Discours d’Arthur Dénouveaux pour la cérémonie de remise des bicornes
Missaire de la promo X05, Arthur Dénouveaux a été invité à prononcer un discours lors de la cérémonie 2022 de remise des bicornes dans la cour d’honneur des Invalides. Rescapé du Bataclan lors des attentats du 13 novembre et président de l’association de victimes Life for Paris, Arthur a témoigné du sens qu’a pris pour lui le collectif polytechnicien, depuis les pitreries de la Khômiss à l’École jusqu’au moment de l’épreuve d’une vie, où la force de la communauté révèle toute sa beauté et sa vigueur.
« Chers jeunes camarades,
Votre GénéK vient de vous parler de la grande histoire de votre École et des polytechniciens qui ont contribué à son prestige. Je le remercie, lui et ses missaires, d’avoir invité un jeune ancien comme moi pour vous parler lors de cette cérémonie si importante qui cimente encore plus votre appartenance à la communauté polytechnicienne.
Je m’appelle Arthur Dénouveaux, je suis un de vos camarades de la promotion 2005, et c’est avec une grande émotion que je me retrouve dans cette cour d’honneur des Invalides avec laquelle j’entretiens une histoire très particulière que je vais tenter de vous résumer ici, ce qui, je l’espère, apportera un éclairage plus intime au sens du collectif polytechnicien.
La première fois de ma vie d’adulte que j’ai mis les pieds dans cette cour d’honneur, c’était en 2007 justement grâce à notre chère École polytechnique. J’avais été désigné volontaire, comme sait le dire si élégamment l’encadrement militaire, pour une cérémonie et pour les quatre heures de trajet depuis le platâl dans les embouteillages qui allaient avec. La raison de cette désignation un peu floue tenait quand même, en grande partie je crois, à ma participation fortement suspectée à cette belle institution qu’est la Khômiss. Nous avions en effet avec mes camarades missaires mené quelques actions pour rappeler à la Strass que, au-delà du dialogue institutionnel qui existe avec la Kès, il faut aussi savoir écouter les promotions.
« J’ai été fortement suspecté de participer à cette belle institution qu’est la Khômiss. »
Le grand nombre d’« orangisations » assez mal comprises dans la promotion 2004 nous avait poussés à apporter quelques mètres cubes de terre, une dizaine d’orangers et quelques centaines d’oranges dans le bureau du directeur des études de l’époque que nous avions muré. Quelle n’avait pas été notre surprise (et notre satisfaction) de découvrir alors que le directeur des études, en arrivant le lendemain matin, ne connaissait même pas la signification du terme « orangiser ».
Nous avions également constaté qu’un commandant de compagnie confondait commander une centaine d’élèves de Polytechnique avec administrer une crèche. Transformer son bureau en piscine de halte-garderie, poissons rouges inclus, l’avait ramené à plus de raison mais nous avait aliéné l’administration, SIE (service infrastructure et équipement) inclus.
En parlant d’infantilisation, votre chef de corps m’a envoyé un mail que j’ai longtemps essayé de comprendre : « Que M. Dénouveaux veuille improviser n’est pas un problème mais je dois avoir auparavant son discours rédigé. » J’ai fini par comprendre que vous aviez dû, mon colonel, apporter votre caution personnelle pour que nous ayons le droit de tenir cette cérémonie ici aujourd’hui. Merci pour ce courage.
Bref, si j’étais dans la cour des Invalides cette année-là, c’était pour de bonnes raisons, le cœur léger et les bottines glissant sur ces charmants pavés irréguliers sur lesquels vous vous tenez aujourd’hui.
Je ne me doutais pas un seul instant que huit ans plus tard, le 27 novembre 2015, je m’y tiendrais dans le froid, les larmes aux yeux. Quatorze jours plus tôt, présent dans la fosse du Bataclan, je n’échappais qu’avec beaucoup de chance aux balles des kalachnikovs des terroristes venus assassiner lâchement 131 personnes dans Paris et à Saint-Denis. Je me tenais donc dans une tribune à écouter pour la première fois égrenée la liste alphabétique des noms des victimes, en espérant ne pas y entendre mon nom, encore un peu incertain d’être toujours en vie. Je me souviens qu’en ces jours de choc, et à ma grande surprise, Polytechnique n’était jamais loin. Déjà car trivialement mes maigres réflexes de survie dans la fosse du Bataclan avaient beaucoup à voir avec l’entraînement militaire reçu en première année, que ce soit lors de la formation initiale, ou lors de mon stage dans un peloton d’intervention de la Gendarmerie à Brest. Mais surtout car mes camarades de promotion, apprenant ma mésaventure, me témoignaient très nombreux leur soutien et leur affection. Car la communauté des anciens tout entière, par la voix de l’AX, m’assurait elle aussi de sa présence à mes côtés et de son soutien humain ou financier. La force de la communauté polytechnicienne s’exprimait alors dans toute sa beauté, et surtout avec une vigueur que je n’aurais jamais imaginée et à laquelle je n’avais jamais pensé. Le lien qui nous unit, polytechniciens de toutes les promotions, est un lien qui nous oblige. Nous oblige à toujours prendre le temps de répondre poliment au jeune camarade qui te pose une question sur sa carrière, comme à l’ancien qui veut t’apprendre la vie.
« En ces jours de choc, et à ma grande surprise, Polytechnique n’était jamais loin. »
Cette force de la communauté polytechnicienne vient en partie, je crois, de cette première année si atypique dans un cursus d’élève ingénieur. Cette coupure de huit mois qui nous fait rejoindre l’armée ou la société civile mais qui en tout cas nous plonge dans une autre réalité très française et très différente de celle des études qui nous ont amenés ici. Pour ma part ce fut dans la Gendarmerie, et je garde de ces mois passés dans l’armée une réelle affection pour l’institution. Autant vous dire alors que, venir pour la troisième fois dans cette cour, invité en tant que président d’une association de victimes pour la cérémonie d’hommage national au colonel Arnaud Beltrame, m’a secoué à plus d’un titre. Et je garde, ancrés en moi, les mots du Président de la République ce jour-là, qui méritent de résonner encore en ces lieux : « L’absolu est là, devant nous. […] Il est dans le service, dans le don de soi, dans le secours porté aux autres, dans l’engagement pour autrui, qui rend utile, qui rend meilleur, qui fait grandir et avancer. »
Ces mots résonnent avec ce pour quoi nous sommes réunis ici ce soir. Car enfin, si je suis ici pour la quatrième fois, c’est pour cette magnifique cérémonie et pas pour parler de moi. C’est pour parler de quelque chose de magnifique mais d’intangible. Ce moment où, à encore plus qu’à tout autre, il faut savoir faire basculer l’individualité du concours d’entrée dans le collectif. Soyez présent à ce moment, à cette soirée. Car maintenant est l’un de ces moments où il faut accepter que collectivement nous serons plus forts qu’individuellement, si vous n’en êtes pas déjà convaincus. Vous ne recevez pas votre bicorne à l’habillement, anonymement. Vous le recevez des mains d’une marraine ou d’un parrain de la promotion précédente, vous le recevez d’un camarade qui l’a reçu d’un camarade qui l’a reçu d’un camarade… Ce soir nous tissons un lien invisible mais bien réel. Ce lien c’est aussi le Code X, ce recueil de règles dont l’objectif est de permettre à chacune et à chacun de s’épanouir en faisant honneur à cet uniforme bicentenaire.
« Ce soir nous tissons un lien invisible mais bien réel. »
Je ne résiste pas au plaisir de vous en lire quelques extraits :
Fin de l’article 6 : Quels que soient tes choix, souviens-toi qu’à l’X il ne t’est pas permis de perdre ton temps.
Article 12 : Ne sois pas lâche : dans une situation d’urgence et en l’absence d’autorité compétente, interviens ; sache alors mettre à profit tes connaissances et ton sens des responsabilités dans tes actes et tes décisions.
Article 16 : Ne fuis pas tes responsabilités et méprise l’anonymat. Méfie-toi de la facilité que procurent petitesse et mesquinerie : tiens-les à l’écart de tes paroles et de tes actes car elles te raviraient ton honneur. Embrasse la Grandeur, et fais-en ta fidèle compagne.
Ce que je suis donc venu vous dire ce soir est simple : la vie est un sport collectif. Et nous avons la chance, nous élèves actuels ou anciens de l’École polytechnique, d’appartenir à une communauté brillante et intéressante. Vous y entrez aujourd’hui encore plus en recevant ce bicorne et, avec celui-ci, vient la tâche de la faire vivre et évoluer. Et au-delà de cette simple communauté, porter ce bicorne doit vous pousser à toujours faire mieux, toujours plus et à ne pas limiter ces efforts à vos camarades polytechniciens. La période est troublée, difficile et anxiogène et il ne faut pas attendre de solution si l’on n’est pas capable d’essayer d’y contribuer. À ce titre, je crois qu’il est important aujourd’hui de saluer l’engagement des jeunes promotions, dont vous faites partie, sur un certain nombre de sujets importants, notamment celui des comportements sexistes et des violences sexuelles. En refusant un statu quo délétère, vous faites vivre et progresser l’esprit polytechnicien. Car le concept de progrès ne se conçoit réellement qu’en temps de crise et vous en faites la démonstration.
Je vous propose donc, pour finir, cette maxime qui me guide et qui, j’espère, pourra vous servir autant qu’elle m’a servi : « Si tu veux être différent, on te jettera des cailloux. Alors apprends à aimer les cailloux. » Un seul conseil donc : aimez les cailloux, ils donnent un sens à la vie. »
Arthur Dénouveaux (X05), le 4 mai 2022, cour d’honneur des Invalides