffre d’affaires en révisant les prix à la baisse. Ce faisant, Costruire est entrée dans un archétype baptisé « érosion des objectifs » (sur la marge !), (voir boucles E2/E3). En effet, la baisse du niveau d’exigence a permis un rétablissement à court terme, mais n’a pas induit de conséquence profonde sur la situation. Si la pression concurrentielle s’accroît, une nouvelle baisse du niveau d’exigence sera nécessaire, et voilà Costruire entraînée dans la guerre des prix qui caractérise ce secteur en période de crise.
Des remèdes anti-symptômes
Confrontée à la nécessité de gérer un nombre croissant de chantiers à prix sacrifiés, l’entreprise a progressivement développé un autre archétype baptisé « remède anti-symptôme ». Pour gérer la situation, Costruire a recruté et favorisé le développement de « superpatrons » de chantiers (boucle d’équilibre E4). Les succès remportés par ces managers ont développé dans l’entreprise la conviction qu’elle pouvait prendre sans trop de conséquence des projets « serrés », voire même accroître encore le niveau de risque.
Les succès à court terme ont ainsi développé le sentiment qu’une solution de fond était inutile : il ne semblait pas pertinent aux dirigeants d’investir sur une différenciation stratégique qui aurait permis d’éviter l’escalade des chantiers à prix sacrifiés (boucle d’équilibre E5). Peu à peu, la culture de l’entreprise s’est orientée vers une valorisation du « redresseur de situation difficile », rendant le recours à la réflexion stratégique encore plus difficile (boucle de renforcement R6).
Lors de la première rencontre de notre cabinet avec cette entreprise (dont le nom est évidemment fictif, mais la situation réelle et classique), les dirigeants résumaient leur conviction de la façon suivante : « Notre métier est le management des hommes, il n’y a pas besoin de stratégie ». Résultat, Costruire ne se battait plus que sur les prix sur l’ensemble de son portefeuille d’activités.
Le contre-pied de l’analyse systémique
Une autre attitude consiste à imaginer des actions correctives en profondeur pour améliorer le volume d’affaire (boucle d’équilibre E3). Un dirigeant d’un groupe de bâtiment nous formula un jour sa stratégie de la façon suivante : pour redresser une entreprise de BTP en difficulté, il faut commencer par diminuer le chiffre d’affaires et augmenter les frais fixes.
Une formule choc a priori, mais qui prend résolument le chemin E3. La baisse du chiffre d’affaires permet de diminuer la pression sur le volume, tandis que l’augmentation des frais fixes maintient, voire renforce, le potentiel d’étude permettant ainsi à l’entreprise de se battre sur sa différenciation et d’éviter de s’engouffrer dans une guerre de prix destructrice.
La formulation systémique du problème change la question de « quelle variable faut-il modifier pour que cela change », à « quel lien faut-il casser ? ». Costruire se focalisait de plus en plus sur les variables. Par exemple, dans la gestion des provisions, de multiples règles de procédures encadraient leur utilisation, les managers passaient un temps important à « négocier » avec leurs responsables les provisions qu’ils seraient autorisés à passer… Peu à peu, le réflexe s’instituait d’assimiler les difficultés à des problèmes de provisions, dont le réglage était censé apporter la solution. Mais plus personne ne se posait la question de pourquoi Costruire était arrivée à ces problèmes.
Construire en équipe
L’intérêt de la systémique ne se limite pas à la cartographie globale de situations complexes, ou à la découverte de leviers d’action pour un changement durable et profond. Elle permet aussi, au sein d’une organisation, de passer de débats à « sens unique » à une véritable dynamique d’équipe.
La vision partagée
La systémique permet une prise de conscience réciproque des problématiques des autres. Son langage précis et visuel permet une formulation plus large, plus « créative » des problèmes. La formulation permet d’aborder les systèmes de représentation de chacun, les « modèles mentaux », et débouche sur la recherche d’une vision commune.
À la sortie d’un séminaire de direction, un participant nous confia un jour : « J’ai enfin compris ce que mon collègue pense vraiment ». Personne n’a la même représentation de la réalité. La construction progressive, en équipe, d’une représentation systémique permet à chacun de relativiser ses préoccupations et de dépasser sa propre vision. Ce travail est à lui seul extrêmement bénéfique.
La démarche systémique implique les acteurs. Parce que l’ensemble des éléments est pris en compte dans la représentation, chacun se sent concerné, écouté, sa problématique est prise en compte pour bâtir la vision globale de la situation… Ce caractère de motivation ne peut pas être perçu comme manipulateur, dans la mesure où les décisions prises par la suite le sont sur la base d’une représentation construite en commun.
Un langage qui n’accuse pas
La systémique établit une dynamique constructive car elle utilise un langage non conflictuel pour décrire les situations. Les dérives dans le conflit s’arrêtent dès lors que la discussion, dans la représentation systémique, ne porte plus sur les performances de telles ou telles variables.
Lorsqu’une équipe a compris que les causes profondes de certains problèmes sont liées à la structure systémique même et non à la performance des hommes, la recherche du ou des coupables perd tout sens.
Les remplacements successifs de responsables lors de reprises non réussies de sociétés devraient amener le débat sur la structure systémique elle-même, plutôt que sur la non-performance des responsables, comme c’est malheureusement le cas pour NordFrance après son rachat par le grand groupe allemand Holzmann. C’est aussi ce qui risque de se passer dans le cas de la reprise de Wayss & Freitag par HBG.
Par la richesse de son cadre conceptuel, par sa capacité à identifier des leviers d’action durables et efficaces, par son impact en profondeur sur une équipe ou une organisation, la systémique change les visions sur l’entreprise. En changeant le regard qu’on jette sur les choses, on change déjà les choses en soi, ou du moins, la prise qu’on a sur elles. La pratique de la systémique augmente les capacités d’apprentissage de l’organisation. Aucun manager ne peut se permettre de refuser ces bienfaits.
___________________________________
1. Pour plus de précisions, le lecteur pourra se reporter au livre de Peter Senge avec Alain Gauthier, La Cinquième Discipline, First, 1991.