Diversité et pluridisciplinarité en grandes écoles
REPÈRES
Les grandes écoles, en France, délivrent 40% des diplômes de niveau master, et environ un tiers des doctorats sont préparés dans leurs laboratoires. Contrairement à ce qui est souvent dit, elles constituent donc un système de formation de masse que, dans d’autres pays, on qualifierait d’universités technologiques. Dans leurs filières scientifiques, elles forment 108 000 étudiants, auxquels il faut ajouter 50 000 étudiants dans les classes préparatoires scientifiques. Ces 158 000 étudiants de la filière scientifique CPGE-GE sont à comparer aux 247 000 étudiants scientifiques de l’université, hors médecine. Ils représentent 40 % du total des étudiants scientifiques français (chiffres MESR-DGESIP, effectifs 2009).
Le prestige du métier d’ingénieur a protégé la France de la désaffection des jeunes envers les sciences
À comparer l’attractivité des filières scientifiques en France et dans les pays anglosaxons , force est de constater que la France a su maintenir beaucoup plus d’élèves brillants sur la voie des études scientifiques. La lisibilité de la filière des classes préparatoires suivies d’une grande école, ou des écoles en cinq ans et le prestige du métier d’ingénieur jouent un rôle considérable dans les représentations mentales qui, jusqu’à présent, ont relativement protégé la France de la désaffection des jeunes envers les études scientifiques.
Au-delà du patrimoine historique ainsi conservé depuis les ingénieurs militaires de l’Empire, la formation d’ingénieur à la française possède des spécificités qui font son succès dans le champ de la performance professionnelle.
Diversité
Le modèle anglo-saxon
Aux États-Unis, il existe 4000 établissements appelés universités pour 17 millions d’étudiants environ, ce qui signifie une taille moyenne de 4200 étudiants par université. Compte tenu du nombre d’établissements de grande taille, cela amène à conférer le titre d’université à bon nombre d’établissements de 1000 à 2000 étudiants.
Premier atout des profils d’ingénieurs diplômés des grandes écoles, leur diversité. À des profils très abstraits issus des classes préparatoires suivies d’une école hautement scientifique font écho des ingénieurs formés dans des écoles en cinq ans, qui, dès la première année après le bac, auront choisi la chimie, l’électronique, la mécanique ou l’informatique.
Le cursus de l’X, de Centrale, des Mines ou de l’ESCPI ouvre à une approche largement transversale des sciences et à la découverte d’un haut niveau de formalisation mathématique, souvent partagée par des disciplines a priori éloignées qui utilisent des outils puissants comme les opérateurs.
Certaines écoles, plus ancrées dans une discipline et un secteur industriel, développent au contraire, dans un champ donné, un large spectre de connaissances théoriques et pratiques autour d’un objet complexe particulier. S’adressant à des étudiants moins spéculatifs, qui souhaitent voir rapidement à quoi leurs connaissances seront utiles, elles irriguent largement le tissu des PME-PMI en tant que lieux d’innovation technologique.
Entre ces deux modèles, des écoles dites » à prépa intégrée « , en cinq ans, offrent un cursus où les deux premières années sont assez largement pluridisciplinaires pour que l’étudiant choisisse un département d’ingénierie, et donc une discipline, en troisième année. Elles permettent une orientation plus progressive. Des écoles comme les INSA, HEI ou l’UTC appartiennent à ces catégories, ainsi que certaines écoles à fort ancrage disciplinaire recrutant après des classes préparatoires.
Pluridisciplinarité
Quel que soit le type d’école, la formation de nos ingénieurs est marquée par la pluridisciplinarité
Seconde caractéristique, quel que soit le type d’école, la formation de nos ingénieurs est marquée par la pluridisciplinarité. Les départements disciplinaires ouverts aux étudiants dans les universités étrangères mènent le plus souvent à des études focalisées sur un champ plus étroit. À la pluridisciplinarité des matières scientifiques fait écho, dans le cursus d’un étudiant de grande école, l’importance des matières non scientifiques : le champ des humanités et sciences sociales représente en moyenne 30% de la formation d’un ingénieur en France.
Si le contenu de ces disciplines varie selon les écoles, la place donnée à l’économie, l’histoire, la géopolitique, la sociologie ou la philosophie distingue les écoles d’ingénieurs françaises, permettant à l’ingénieur diplômé d’inscrire, plus aisément que ses homologues étrangers, ses constructions techniques et scientifiques dans le champ des questions sociétales liées à son métier.
Objets complexes
Responsabilités
À méditer, cette remarque du patron, francophile et francophone, d’un grand cabinet d’ingénierie japonais, employeur de cinq cents ingénieurs : « Expliquez-moi pourquoi je peux donner à un ingénieur qui sort de l’École centrale la même responsabilité que celle que je confie à un ingénieur japonais de même niveau après cinq ans de maison. » La culture confucéenne de respect des aînés explique sans doute une bonne part de cette observation ; mais nos ingénieurs ont aussi été entraînés à trouver des solutions réelles à des questions complexes.
La troisième spécificité des ingénieurs français est le fruit des traditionnels allers et retours entre école et stages. Les années d’études apportent un socle de connaissances rapidement mises à l’épreuve de stages où le jeune découvre que le monde réel a sa dynamique propre.
Tenu de rendre compte de son expérience à son retour, invité à terminer son cursus par un mémoire de fin d’études où il convoquera tous ses savoirs utiles dans une démarche de résolution d’un problème bien réel, l’étudiant se familiarise, à un âge précoce, avec la réalité d’objets concrets toujours complexes.
La démarche connaissance-réalité-appropriation- proposition de solutions, où ils vont chercher dans le champ des connaissances ce qui peut être opportun pour résoudre telle ou telle question, sans inhibition quelle que soit la discipline scientifique, donne à nos ingénieurs une aptitude opérationnelle élevée par rapport à leur âge de diplôme.
Entrepreneuriat
Leur capacité à résoudre des questions complexes est sans doute ce qui amène un nombre croissant de jeunes ingénieurs, passés ou non par une école de management, à choisir de créer leur propre entreprise, ce qui correspond par nature à l’invention et au développement d’un objet complexe. De plus en plus d’écoles ont construit des systèmes intégrés d’incubation et de formation à l’entrepreneuriat, et les chiffres de création réelle vont croissant. Il y a là un véritable mouvement progressivement engagé depuis une quinzaine d’années.
Ingénieur et docteur
Le reproche « les grandes écoles ne font pas de recherche » est obsolète. La recherche au sens large est devenue constitutive de l’activité de nos institutions depuis quinze à vingt ans. Le nombre de jeunes ingénieurs qui rédigent une thèse a largement augmenté depuis vingt ans, et l’on observe que leur proportion (7 %) est exactement identique à la moyenne nationale, toutes disciplines confondues, des diplômés de niveau master qui décident d’aller jusqu’au doctorat.
Cette proportion est de 15 à 20% à Centrale et aux Mines ; de 27% à l’X, de 50 à 80% dans les ENS. Il est donc faux de prétendre que les grandes écoles détourneraient leurs étudiants d’entreprendre une thèse ou une carrière de chercheur. Ces diplômés font un choix positif, indépendant de toute pression liée au marché de l’emploi compte tenu de la valeur de leur diplôme.
Le système des grandes écoles est en général bien compris et bien perçu à l’étranger
Il est intéressant de noter que le spectre pluridisciplinaire de leurs études scientifiques de premier et second cycle permet aux jeunes ingénieurs de choisir des champs disciplinaires plus variés que leurs condisciples des universités françaises ou étrangères au moment de l’inscription en troisième cycle. Ils sont également capables d’utiliser un spectre d’outils ou de connaissances relativement plus large, quand la thèse est forcément le lieu d’une extrême polarisation.
S’il en résulte souvent quelque inconfort en début de troisième cycle, car les jeunes ingénieurs sont plus ignorants de la discipline que leurs collègues déjà spécialisés, ils y réussissent cependant très bien grâce à la puissance de travail acquise en classes préparatoires et sont capables d’approches originales grâce à l’ouverture de leur second cycle : les universités américaines l’ont bien compris, qui les accueillent à bras ouverts.
Attractivité internationale
Les Écoles normales supérieures
Les ENS font pleinement partie du paysage des grandes écoles françaises ; elles y ont un statut spécifique, à la fois par leur extrême sélectivité et comme pépinière de futurs chercheurs et enseignants. Dès leur création, leur but était de fournir au pays un vivier de futurs professeurs du secondaire et du supérieur. Leur puissance de recherche est connue de tous. Ces écoles démontrent qu’en matière intellectuelle, ce n’est pas tant la taille qui compte, mais bien la qualité. La manière de « faire école » pour coacher des jeunes exceptionnels dans des environnements exceptionnels peut mener à une haute efficacité.
Contrairement à ce qui est souvent affirmé en France, le système des grandes écoles est en général bien compris et bien perçu à l’étranger. En Inde, en Chine, à Singapour se préparent des ingénieurs de grande qualité, dans des universités où les gouvernements investissent massivement. Ces formations sont élaborées sur la base d’une sélection très rigoureuse, dans des pays où la science dispose d’une forte aura.
Ces pays nous consultent souvent sur le profil d’ingénieur des grandes écoles. Ils ont identifié la dimension de créativité et d’opérationnalité qui caractérise ce profil, la pédagogie par l’alternance entre l’université et l’entreprise étant souvent inconnue chez eux.
Là où le besoin d’agir de manière concrète est considérable pour répondre aux besoins de vastes populations, ces profils d’ingénieurs sont très demandés. Il n’est pas rare de voir ces nations frapper à nos portes soit pour nous envoyer des étudiants, soit pour nous demander de déployer chez elles nos modèles pédagogiques.
Des risques et des limites
Si la formation des ingénieurs français dans les grandes écoles jouit de nombreux atouts, il ne faut cependant pas se cacher ses fragilités.
Les sciences peuvent et doivent rester un espace de promotion pour tous
Première limite du modèle, l’hétérogénéité du rapport à la recherche et à l’innovation de nos ingénieurs en fonction des écoles dont ils sortent. Certains, placés très vite devant des problèmes concrets dans lesquels ils excellent, cultiveraient presque une posture anti-intellectuelle, de l’ordre du » à quoi cela sert, la recherche fondamentale ? « . Ce sont souvent de grands acteurs de l’innovation continue dans les PME-PMI. D’autres, très spéculatifs, se sont assez passionnés pour le monde des idées pour que, pendant leurs études, ils ne se soient à peu près jamais trouvés devant une démarche concrète d’innovation à réaliser ; une bonne proportion d’entre eux intégrera des industries de service ou des administrations publiques, insufflant dans ces lieux la rigueur et la culture scientifique qui nous sont enviées.
Mais il y a un risque à ne pas faire vivre à tous nos ingénieurs la dualité entre la beauté de la découverte gratuite d’une part, et l’ambition d’être acteurs de transformations concrètes d’autre part. Pour inventer une manière personnelle d’articuler entre elles ces démarches distinctes, il convient d’être initié aux deux approches.
Autre risque, la dégradation du statut des sciences au long des réformes successives du lycée. Dans le cadre de la dernière en cours, les programmes de sciences diminuent de manière sensible en volume ; l’autonomie donnée aux lycées, qui est une bonne chose, pourrait amener des établissements réputés à doper leurs étudiants en sciences, tandis que d’autres s’occuperaient surtout des élèves en difficulté. La Conférence des grandes écoles milite pour que, dans tous les lycées, des parcours exigeants soient proposés aux élèves doués, afin que ceux-ci soient nourris à proportion de leur appétit intellectuel.
Conditionnements sociaux
Un troisième risque concerne tant les formations d’ingénieurs des grandes écoles que les scientifiques universitaires : il s’agit des conditionnements sociaux. Des chiffres récents de la Direction de la prospective et de l’évaluation (DPED) montrent que les catégories socioprofessionnelles représentées dans les classes préparatoires et dans les filières scientifiques des universités sont strictement les mêmes : 49,6 % et 49,8 % respectivement de ces étudiants sont des enfants de cadres supérieurs et de professions libérales. Cela signifie qu’aujourd’hui des filières qui conduisent de manière sûre à l’emploi sont perçues comme assez difficiles pour que seuls des » initiés » se sentent capables d’y tenter leur chance. Or les sciences peuvent et doivent rester un espace de promotion pour tous.
Et si les prochaines décennies devenaient, par nécessité, celles d’une approche rationnelle de problèmes se situant parmi les plus complexes que l’humanité ait eu à traiter ? En particulier le réchauffement climatique ? Et si nous étions capables de réenchanter sciences et techniques, à cause des défis posés par neuf milliards d’êtres humains ? Et si nous devenions plus… ingénieux ?