Discographie
Les parties et le tout
Henry Miller, Le Colosse de Maroussi.
Le critique d’un journal du soir qui notait que le soliste n’avait pas joué la reprise à la 154e mesure d’un concerto, est à plaindre, tout comme le rédacteur d’un livret de cd qui, pour décrire un quatuor, se contente d’en analyser en détail l’ordonnancement des mouvements et des thèmes : la dissection des parties est pour eux plus importante que l’appréhension du tout et ils tuent la musique, en la découpant en morceaux. Mais celui qui avoue avoir pleuré en écoutant Milstein dans le Concerto de Brahms, celui-là est touché par la grâce, et il ira sûrement au paradis.
Quatuors
Peut-être est-ce cette caractéristique très polytechnicienne d’analyser pour comprendre qui a nui à l’universalité de la musique de notre camarade Charles Koechlin (1867−1950), grand théoricien de l’harmonie et compositeur prolifique et novateur mais austère : la plupart de ses œuvres, pourtant inspirées, apparaissent comme des démonstrations, et sont souvent ennuyeuses : tout le monde n’est pas Bach. Ses deux Quatuors, que vient d’enregistrer le Quatuor Ardeo1, échappent heureusement à la règle : musique rigoureuse, certes, mais fluide, lumineuse, émouvante même, dans la grande tradition du quatuor français, de Saint-Saëns à Fauré et Ravel.
Les trois pièces, majeures, Langsamer Satz de Webern, Suite lyrique de Berg, Quatuor n° 4 de Schoenberg, magnifiquement jouées par le Quatuor Psophos2, ont deux éléments en commun : elles jalonnent le parcours de l’École de Vienne, du postromantisme expressionniste à l’atonalité sérielle, et elles sont toutes trois d’une beauté sombre et d’un lyrisme qui vous submerge d’émotion et vous empêche d’en analyser la facture. C’est que, pour tous les trois, la technique de composition n’est qu’un moyen de parvenir à l’art, et elle doit s’efforcer de se faire oublier.
Voix
L’opéra La Vie brève est la première œuvre de Manuel de Falla, bien connue par les extraits et adaptations instrumentales que l’on en joue souvent, mais bien peu donné sur scène. C’est une œuvre très proche du folklore flamenco, d’amour et de mort comme il se doit, le Tristan et Iseult espagnol. On attendait depuis longtemps que soit gravé en CD l’enregistrement de légende de Vittoria de Los Angeles en 1954 avec l’Orchestre Symphonique de l’Opéra de Barcelone dirigé par Ernesto Halffter ami de Falla : c’est chose faite3, et l’on peut ainsi découvrir cette œuvre courte et intense, au lyrisme exacerbé, sommet de la musique ibérique du début du XXe siècle.
Dans la série « Great Recordings of the Century », EMI publie deux enregistrements historiques, l’un du Requiem de Fauré dirigé par David Willcoks avec le New Philharmonia Orchestra et le baryton John Carol Case en 1967, l’autre du Requiem de Duruflé par Janet Baker, le chœur du Kings College de Cambridge avec orgue et violoncelle, de 19804, Le Requiem de Fauré est une œuvre exquise, dans la mesure où on peut le dire d’un requiem, musique de joie sereine qui donne de la mort une vision séraphique. Celui de Duruflé, beaucoup moins joué, est plus austère et intimiste.
Haendel écrivit son oratorio Jephta alors qu’il perdait la vue, et, contrairement à toute la tradition de la musique baroque, Jephta et sa sombre mélancolie sont le reflet direct des préoccupations personnelles du compositeur. Écoutez le chœur « How dark, o Lord, are thy decrees » du 2e acte, et vous y trouverez tout le désespoir du monde. Ce romantisme un siècle avant la lettre ressort parfaitement dans l’enregistrement de la compagnie – chœur et orchestre – Opera Fuoco, que l’on connaît bien pour la qualité et la précision de ses interprétations sur instruments d’époque, codirigée par David Stern et Jay Bernfeld, avec Paul Agnew en Jephta5.
Symphonies et concertos
Nous avons entendu, les uns et les autres, maintes interprétations de la 1re Symphonie de Mahler, dite « Titan », qu’Ariane Mnouchkine utilisa jadis comme musique de scène pour 1789. Celle de David Zinman qui dirige le Tonhalle Orchestra de Zurich dans un disque tout récent6 se distingue des précédentes en plusieurs points. Elle est une des plus mesurées, alors que l’œuvre peut inciter à tous les excès. Le support est un « super-audio CD surround » (également audible bien entendu sur un lecteur de CD ordinaire). Enfin, et surtout, elle comporte, outre les quatre mouvements habituels, un cinquième mouvement « Blumine », destiné à l’origine à en être le deuxième, que Mahler supprima par la suite, et que l’auditeur d’aujourd’hui peut à volonté réintroduire à sa place grâce aux possibilités des lecteurs de CD.
L’enregistrement en 1959 de la Sinfonia Concertante de Prokofiev par Rostropovitch et le Royal Philharmonic Orchestra dirigé par Sir Malcolm Sargent7, est un des « Great Recordings of the Century ». Rostropovitch avait été associé par Prokofiev à la genèse de l’œuvre, caractéristique de la période soviétique du compositeur : un compromis subtil entre les exigences de la politique culturelle officielle et le modernisme créatif de Prokofiev : ainsi contraint, le compositeur fait preuve de dix fois plus d’imagination et de finesse que s’il disposait d’une totale liberté. Par comparaison, le Concerto pour violoncelle et orchestre de Miaskovsky apparaît tourné vers la musique du XIXe siècle. Mais quelle musique ! Le lyrisme à l’état pur, comme chez Tchaïkovski et Rachmaninov, avec des thèmes bien structurés et des harmonies un peu plus modernes. À quand l’enregistrement des très beaux quatuors de Miaskovsky ?
Un nouvel enregistrement du 1er Concerto de Chostakovitch pour piano, trompette et orchestre, par Denis Matsuev, qui eut le prix au concours international Tchaïkovski, et l’Orchestre Philharmonique de Saint-Pétersbourg dirigé par Yuri Temirkanov8. Technique, précision, brio, encore un brillant rejeton de l’école russe de piano. Sur le même disque, le 1er Concerto de Tchaïkovski.
Enfin, quatre concertos pour violon de Bach – les deux et les versions Bach pour violon de deux concertos pour clavier – sur instruments baroques, par Amandine Beyer, qui dirige l’ensemble Gli Incogniti9. On retiendra en particulier l’ineffable Adagio du Concerto en mi majeur que l’on entend d’habitude au clavier, et que popularisa le film Hannah et ses Sœurs de Woody Allen.
Le disque du mois : Klezmer
Roby Lakatos est sans doute le plus remarquable des violonistes tziganes actuels. Premier prix du conservatoire Béla Bartok de Budapest, il est aussi à l’aise dans la musique tzigane traditionnelle que dans la musique classique ou le jazz. Avec son ensemble et l’Orchestre de Chambre Franz Liszt, il publie un disque de musique klezmer10. Des compositions de Lakatos s’y mêlent aux thèmes traditionnels, les arrangements sont d’une subtilité inhabituelle, les harmonies jazziques, les rythmes inattendus (y compris des tangos) ; et, surtout, la sonorité et le phrasé du violon de Lakatos, que l’on ne peut guère comparer qu’à ceux de Perlman, vous prennent à la gorge, émotion impossible à décrire, et certainement pas en analysant cette musique hors normes. À écouter toutes affaires cessantes, allongé sur un canapé, avec des coussins, en buvant un bon Tokay Aszu ou, si vous en avez, de la Barack Palinka.
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1. 1 CD ARRE-SE AR2006‑3.
2. 1 CD ZIG ZAG ZZT 070502.
3. 1 CD SOMM SOMMCD 059.
4. 1 CD EMI 3 79994 2.
5. 2 CD PIERRE VERANY PV 707032.
6. 1 SACD surround RCA 87156–2.
7. 1 CD EMI 3 80013 2.
8. 1 CD RCA 86970.
9. 1 CD ZIG ZAG ZZT070501.
10. 1 CD AVANTI CLASSIC 5414706