Discours du général de Nomazy aux X 2004

Dossier : ExpressionsMagazine N°606 Juin/Juillet 2005
Par Gabriel de NOMAZY

Je suis très heu­reux de vous accueillir aujourd’hui à l’École après vos dif­fé­rents stages dans des orga­nismes mili­taires ou civils. Je suis aus­si tout par­ti­cu­liè­re­ment heu­reux d’accueillir au sein de votre pro­mo­tion 99 élèves étran­gers pro­ve­nant de 23 pays dif­fé­rents. Je vou­drais pro­fi­ter de cette occa­sion pour vous faire part de quelques réflexions qui pour­raient peut-être vous per­mettre de pro­fi­ter, encore plus plei­ne­ment, de votre séjour ici à Palaiseau.

Autre­ment dit, je vou­drais prendre un peu de recul et essayer de répondre à une ques­tion qui m’a été plu­sieurs fois posée, mais de dif­fé­rentes façons, par quelques-uns de vos cama­rades des pro­mo­tions pré­cé­dentes. La ques­tion peut se syn­thé­ti­ser de la façon sui­vante : “ Après deux à trois années de cours très denses et très enca­drés en classes pré­pa­ra­toires, nous avons été sélec­tion­nés pour entrer à l’X où nous allons rece­voir une for­ma­tion de grande qua­li­té. Tout ceci a un coût très éle­vé pour l’État. Qu’attend-on de nous en retour ? ” C’est une ques­tion dif­fi­cile à laquelle je ne sais pas répondre de façon exhaus­tive. Je pour­rais vous dire : “ de tra­vailler pour la Patrie, les Sciences et la Gloire ” mais ceci n’est peut-être pas très expli­cite pour vous. Je vais donc essayer d’être un peu plus pré­cis et vous don­ner quelques pistes car il me semble sou­hai­table que vous y réflé­chis­siez dès à pré­sent si ce n’est pas déjà fait.

Quel pour­rait donc être demain votre rôle dans la socié­té ? Je vois au moins trois domaines dans les­quels vous pou­vez tous jouer un rôle majeur, un rôle qui trans­cen­de­ra votre seule per­sonne, un rôle essen­tiel pour faire évo­luer et pro­gres­ser la société.

Il me semble qu’il s’agit tout d’abord de “ pro­mou­voir la science et d’en amé­lio­rer le rayon­ne­ment ”. Aujourd’hui pour beau­coup, la science n’est plus un fac­teur de pro­grès mais un fac­teur de dan­ger. Après avoir décrié le nucléaire qui per­met de détruire la pla­nète, cer­taines ONG pré­tendent que la science va trans­for­mer l’espèce humaine, modi­fier le cli­mat et faire dis­pa­raître de nom­breuses espèces ani­males ou végé­tales. Il est vrai qu’aujourd’hui plus per­sonne ne croit que la science est, à coup sûr, source de pro­grès ; il est évident que c’est l’utilisation que l’on en fait qui sera ou non source de pro­grès, uti­li­sa­tion qui néces­site en par­ti­cu­lier de bonnes connais­sances scien­ti­fiques pour en éva­luer toutes les conséquences.

Le pro­blème pro­vient donc avant tout d’un défaut d’information sur la science et ses appli­ca­tions. Ceci se tra­duit d’ailleurs direc­te­ment par une forte désaf­fec­tion pour la science en Europe et en par­ti­cu­lier en France. Cette désaf­fec­tion est extrê­me­ment dan­ge­reuse car un pays sans scien­ti­fiques, donc sans cher­cheurs, est un pays sans ave­nir. Cette désaf­fec­tion est pour nous d’autant plus dan­ge­reuse qu’aujourd’hui le nombre total de cher­cheurs dans le monde est égal au nombre total de cher­cheurs ayant exis­té au cours des deux der­niers siècles.

Pour évi­ter cela, il faut en par­ti­cu­lier par­ler régu­liè­re­ment de la science et des métiers scien­ti­fiques, mais en France les scien­ti­fiques (sauf dans les périodes de crises, comme celle que nous connais­sons actuel­le­ment) inter­viennent peu à la télé­vi­sion, à la radio ou dans les jour­naux. C’est une erreur, car seuls des scien­ti­fiques sont à même de le faire de façon vrai­ment cré­dible, encore faut-il que ce qu’ils disent soit com­pré­hen­sible pour la majo­ri­té de nos concitoyens.

Ce rôle, vous pou­vez dès à pré­sent vous y pré­pa­rer, tout d’abord en consa­crant le temps néces­saire pour assi­mi­ler ce qui va vous être ensei­gné, mais aus­si en amé­lio­rant vos dons pour la com­mu­ni­ca­tion orale, par exemple en n’hésitant pas à inter­ve­nir lors des nom­breux col­loques, forums ou confé­rences aux­quels vous allez assis­ter, ou encore en vous enga­geant voire en orga­ni­sant des débats, à l’X ou ailleurs, sur l’environnement, l’énergie ou l’espace par exemple. Demain, au cours de vos rela­tions pro­fes­sion­nelles et extra­pro­fes­sion­nelles, ce rôle vous revien­dra en priorité.

Autre rôle tout aus­si fon­da­men­tal qui, de plus, lui est proche, c’est celui de don­ner à notre monde ce que Jacques Dar­mon1 appelle un “sup­plé­ment de ratio­na­li­té”. Aujourd’hui l’homme s’effraie de ce qu’il a lui-même conçu : l’utilisation de l’énergie nucléaire, la mani­pu­la­tion des pro­ces­sus géné­tiques, le déve­lop­pe­ment de méga­lo­poles… Il ne com­prend plus les objets qui l’entourent. Qu’est-ce qu’un laser, un logi­ciel ou un quark…? L’homme a l’impression que le monde lui échappe. Qui pilote l’organisation mon­diale du com­merce, les mar­chés finan­ciers, la glo­ba­li­sa­tion ? En consé­quence, l’homme se sent inca­pable de maî­tri­ser le monde qui l’entoure, d’où une grande ten­ta­tion à se réfu­gier dans les bons sen­ti­ments, les émo­tions et les diver­tis­se­ments. La rai­son a per­du son aura. Elle n’est plus ce fan­tas­tique moyen d’analyser qu’elle a été depuis le siècle des Lumières. Que pen­ser en effet de ces orga­ni­sa­tions qui pré­sentent les “ ali­ments géné­ti­que­ment modi­fiés” comme un mal en soi alors qu’ils sont, sui­vant les Nations unies, “ le meilleur outil qui, pour plus de la moi­tié de la popu­la­tion du monde, per­met­tra de sub­ve­nir à ses besoins” et aux­quels à ce jour aucun décès n’a pu être attri­bué ? Que pen­ser du “prin­cipe de pré­cau­tion” tra­duit, comme “ le devoir de ne rien faire, si cela com­porte le moindre risque” (c’est-à-dire jouer sur la peur contre l’innovation) ?

Devant ces pro­blèmes, l’incantation et le sen­ti­men­ta­lisme semblent être la règle, alors que c’est en redou­blant de rigueur que nous les résou­drons. C’est donc par une approche ration­nelle, à laquelle vous êtes bien pré­pa­rés, que vous pour­rez sinon chan­ger la socié­té, tout au moins évi­ter qu’elle dérive sur des che­mins dan­ge­reux. Dès à pré­sent, cela peut et doit se tra­duire par des prises de posi­tion ration­nelles et construc­tives sur l’enseignement, les tra­di­tions et l’évolution de l’École. Dans ces domaines, ne crai­gnez pas d’être inno­vants, c’est de cela que la France a, aujourd’hui, le plus besoin. Demain, c’est un rôle que vous pour­rez tous remar­qua­ble­ment tenir, ce que je sou­haite vive­ment, quelle que soit la fonc­tion que vous occu­pe­rez. C’est un rôle essen­tiel pour l’avenir de notre société.

Enfin, troi­sième grand rôle qui me semble pou­voir être aus­si le vôtre, c’est celui d’appliquer dans votre vie de tous les jours cette pen­sée de Jean Bodin : “ Il n’y a d’importance que d’hommes. ” Le monde souffre de ces hommes, de ces diri­geants qui agissent comme si tout et tout le monde pou­vaient être trai­tés comme une mar­chan­dise. Cette atti­tude, c’est aus­si bien celle du cadre qui ne dit pas bon­jour à sa secré­taire le matin en arri­vant, que celle du PDG qui, alors que son entre­prise est en très grande dif­fi­cul­té, la quitte avec “ un para­chute doré ” de plu­sieurs mil­lions d’euros tout en met­tant 1 000 per­sonnes au chô­mage. Comme le disait Gerhard Schrö­der “Ces pra­tiques sont conformes à la loi et au droit, mais pas à la morale et à la décence. ”

La consi­dé­ra­tion que l’on porte aux autres est donc bien l’affaire de tous et de tous les jours. Vous allez avoir de nom­breuses occa­sions de le mon­trer, pen­dant le pro­jet scien­ti­fique col­lec­tif ou le sport, avec les pro­fes­seurs, les cadres mili­taires, les ouvriers de l’École, pen­dant vos stages… et au sein des binets. À ce pro­pos, il n’est pas dans notre inten­tion de nous immis­cer dans les nom­breux binets exis­tants. Mais sachez que l’École les encou­rage, en par­ti­cu­lier quand ils par­ti­cipent à la noto­rié­té inter­na­tio­nale de l’École, et s’ils ne vous entraînent pas à délais­ser vos études. Par­ti­ci­per à un binet per­met aus­si de s’intégrer rapi­de­ment à un groupe, c’est pour­quoi je ne peux qu’encourager les élèves étran­gers, mal­gré les contraintes lin­guis­tiques, de par­ti­ci­per aux acti­vi­tés qu’ils offrent. De votre côté, vous, les élèves fran­çais, faites rapi­de­ment un effort vers eux. L’expérience montre que les pre­miers mois sont cru­ciaux pour l’intégration dans une promotion.

Dans ce domaine, c’est-à-dire dans le domaine des rela­tions humaines, seul compte l’exemple. Aus­si ban­nis­sez les attaques per­son­nelles et autres “ comptes portes ”. Com­por­tez-vous en “ adultes res­pon­sables ”, c’est-à- dire réglez vos conflits par le dia­logue, jamais par la vio­lence. Demain en entre­prise, en labo­ra­toire ou dans un minis­tère c’est aus­si par l’attention que vous por­te­rez aux autres que vous sur­pren­drez votre entou­rage et que vous don­ne­rez confiance à ceux avec qui vous tra­vaille­rez. Le monde a besoin de diri­geants dés­in­té­res­sés, qui placent l’homme au-des­sus de tout. Nous comp­tons aus­si sur vous pour cela.

En conclu­sion, et après ces quelques réflexions, je vous rap­pelle sim­ple­ment que vous avez tout ce qu’il faut pour pas­ser ici à Palai­seau deux années pas­sion­nantes, enri­chis­santes et for­ma­trices. Je vous sou­haite d’en pro­fi­ter plei­ne­ment, sans oublier votre obli­ga­tion de résul­tats et en essayant de sai­sir toutes les occa­sions qui se pré­sen­te­ront pour vous frot­ter au monde qui nous entoure et de consti­tuer une pro­mo­tion sou­dée et solidaire.

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1. Jacques Dar­mon (59), Les Infor­tunes de la pen­sée magique.

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