Discours du général de Nomazy aux X 2004
Je suis très heureux de vous accueillir aujourd’hui à l’École après vos différents stages dans des organismes militaires ou civils. Je suis aussi tout particulièrement heureux d’accueillir au sein de votre promotion 99 élèves étrangers provenant de 23 pays différents. Je voudrais profiter de cette occasion pour vous faire part de quelques réflexions qui pourraient peut-être vous permettre de profiter, encore plus pleinement, de votre séjour ici à Palaiseau.
Autrement dit, je voudrais prendre un peu de recul et essayer de répondre à une question qui m’a été plusieurs fois posée, mais de différentes façons, par quelques-uns de vos camarades des promotions précédentes. La question peut se synthétiser de la façon suivante : “ Après deux à trois années de cours très denses et très encadrés en classes préparatoires, nous avons été sélectionnés pour entrer à l’X où nous allons recevoir une formation de grande qualité. Tout ceci a un coût très élevé pour l’État. Qu’attend-on de nous en retour ? ” C’est une question difficile à laquelle je ne sais pas répondre de façon exhaustive. Je pourrais vous dire : “ de travailler pour la Patrie, les Sciences et la Gloire ” mais ceci n’est peut-être pas très explicite pour vous. Je vais donc essayer d’être un peu plus précis et vous donner quelques pistes car il me semble souhaitable que vous y réfléchissiez dès à présent si ce n’est pas déjà fait.
Quel pourrait donc être demain votre rôle dans la société ? Je vois au moins trois domaines dans lesquels vous pouvez tous jouer un rôle majeur, un rôle qui transcendera votre seule personne, un rôle essentiel pour faire évoluer et progresser la société.
Il me semble qu’il s’agit tout d’abord de “ promouvoir la science et d’en améliorer le rayonnement ”. Aujourd’hui pour beaucoup, la science n’est plus un facteur de progrès mais un facteur de danger. Après avoir décrié le nucléaire qui permet de détruire la planète, certaines ONG prétendent que la science va transformer l’espèce humaine, modifier le climat et faire disparaître de nombreuses espèces animales ou végétales. Il est vrai qu’aujourd’hui plus personne ne croit que la science est, à coup sûr, source de progrès ; il est évident que c’est l’utilisation que l’on en fait qui sera ou non source de progrès, utilisation qui nécessite en particulier de bonnes connaissances scientifiques pour en évaluer toutes les conséquences.
Le problème provient donc avant tout d’un défaut d’information sur la science et ses applications. Ceci se traduit d’ailleurs directement par une forte désaffection pour la science en Europe et en particulier en France. Cette désaffection est extrêmement dangereuse car un pays sans scientifiques, donc sans chercheurs, est un pays sans avenir. Cette désaffection est pour nous d’autant plus dangereuse qu’aujourd’hui le nombre total de chercheurs dans le monde est égal au nombre total de chercheurs ayant existé au cours des deux derniers siècles.
Pour éviter cela, il faut en particulier parler régulièrement de la science et des métiers scientifiques, mais en France les scientifiques (sauf dans les périodes de crises, comme celle que nous connaissons actuellement) interviennent peu à la télévision, à la radio ou dans les journaux. C’est une erreur, car seuls des scientifiques sont à même de le faire de façon vraiment crédible, encore faut-il que ce qu’ils disent soit compréhensible pour la majorité de nos concitoyens.
Ce rôle, vous pouvez dès à présent vous y préparer, tout d’abord en consacrant le temps nécessaire pour assimiler ce qui va vous être enseigné, mais aussi en améliorant vos dons pour la communication orale, par exemple en n’hésitant pas à intervenir lors des nombreux colloques, forums ou conférences auxquels vous allez assister, ou encore en vous engageant voire en organisant des débats, à l’X ou ailleurs, sur l’environnement, l’énergie ou l’espace par exemple. Demain, au cours de vos relations professionnelles et extraprofessionnelles, ce rôle vous reviendra en priorité.
Autre rôle tout aussi fondamental qui, de plus, lui est proche, c’est celui de donner à notre monde ce que Jacques Darmon1 appelle un “supplément de rationalité”. Aujourd’hui l’homme s’effraie de ce qu’il a lui-même conçu : l’utilisation de l’énergie nucléaire, la manipulation des processus génétiques, le développement de mégalopoles… Il ne comprend plus les objets qui l’entourent. Qu’est-ce qu’un laser, un logiciel ou un quark…? L’homme a l’impression que le monde lui échappe. Qui pilote l’organisation mondiale du commerce, les marchés financiers, la globalisation ? En conséquence, l’homme se sent incapable de maîtriser le monde qui l’entoure, d’où une grande tentation à se réfugier dans les bons sentiments, les émotions et les divertissements. La raison a perdu son aura. Elle n’est plus ce fantastique moyen d’analyser qu’elle a été depuis le siècle des Lumières. Que penser en effet de ces organisations qui présentent les “ aliments génétiquement modifiés” comme un mal en soi alors qu’ils sont, suivant les Nations unies, “ le meilleur outil qui, pour plus de la moitié de la population du monde, permettra de subvenir à ses besoins” et auxquels à ce jour aucun décès n’a pu être attribué ? Que penser du “principe de précaution” traduit, comme “ le devoir de ne rien faire, si cela comporte le moindre risque” (c’est-à-dire jouer sur la peur contre l’innovation) ?
Devant ces problèmes, l’incantation et le sentimentalisme semblent être la règle, alors que c’est en redoublant de rigueur que nous les résoudrons. C’est donc par une approche rationnelle, à laquelle vous êtes bien préparés, que vous pourrez sinon changer la société, tout au moins éviter qu’elle dérive sur des chemins dangereux. Dès à présent, cela peut et doit se traduire par des prises de position rationnelles et constructives sur l’enseignement, les traditions et l’évolution de l’École. Dans ces domaines, ne craignez pas d’être innovants, c’est de cela que la France a, aujourd’hui, le plus besoin. Demain, c’est un rôle que vous pourrez tous remarquablement tenir, ce que je souhaite vivement, quelle que soit la fonction que vous occuperez. C’est un rôle essentiel pour l’avenir de notre société.
Enfin, troisième grand rôle qui me semble pouvoir être aussi le vôtre, c’est celui d’appliquer dans votre vie de tous les jours cette pensée de Jean Bodin : “ Il n’y a d’importance que d’hommes. ” Le monde souffre de ces hommes, de ces dirigeants qui agissent comme si tout et tout le monde pouvaient être traités comme une marchandise. Cette attitude, c’est aussi bien celle du cadre qui ne dit pas bonjour à sa secrétaire le matin en arrivant, que celle du PDG qui, alors que son entreprise est en très grande difficulté, la quitte avec “ un parachute doré ” de plusieurs millions d’euros tout en mettant 1 000 personnes au chômage. Comme le disait Gerhard Schröder “Ces pratiques sont conformes à la loi et au droit, mais pas à la morale et à la décence. ”
La considération que l’on porte aux autres est donc bien l’affaire de tous et de tous les jours. Vous allez avoir de nombreuses occasions de le montrer, pendant le projet scientifique collectif ou le sport, avec les professeurs, les cadres militaires, les ouvriers de l’École, pendant vos stages… et au sein des binets. À ce propos, il n’est pas dans notre intention de nous immiscer dans les nombreux binets existants. Mais sachez que l’École les encourage, en particulier quand ils participent à la notoriété internationale de l’École, et s’ils ne vous entraînent pas à délaisser vos études. Participer à un binet permet aussi de s’intégrer rapidement à un groupe, c’est pourquoi je ne peux qu’encourager les élèves étrangers, malgré les contraintes linguistiques, de participer aux activités qu’ils offrent. De votre côté, vous, les élèves français, faites rapidement un effort vers eux. L’expérience montre que les premiers mois sont cruciaux pour l’intégration dans une promotion.
Dans ce domaine, c’est-à-dire dans le domaine des relations humaines, seul compte l’exemple. Aussi bannissez les attaques personnelles et autres “ comptes portes ”. Comportez-vous en “ adultes responsables ”, c’est-à- dire réglez vos conflits par le dialogue, jamais par la violence. Demain en entreprise, en laboratoire ou dans un ministère c’est aussi par l’attention que vous porterez aux autres que vous surprendrez votre entourage et que vous donnerez confiance à ceux avec qui vous travaillerez. Le monde a besoin de dirigeants désintéressés, qui placent l’homme au-dessus de tout. Nous comptons aussi sur vous pour cela.
En conclusion, et après ces quelques réflexions, je vous rappelle simplement que vous avez tout ce qu’il faut pour passer ici à Palaiseau deux années passionnantes, enrichissantes et formatrices. Je vous souhaite d’en profiter pleinement, sans oublier votre obligation de résultats et en essayant de saisir toutes les occasions qui se présenteront pour vous frotter au monde qui nous entoure et de constituer une promotion soudée et solidaire.
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1. Jacques Darmon (59), Les Infortunes de la pensée magique.