Diriger sans tout décider
Ne pas tout décider
Ne pas tout décider
Comment, dans notre monde tissé d’incertitudes croissantes, un dirigeant seul pourrait-il sauver une collectivité ? Diriger efficacement, c’est admettre que l’essentiel n’est plus de bien décider soi-même, mais de mettre en place et d’animer des processus qui font qu’à partir de mouvements massivement chaotiques et lâchement coordonnés, une performance globale émerge. Diriger efficacement, c’est aussi comprendre que l’on est dépassé par l’entreprise que l’on dirige. Diriger efficacement, ce n’est réduire ni l’incertitude ni la complexité : c’est vivre avec et en tirer parti. Bref, c’est diriger par émergence.
REPÈRES
L’influence directe d’un dirigeant est réelle. Mais, au fur et à mesure du développement de l’entreprise, cette influence est de plus en plus limitée : dès une certaine taille, la plupart des décisions sont prises sans lui et loin de lui, au sein de l’organisation, parmi ses clients ou partenaires. Si tout remontait à lui, non seulement l’entreprise mourrait d’asphyxie, mais encore, comme il ne peut pas être omniscient, souvent la pire des décisions serait prise.
Créer une stabilité stratégique
L’agilité est le mot à la mode du management contemporain. Mais, dans notre monde incertain et tourbillonnant, est-ce, à la moindre brise, changer de cap plus vite que les autres ? Qui peut croire que la création de valeur naîtra de tels mouvements erratiques ? Au contraire, la performance est dans la stabilité, et la capacité à maintenir son cap : arriver à construire dans la durée, sans être désarçonné par tout ce que l’on n’a pas pu prévoir. Tel un fleuve, modifier son cours en fonction des mouvements de terrain, du volume des pluies, des barrages imprévus, mais sans changer de destination.
Comprendre que l’on est dépassé par l’entreprise que l’on dirige
Si toutes les entreprises sont nées par hasard, intuition ou volonté, celles qui sont devenues des leaders mondiaux durables ont pris, à un moment donné, le temps de trouver leur mer : elles sont les fleuves qui attirent et structurent le cours des autres.
L’entreprise est structurellement stable et changeante au quotidien : le chaos des initiatives apporte la résilience globale. Telle est la puissance des « matriochkas stratégiques » (ou poupées russes stratégiques), dont les emboîtements successifs permettent de passer progressivement de la vision stratégique ou mer, jusqu’aux actions quotidiennes et locales.
Développer l’initiative à tous les niveaux
Viser la beauté
L’Oréal ne cesse jamais de viser la beauté, reste centrée sur les cheveux, la peau et le parfum, développe des marques mondiales dédiées toujours aux mêmes circuits de distribution, tout en allongeant sans cesse la liste, ne renonce pas à ses principes d’action, avec au cœur, une réactivité extraordinaire, celle de l’énergie de la vie : les actes élaborent des produits, produits qui construisent des marques, marques qui rapprochent l’entreprise chaque jour un peu plus de sa mer.
L’art du management est, comme l’art militaire, celui de savoir tirer parti de l’énergie locale, et de la compréhension dynamique et décentralisée : faire de l’entreprise un corps vivant, réactif, alliant souplesse et cohésion. Avec le lâcher-prise, qui n’est pas le laisser-faire, le maintien de réelles marges de manœuvre et l’existence de réserves effectivement disponibles, l’action locale est possible. Alors, l’incertitude n’est plus source de peurs, mais d’initiatives. Simultanément, jour après jour, mois après mois, année après année, les matriochkas stratégiques doivent se diffuser profondément dans l’entreprise, pour que chacun les fasse siennes.
Le mélange entre cet objectif jamais changé et l’histoire effectivement vécue forme un compost qui génère une culture partagée, culture qui guide les initiatives et maintient les cohésions.
Le besoin d’un ADN
Une entreprise a‑t-elle besoin d’un dirigeant ? Peut-elle, à l’instar des fourmilières et des ruches, fonctionner sans leader, simplement par l’application de règles et la puissance de l’auto-organisation ? Non, parce que, d’abord, elle ne naît pas d’elle-même : il y a toujours à l’origine une ou plusieurs personnes. Non, parce que, pour devenir un fleuve, elle a besoin de la stabilité et de la puissance des matriochkas stratégiques : sans un dirigeant qui les repère et les définit, elle est dépourvue de cet ADN, végète, meurt ou se désagrège. Non, parce que c’est au dirigeant d’être l’apôtre de cet ADN, de le diffuser dans toute l’entreprise, de s’assurer que tout un chacun l’a compris, d’être un recours quand c’est nécessaire, de trancher quelques décisions rares et exceptionnelles, de diffuser confiance et calme.
Un dirigeant porteur de sens et de compréhension
C’est au dirigeant de comprendre, chaque jour, mieux et davantage, comment aller plus efficacement et avec moins d’efforts vers la mer choisie.
Colle sociale
Pour assurer à l’entreprise la puissance du collectif et la respiration de l’ouverture, le couple confiance et confrontation est la bonne « colle sociale » : être confiant en soi et dans les autres pour ne pas avoir peur de l’avenir et oser ; se confronter en permanence pour ne pas tomber dans une cohésion dangereuse et factice. Confiance et confrontation sont le binôme clé de l’ergonomie des actions émergentes, qui assure cohésion et respiration. Elles sont l’équivalence des forces qui lient la matière, tout en permettant les mouvements
À lui de savoir que le changement détruit et fragilise, alors que la transformation renforce et fait grandir. À lui de ne pas avoir peur de vivre dans une organisation complexe et différenciée, qui, jardin à l’anglaise de l’entreprise, est à l’image de la diversité des situations. À lui d’être prêt à sous-traiter les calculs, mais jamais ni l’approfondissement de la compréhension ni la recherche et la propagation du sens. À lui d’intégrer que seule la performance collective compte, et c’est elle qui importe.
L’acceptation de soi-même avec tous ses mystères est un préalable pour pouvoir lâcher prise, et avoir confiance en soi et dans les autres. C’est un défi, car nous ne pouvons pas nous empêcher de comprendre ou de vouloir le faire : la tension entre cette volonté et l’acceptation du dépassement est réelle et irréductible.
Vision, modestie et confiance
Seule la performance collective compte, et c’est elle qui importe
Finalement, l’entreprise est donc d’autant plus puissante que son dirigeant est visionnaire, c’est-à-dire capable de rêver un avenir qui, à l’instar des mers pour les fleuves, attire le cours de l’entreprise. Personne ne peut le faire à sa place. Qu’il soit modeste aussi, c’est-à-dire conscient de ce qui lui échappe, car alors il privilégie le lâcher-prise, en se situant en recours et en veillant à la performance des organisations collectives.
Enfin surtout, qu’il soit créateur de confiance, c’est-à-dire calmement déterminé, propageant un climat de respect et de confiance les uns dans les autres.
Sans confiance individuelle, il n’y a que des peurs, et aucune anticipation positive. Sans confiance collective, il n’y a ni cohésion ni création de valeur globale durable. Acceptation du dépassement, priorité à la stabilité stratégique, promotion des actions locales, lâcher-prise, rien de cela ne viendra d’un zapping managérial et d’une approche à court terme de son actionnariat.
À ces conditions, alors, les entreprises sauront s’adapter à ce qui advient et avanceront, chaque jour plus fortes, vers leur avenir, cette mer dont elles ne cesseront de se rapprocher, sans jamais l’atteindre
4 Commentaires
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Diriger sans tout décider
Vision un peu franco-centrique, justifiée par le fait que les français confondent trop souvent décision et pouvoir (dans l’entreprise comme dans l’administration). Les dirigeants internationaux sont plus souvent à la fois dirigeants et décideurs, c’est ce que l’on attend d’eux.
Il serait plus éclairant d’expliquer que l’important est de déterminer ce qu’un dirigeant doit décider ou déléguer dans son entreprise, c’est cela qui donne la lisibilité nécessaire pour que chacun trouve sa place en toute confiance.
Être visionnaire est nécessaire mais pas suffisant. Les tournants stratégiques ou transformations passent par des micro-décisions dans lesquelles le patron doit intervenir pour donner les impulsions indispensables. La continuité elle-même ne peut être assurée sans des corrections de trajectoire.
La grille de lecture proposée ne me semble pas fournir de piste pratique pour éviter à un patron de faire des conneries ; or, il serait préférable qu’ils en fassent moins que la moyenne, car les leurs sont nettement plus coûteuses !
être franco-centrique et remettre l’omnipotence du chef
Bien au contraire mon propos n’est pas du tout franco-centrique. Il s’inscrit dans un champ émergent au plan international qui remet en cause la vision d’un chef omnipotent et interviendrait constamment et continûment comme un sauveur – que ce soit de manière ponctuelle ou globale.
Il y a actuellement tout un courant par exemple aux USA sur ce thème. Et au risque de décevoir, il n’y a pas de remèdes miracles, ni de recettes pour dire à l’avance « voilà ce qu’il faut déléguer » « voilà ce qu’il ne faut pas ». Ce sont dans les recettes de cuisine que l’on peut définir de telles règles, pas dans le management.
Tout est trop circonstanciel et contingent. Certes enfin le dirigeant ne doit pas se désimpliquer de la mise en œuvre, et je n’ai jamais dit qu’une fois la vision définie, il devait aller travailler à améliorer son handicap au golf ou partir en croisière (selon ses préférences !). Bien au contraire, il doit être présent pour s’assurer la bonne diffusion de cette vision, simplifier constamment les organisations et les process, et surtout être porteur et diffuseur de confiance… et de temps en temps, quand cela est nécessaire, décider.
C’est tout cela que j’explicite en détail dans mon nouveau livre, les Radeaux de feu.
Cordialement,
Robert Branche
J’aime l’interprétation à un
J’aime l’interprétation à un détail près celui de la stabilité, pour reprendre l’exemple, l’eau n’impose pas son cours mais s’adapte à un environnement dont elle n’a pas la maîtrise.
Croire en une possible stabilité alors que les flux sociétaux muent et que nous rentrons dans un processus où le management pyramidale (matriochkale) est à bout de souffle est, pour moi, un frein à l’anticipation et l’adaptabilité qui caractérise l’entrée de nos entreprises dans une nouvelle phase de l’évolution.
Bien que cette pensée soit à titre personnelle, je tend à croire que la réussite est tout autant dans notre faculté à nous connaître que dans notre capacité à comprendre (savoir) que nous n’avons pas la maîtrise des choses qui nous entoure et qu’il faut s’évertuer à s’adapter…
Pour rebondir, la « stabilité » d’une entreprise est peut être inhérente à son agilité à faire face à un environnement instable. Merci pour cet article.
le défi de la stabilité
Je comprends votre remarque et la comparaison avec l’eau. Mais l »eau n’était dans mon article – et dans mon livre – qu’une approche métaphorique qu’il ne faut pas prendre au sens premier et pousser trop loin.
Je reste convaincu – et c’est ce que je développe et explicite longuement dans mon livre – que derrière les mouvements apparemment chaotiques, il y a des courants de fond qui restent stables. Les entreprises qui réussissent à créer de la valeur dans la durée sont celles qui ont l’intelligence de s’accrocher à eux, comme par exemple, L’Oréal avec la beauté.
Ceci n’empêche pas bien au contraire l’acceptation du dépassement et de comprendre que l’on n’a pas la maîtrise des choses : personne n’a la maîtrise des courants de fond. Le défi n’est pas dans leur maîtrise, mais dans leur recherche et dans le fait de s’y inscrire dans la durée. Alors l’entreprise peut être agile dans sa capacité à se mouvoir dans ce courant.
Un peu comme un kayak sait tirer parti des aléas d’un torrent, tout en avançant dans la direction du flux.