DMITRI CHOSTAKOVITCH : 5E SYMPHONIE

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°662 Février 2011Par : San Francisco Symphony Orchestra, dir. Michael Tilson ThomasRédacteur : Marc Darmon (83)

Coffret du DVD Keeping ScoreQuel magni­fique pro­jet musi­cal et péda­go­gique que celui que Michael Til­son Tho­mas mène avec son Orchestre sym­pho­nique de San Fran­cis­co : une série de DVD, « Kee­ping Score », pré­sen­tant des œuvres essen­tielles dans des condi­tions de prises de vues excep­tion­nelles, et accom­pa­gnées d’un long et excellent docu­men­taire. Ce pro­jet, coû­teux et cou­ra­geux, est une com­plète réus­site. Les inter­pré­ta­tions sont remar­quables. Les prises de vues, à grand ren­fort d’investissements tech­niques et de camé­ras, sont pro­pre­ment excep­tion­nelles, car on est lit­té­ra­le­ment dans l’orchestre. Et les docu­men­taires, vrai­ment excel­lents et pas­sion­nants, dits par Michael Til­son Tho­mas en per­sonne au pia­no ou à l’orchestre, sont à la fois une par­faite intro­duc­tion et un com­plé­ment idéal à cha­cune des œuvres, par leur richesse et leur énorme inté­rêt. Ce pro­jet n’est pas sans rap­pe­ler les ini­tia­tives de Leo­nard Bern­stein, idole et modèle visible de « MTT », par exemple lorsqu’il pou­vait par­ler une demi-heure sur Vol­taire et Leib­niz pour intro­duire la repré­sen­ta­tion de son Can­dide (DVD chez Deutsche Gram­mo­phon, indis­pen­sable de toute DVD­thèque), ou pré­sen­ter lon­gue­ment la 2e Sym­pho­nie de son com­pa­triote Charles Ives aux spec­ta­teurs d’Europe (DVD Deutsche Gram­mo­phon éga­le­ment, com­men­té ici en 2010).

Par­mi cette col­lec­tion exem­plaire créée à l’occasion des cent ans de l’Orchestre sym­pho­nique de San Fran­cis­co, citons au mini­mum le DVD consa­cré à la 3e Sym­pho­nie (1913- 1916) de Charles Ives, dont les expli­ca­tions du chef sont bien­ve­nues pour en appré­cier le côté avant-gar­diste, le DVD sur Aaron Copland, l’autre grand pion­nier de la musique amé­ri­caine, et sur­tout le DVD sur la 5e Sym­pho­nie de Chos­ta­ko­vitch, un des disques que j’emmènerais sur l’île déserte.

De 1937 à la mort de Sta­line, Dmi­tri Chos­ta­ko­vitch com­po­sa une musique pro­tes­ta­taire camou­flée pen­dant qua­si­ment quinze ans sans dis­con­ti­nuer (à la 7e Sym­pho­nie près, qui est une œuvre de sou­tien des forces sovié­tiques pen­dant la guerre). La 5e Sym­pho­nie est l’exemple par­fait de la façon dont Chos­ta­ko­vitch, inter­dit et accu­sé en 1937 de faire de la musique éli­tiste, réus­sit à com­po­ser une musique popu­laire et accep­tée par le régime, tout en y com­mu­ni­quant sa révolte. Pas­sant en un jour du sta­tut de gol­den boy de la musique russe à celui de qua­si-ban­ni, il change radi­ca­le­ment son style par rap­port aux trois sym­pho­nies pré­cé­dentes, ren­dant son écri­ture effec­ti­ve­ment bien plus acces­sible, mais aus­si pleine de sar­casmes et de contes­ta­tion au second degré. Le pre­mier mou­ve­ment de la 5e Sym­pho­nie reprend la forme « Sonate » de Bee­tho­ven, le seul com­po­si­teur occi­den­tal non-inter­dit, mais la fait débou­cher sur une impasse. Le Scher­zo grin­çant du second mou­ve­ment rap­pelle la musique des films bur­lesques amé­ri­cains des années vingt et trente que le com­po­si­teur accom­pa­gnait au pia­no. Le troi­sième mou­ve­ment reprend dis­crè­te­ment les har­mo­nies de la litur­gie ortho­doxe, inter­dite natu­rel­le­ment, et devient une marche funèbre camou­flée pour les vic­times de Staline.

C’est l’œuvre la plus acces­sible de Chos­ta­ko­vitch, celle où l’héritage de Mah­ler se res­sent le plus, celle par laquelle il faut com­men­cer sa décou­verte de ce com­po­si­teur majeur. Le véri­table bal­let de camé­ras, qui ne gêne pas le DVD mais a bien dû gêner les spec­ta­teurs tel­le­ment elles sont nom­breuses, nous per­met de ne rien perdre de la bat­tue éco­nome du chef, des per­for­mances des ins­tru­men­tistes (les bois, les cordes) comme si nous étions au milieu des inter­prètes. Ce DVD est le meilleur moyen de ren­trer dans ce monde magni­fique des sym­pho­nies de Chostakovitch.

Poster un commentaire