DIVERSITÉ
On peut être amateur d’exotisme, en musique comme dans la vie. Comme pour la cuisine, on peut aimer découvrir des musiques d’autres civilisations, qui n’ont pas pénétré le monde occidental et ne s’y sont pas abâtardies, comme le gamelan balinais ou les ragas d’Inde du Sud. Mais l’agrément de la découverte passé, l’on s’en lasse vite car on reste extérieur : comment pourrions- nous faire nôtre une musique – une cuisine – que sous-tend une culture qui nous restera étrangère, quels que soient les efforts que nous ferons pour essayer de la pénétrer. C’est d’une autre culture, d’une autre cuisine, d’une autre musique que nous avons été nourris enfants, et ce sont elles qui nous ont façonnés. Oublions les illusions du métissage et de la fusion : la diversité – immense – de la musique occidentale suffit à satisfaire notre goût du dépaysement.
Spohr, Onslow, Schubert
Trois contemporains, trois musiques entièrement différentes pour les débuts du Romantisme. De Spohr et Onslow (compositeur français comme on ne le sait pas toujours) l’ensemble Osmosis a enregistré leurs Nonettes pour instruments à vent (flûte, hautbois, clarinette, cor et basson) et cordes, joués sur instruments d’époque1. Pièces exquises et indéfinissables, plus novatrices chez Spohr que chez Onslow, de forme très raffinée aussi bien dans les harmonies et les modulations que dans les combinaisons de timbres, et qui annoncent… Poulenc plus qu’elles ne rappellent Haydn ou Mozart.
De Schubert, le baryton Thomas Bauer et Jos van Immerseel au pianoforte ont enregistré le Voyage d’hiver2, cycle de lieder dont on pouvait considérer jusque-là la version de Fischer- Dieskau comme insurpassable. La voix de Bauer est très proche de celle de Fischer-Dieskau, par son timbre aussi bien que par son expression : chaleureuse, aux inflexions infinies, on a envie de dire « amicale » ; et le pianoforte – instrument dont nous avouons nous méfier en général en raison de son timbre parfois grêle qui ne soutient évidemment pas la comparaison avec un Steinway ou un Bôsendorffer – accompagne ici parfaitement la voix, à laquelle sa faiblesse même autorise toutes les finesses.
Rossini – Mahler
Rossini est plus connu pour ses opéras que pour sa musique sacrée, composée paraît-il à contrecœur. Mais sa Petite Messe solennelle est un petit chef-d’œuvre. Et son Stabat Mater, enregistré en juillet de cette année sous la direction d’Antonio Pappano par la belle Anna Netrebko, Joyce DiDonato, Lawrence Brownlee (ténor) et Ildebrando D’Arcangelo (basse), avec l’orchestre et le chœur de l’Académie nationale Sainte-Cécile, de Rome3, vaut le Requiem de Verdi.
C’est une oeuvre puissante, qui fait appel aux ressorts dramatiques de l’opéra, avec une belle introduction orchestrale : c’est souvent dans les oeuvres à contre-emploi que les compositeurs, comme tous les artistes, donnent le meilleur d’eux-mêmes. Philippe Herreweghe, la soprano Rosemary Joshua et l’Orchestre des Champs-Élysées ont enregistré la 4e Symphonie de Mahler4.
Une version de plus ? Pas si sûr. On sait que Herreweghe poursuit l’objectif de restituer les œuvres telles qu’elles ont été jouées à l’époque où elles ont été créées : instruments, effectif orchestral, et surtout partition d’origine et intentions du compositeur. La 4e est singulière dans l’ensemble des symphonies de Mahler : une « symphonie bleue »disait Mahler, qu’il faut jouer « léger » si l’on veut être fidèle à ses intentions.
Or, il se trouve que la métaphysique, la psychanalyse et par-dessus tout les drames de l’histoire du XXe siècle ont envahi la musique de Mahler et marqué ses interprétations contemporaines (voir les déclarations de Bernstein rapportées récemment dans ces colonnes). Eh bien, nous avons ici l’occasion d’entendre une interprétation… mozartienne, avec des cordes soyeuses : un très grand plaisir.
Flirts inattendus
Deux disques qui viennent de paraître illustrent de manière épatante l’adaptabilité et surtout le goût de musiciens classiques, et non des moindres, pour le jazz et la variété.
Tout d’abord la grande mezzo-soprano Anne-Sophie von Otter s’est associée avec le pianiste de jazz Brad Mehldau pour un enregistrement hors du commun : 13 chansons de Léo Ferré, Barbara, Richard Rodgers, Michel Legrand, Jacques Brel, John Lennon, etc., et 7 Love songs de Brad Mehldau5. Bien que Mehldau soit jazzman, il ne s’agit pas ici de jazz, mais de pièces interprétées par une artiste classique intelligente et sensible, qui sait oublier le lied, supprimer le vibrato, adopter le souffle et les intonations propres à la chanson et devenir ainsi, le temps d’un disque, accompagnée par un excellent pianiste, une grande artiste de variétés. Ce n’est pas la première expérience du genre : Mady Mesplé avait chanté Paul Misraki. Kiri Te Kanawa, avec moins de bonheur, Gershwin. Ici, c’est parfait.
La plus grande surprise vient du Quatuor Ébène qui, sous le titre Fiction, vient d’enregistrer 16 plages de jazz et de pop avec quatre chanteuses d’exception6. La merveille, c’est la voix de Nathalie Dessay chantant Over the Rainbow (créée par Judy Garland dans Le Magicien d’Oz) avec une voix qui soulèverait les foules à Las Vegas, celle de Stacey Kent qui balance en situation dans la bossa-nova Corcovado, de Luz Casal qui reprend Amado Mio chanté à l’origine par Rita Hayworth, enfin de Fanny Ardant qui chante Lilac Vine dans le style de Lotte Lenya.
Et ce sont surtout les arrangements exceptionnels du Quatuor Ébène lui-même, tour à tour hollywoodiens, jazzy, pop, mais toujours aussi complexes et subtils que dans Fauré ou Ravel – écoutez Someday My Prince Will Come, digne d’une anthologie. Les Ébène démontrent s’il en était besoin qu’il n’y a pas plusieurs musiques : classique, jazz, etc., mais deux seulement : la mauvaise musique et la bonne, celle qu’ils jouent, pour notre grand bonheur.
1. 1 CD RAMEE.
2. 1 CD ZIG-ZAG.
3. 1 CD EMI.
4. 1 CD OUTHERE.
5. 2 CD NAIVE.
6. 1 CD VIRGIN.