Diriger authentiquement avec l’IA un nouveau pari pascalien
Jusqu’où ira l’épopée de l’IA, véritable provocation anthropologique ? Divertissement insensé face aux véritables drames de notre temps, au détriment du climat ou de la relation humaine authentique ? Au contraire, les IA pourraient-elles renouveler la raison d’être et la durabilité des entreprises ? Comment leurs dirigeants pourraient-ils servir leur vocation première – l’art de donner un cap, un sens – face au double piège du déni et de la boulimie ?
L’IA, merveille d’efficacité, n’a aucun sens… autre que celui que les personnes humaines lui donneront. Prendre un cap sensé avec l’IA est probablement la décision la plus importante, où les dirigeants sont appelés à user de leur qualité humaine exclusive : le libre arbitre. Dompter ces machines aussi fascinantes qu’envahissantes pour l’essentiel des métiers : une question essentielle si l’on veut construire un leadership durablement engageant. Sans trahir la mission majeure de l’entreprise, mais au contraire en la servant avec une audace inégalée, affrontant le questionnement légitime de jeunes générations sur le sens de leur travail.
L’ingénieur-philosophe-entrepreneur
Une question intégrale, qui ne saurait ignorer ni la technologie, ni l’éthique, ni l’art du management… mais plus profondément encore ni l’épistémologie, la philosophie et l’anthropologie. C’est là que Blaise Pascal, génie quadricentenaire, semble un sparring partner incroyablement prophétique. Car il fut l’un des rares philosophes à avoir également été un immense scientifique autant qu’un prolifique ingénieur-faiseur. Il n’est autre que l’inventeur de la décision probabiliste et du premier calculateur mécanique, autant d’éléments clés de l’IA moderne. Il est le grand penseur du divertissement, de l’incertitude, du pari. Peu savent qu’il fut un stupéfiant entrepreneur en série aussi audacieux que fortuné, depuis la Pascaline (un flop commercial) jusqu’aux Carrosses à cinq sols (un immense succès), l’invention de la plateforme, sorte de BlaBlaCar du XVIIe siècle (cf. Le sens de l’IA à l’école de Pascal entrepreneur, Boleine, 2023).
À quoi bon donner du sens ?
Citons une objection liminaire : la question serait inutile. L’innovation technologique est a priori utile, l’argent doit aller là où les marchés se développent, au client de juger in fine, non pas à l’entrepreneur, au-delà de la simple exigence de légalité ! S’il y a une sage humilité à remettre à l’empirisme et à la liberté contractuelle la valeur d’une technologie, la réponse est un peu courte concernant l’IA : que le sens émerge simplement de la liberté entrepreneuriale supposerait déjà des marchés ouverts et transparents. Difficile à tenir face aux oligopoles algorithmiques, aux tentations de pouvoir afférentes et aux modèles économiques occultes du marché de l’attention. C’est également se méprendre sur la réalité de l’engagement humain ; comme en a tragiquement témoigné le grand psychiatre Viktor Frankl, le sens est la condition de survie face aux graves périls des camps de la mort, un ressort essentiel face à des ruptures aussi systémiques que l’IA. Ce point est fondamental. L’auteur de ces lignes l’a vécu tant de fois : alors même que la valeur technico-économique a été prouvée auprès des clients, la transformation algorithmique se bloque si les collaborateurs n’y trouvent pas un sens.
Hyperbole rhétorique
Dénier la question du sens, c’est aussi ignorer la dynamique profonde à l’œuvre dans l’IA. Bien plus qu’une course mercenaire, ce n’est rien moins qu’une quête quasi messianique pour les plus hardis de la Silicon Valley, le technosolutionnisme, voire le transhumanisme. D’où survient d’ailleurs le piège rhétorique posé par les termes de l’intelligence artificielle. Véritable chef‑d’œuvre du marketing technologique, tension entre deux concepts que tout semble opposer, l’IA ouvre à la quête ou à l’effroi métaphysique, souvent les deux mêlés. Variation sur le thème si pascalien de l’oxymore « grandeur/misère, infini/rien ». Pour lever des centaines de milliards, il faut enflammer l’imagination, maîtresse (…) de fausseté, d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours. Comme Pascal l’a si bien compris, la rhétorique mène le monde.
Tour de Babel
Mais ce pitch hyperbolique est très coûteux, rappelant le mythe de la tour de Babel. Un immense chantier s’est lancé : une tour gigantesque pour aller – qui sait – jusqu’au ciel (sky is the limit). Désir mimétique, il faut en être pour se faire un nom (sic). Qu’importe si l’on consomme des montagnes de bitume (l’hydrocarbure fossile de l’époque) à empiler les briques (les tokens de l’architecture « scalable ») pour « passer à l’échelle » en nombre d’étages ; l’aventure est fascinante ; c’est là que l’on fera carrière. Patatras, la tour s’effondre – métaphore de la quête de la tech pour la tech, une perspective aussi grandiose qu’ambiguë. Une quête autoréférencée ne menant nulle part, jusqu’à assécher les liquidités… Ce boulimisme mimétique est si courant, les dirigeants se laissant séduire par des data scientists aimantés par la sophistication des modèles, en perdant l’objectif réel pour l’entreprise. Au détriment du budget, de la réalité de l’adoption et même de l’empreinte carbone.
Déni ou fatalité
Second piège : le déni, qui rappelle l’histoire tragique des luddites. « Mon métier ne se fera pas via des automates : un savoir-faire unique et quelques règlements corporatistes me protègent de l’IA. D’ailleurs les clients n’en veulent pas… » Même si le prix s’effondre ? À vouloir garder son emploi, on le perdra. L’histoire économique n’est pas tendre avec le refus des gains réels de productivité. Insensé serai-je si je refuse longtemps de mieux réaliser ma mission en réinventant les emplois de ressources dans l’intérêt bien compris du client, en intégrant les bienfaits nombreux de l’automatisation bien pensée (délais, prix, régularité du service…). Troisième écueil, plus sournois encore : la fatalité néodéterministe. Il serait vain de résister à la toute-puissance des algorithmes qui vont inéluctablement tout prédire et tout optimiser. D’ailleurs, c’est tragiquement souhaitable pour enfin réguler la dangereuse irrationalité de comportements humains détruisant la planète… et si fatigants à gouverner.
Le nez de Cléopâtre
Et pourtant « le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, la face du monde en serait changée ». Pascal, celui-là même qui inventa la décision probabiliste en espérance et l’inférence par récurrence – deux composantes clés de l’IA, nous rappelle que le monde est profondément indéterminé. Les grands basculements de l’histoire ne sont pas tout à fait terminés. Harari décrivait dans Homo Deus en 2015 une humanité en passe de tout contrôler, tels des dieux, ringardisant les grandes épidémies : patatras, la Covid-19 n’a‑t-elle pas changé la face du monde ? La faute au virus quasi nanométrique qui rappelle le ciron, l’animalcule des Pensées ou le cygne noir de Nassim Taleb – hardi de soutenir que l’IA aurait pu le prédire, quand bien même elle accéléra ensuite la recherche du vaccin.
Esprit et automate
L’IA suppose des régularités profondes dans le réel soutenant l’efficacité des modèles, tout particulièrement l’IA probabiliste dominante. Il faut une forme de stationnarité des phénomènes malgré les fluctuations d’un contenu textuel, d’un visage ou d’un comportement d’achat. Tant que nous continuons de parler et d’agir comme auparavant, tant que la nature ou l’économie se transforment selon des lois phénoménologiques d’un passé mesurable – fussent-elles complexes, aléatoires, selon des chaînes multiples de lois conditionnelles, pourvu que leurs distributions évoluent lentement – une telle IA fondée sur ce que Pascal appelait la géométrie du hasard fait des merveilles.
“L’IA suppose des régularités profondes dans le réel.”
Bien que nous n’expliquions pas bien encore l’indécente efficacité des architectures neuronales probabilistes, force est d’admirer l’étonnante capture des récurrences de nos comportements. De fait, « Nous ne sommes pas qu’esprit, mais également automates » : l’intuition prophétique de Pascal est conforme aux avancées des neurosciences. Le cerveau humain économise son énergie en fonctionnant en inférence automatique, réservant à de rares occasions les mécanismes cognitifs avancés. Dans sa critique du Système technicien, Jacques Ellul moquait l’illusion de liberté apportée par un objet technique. L’asservissement moutonnier de la tech fait de nous des automates sous influence : une logique qu’Amazon, OpenAI et tant d’autres ont si bien comprise.
Bombes épistémologiques
Une logique implacable… jusqu’à ce qu’une petite catastrophe change tout. Car, si l’on rouvre le dossier épistémologique, toutes choses restent rien moins qu’incertaines face aux grandes ruptures de la science moderne (l’indétermination d’Heisenberg, le chaos déterministe de Lorenz, voire l’incomplétude de Gödel…) Autant de bombes épistémologiques face à la prétention de tout prédire par le calcul. Des abysses d’indétermination face aux modèles grossiers réduisant le cerveau – et donc la conscience – à des architectures de perceptrons connectés. La familiarité fonctionnelle du simulacre des Transformers (Attention is all you need) n’y suffit pas. Il est hardi de penser que le programme de prévision, de recommandation rationnelle et de contrôlabilité universelle soit sans limites. Malgré la possibilité d’un déterminisme caché (ce que Popper qualifiait d’hypothèse irréfutable, difficile à ranger dans la catégorie des sciences), il faudrait encore que les régularités complexes du réel soient effectivement calculables. Jusqu’où le réel est-il suffisamment observable pour être appris ? Sachant l’hypersensibilité aux détails du chaos déterministe, quelle bombe de consommation énergétique faudrait-il pour les calculer ? Téméraires ceux qui nous pensent à l’abri des catastrophes grâce au triomphe de la raison algorithmique. Illusion connexe d’une justice parfaite grâce à une IA définitivement débarrassée de ses biais : la justice n’est pas plus calculable que le réel, tant elle est affaire de dilemmes et délibérations face à l’incomplétude des preuves.
Risque et incertitude
On retrouve là d’une certaine manière la distinction fondatrice entre risque et incertitude. Le premier concept regroupe le réel régulier, même s’il est en partie aléatoire : le risque est calculable au sens probabiliste, les probabilités y sont apprenables – ou assurables si l’on préfère. Le second renvoie à toute l’épaisseur du réel surprenant, sans statistique ni récurrence apprenable. L’entrepreneur tech y navigue la plupart du temps. Remettons la tentation néodéterministe à sa juste place : une thèse rhétorique habile au service de levées de fonds gigantesques, une hypothèse séduisant certains mais très incertaine. Sans dénier les prouesses des algorithmes prédictifs, il n’y a pas de raison de leur déléguer l’intégralité du réel.
Le retour du libre arbitre, de la raison et du cœur
L’IA provoque notre attention sur le mystère de l’indétermination. N’est-ce pas là où l’on peut voir l’une des conditions de notre libre arbitre, ce qui nous sépare finalement de la machine plus profondément encore que notre intelligence ou notre créativité ? La possibilité de la liberté, si encore nous la saisissons, sans nous reposer par résignation ou par paresse sur le mode automatique, autant pour l’IA que pour notre propre fonctionnement cérébral. C’est là que l’on peut reprendre la main pour donner du sens à l’aventure algorithmique. Ces machines fascinantes ne sont pas sans limites ; l’humanité possède une dignité sans égale, dépassant l’intelligence rationnelle, celle de la volonté authentique et du libre arbitre. Selon Pascal, le cœur est le lieu de l’intime conviction plus que des simples émotions. Les décisions radicales le mobilisent, plutôt que la raison vouée à prédisposer ou confirmer : le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point. Descartes et la rationalité discursive, l’esprit de géométrie, l’inférence algorithmique sont nos auxiliaires mais, sans le cœur, sans l’esprit de finesse, la raison autoréférencée devient folle. La rhétorique de l’IA nous détourne vers la fausse piste d’une rationalité toute puissante déclassant la personne humaine au profit du meilleur des mondes. Là où, au contraire, les machines rationnelles sont d’une aide concrète pour servir humblement les peines de l’humanité et de la planète. Sous la direction de personnes humaines, bien plus que des entités intelligentes, des êtres de volonté, appelés à donner un sens à leur action sans s’illusionner sur le contrôle d’un monde largement incalculable.
Servir grâce à l’IA sans asservir
C’est très exactement dans ce contexte qu’il faut diriger avec l’IA. Quitter ses illusions pour mettre pragmatiquement les automates numériques apprenants et interactifs au service de ce pour quoi on a entrepris – laissant l’intelligence au registre de la communication. Les bénéfices sensés sont légion : l’IA au service de l’efficacité énergétique, face à la gabegie monumentale qui menace le climat, par le machine learning des besoins en temps réel et l’optimisation stochastique des actifs énergétiques renouvelables intermittents ; l’IA au service de l’économie circulaire ou des transports durables, aux défis logistiques et computationnels immenses ; l’IA assistant les parcours de santé, le diagnostic médical ou la recherche de médicaments ; l’IA simplifiant massivement la charge administrative qui déshumanise tant le recrutement, l’hôpital ou la justice. Mettre l’IA au service de la raison d’être de l’entreprise, sans dénier les immenses prouesses, mais sans jamais renoncer ni à comprendre ni à exercer pleinement son libre arbitre. Ce qui suppose une véritable discipline du discernement des algorithmes, de l’alignement entre ceux-ci et le sens que l’on veut leur donner, de l’approfondissement des compétences plutôt que de leur lobotomisation. Ce qui demande une véritable implication des parties prenantes : discerner par la raison et le cœur les peurs, les trahisons, les rêves et les quêtes, pour expérimenter sur le terrain une stratégie de l’IA sensée. Sans contredire nullement l’optimisation du modèle économique, bien au contraire. Tant d’expériences vécues de transformation le démontrent, dans la géotechnique, le recrutement et même dans l’eau potable au Sahel.
Servir par l’IA sans asservir, en étant suffisamment fier pour en parler à sa nièce de sept ans. Un véritable pari pascalien, le pari de l’action libre et sensée que Pascal entrepreneur s’appliqua à lui-même : « Or, quand on travaille pour demain, et pour l’incertain, on agit avec raison, car on doit travailler pour l’incertain. »