DMITRI CHOSTAKOVITCH : 5E SYMPHONIE
Quel magnifique projet musical et pédagogique que celui que Michael Tilson Thomas mène avec son Orchestre symphonique de San Francisco : une série de DVD, « Keeping Score », présentant des œuvres essentielles dans des conditions de prises de vues exceptionnelles, et accompagnées d’un long et excellent documentaire. Ce projet, coûteux et courageux, est une complète réussite. Les interprétations sont remarquables. Les prises de vues, à grand renfort d’investissements techniques et de caméras, sont proprement exceptionnelles, car on est littéralement dans l’orchestre. Et les documentaires, vraiment excellents et passionnants, dits par Michael Tilson Thomas en personne au piano ou à l’orchestre, sont à la fois une parfaite introduction et un complément idéal à chacune des œuvres, par leur richesse et leur énorme intérêt. Ce projet n’est pas sans rappeler les initiatives de Leonard Bernstein, idole et modèle visible de « MTT », par exemple lorsqu’il pouvait parler une demi-heure sur Voltaire et Leibniz pour introduire la représentation de son Candide (DVD chez Deutsche Grammophon, indispensable de toute DVDthèque), ou présenter longuement la 2e Symphonie de son compatriote Charles Ives aux spectateurs d’Europe (DVD Deutsche Grammophon également, commenté ici en 2010).
Parmi cette collection exemplaire créée à l’occasion des cent ans de l’Orchestre symphonique de San Francisco, citons au minimum le DVD consacré à la 3e Symphonie (1913- 1916) de Charles Ives, dont les explications du chef sont bienvenues pour en apprécier le côté avant-gardiste, le DVD sur Aaron Copland, l’autre grand pionnier de la musique américaine, et surtout le DVD sur la 5e Symphonie de Chostakovitch, un des disques que j’emmènerais sur l’île déserte.
De 1937 à la mort de Staline, Dmitri Chostakovitch composa une musique protestataire camouflée pendant quasiment quinze ans sans discontinuer (à la 7e Symphonie près, qui est une œuvre de soutien des forces soviétiques pendant la guerre). La 5e Symphonie est l’exemple parfait de la façon dont Chostakovitch, interdit et accusé en 1937 de faire de la musique élitiste, réussit à composer une musique populaire et acceptée par le régime, tout en y communiquant sa révolte. Passant en un jour du statut de golden boy de la musique russe à celui de quasi-banni, il change radicalement son style par rapport aux trois symphonies précédentes, rendant son écriture effectivement bien plus accessible, mais aussi pleine de sarcasmes et de contestation au second degré. Le premier mouvement de la 5e Symphonie reprend la forme « Sonate » de Beethoven, le seul compositeur occidental non-interdit, mais la fait déboucher sur une impasse. Le Scherzo grinçant du second mouvement rappelle la musique des films burlesques américains des années vingt et trente que le compositeur accompagnait au piano. Le troisième mouvement reprend discrètement les harmonies de la liturgie orthodoxe, interdite naturellement, et devient une marche funèbre camouflée pour les victimes de Staline.
C’est l’œuvre la plus accessible de Chostakovitch, celle où l’héritage de Mahler se ressent le plus, celle par laquelle il faut commencer sa découverte de ce compositeur majeur. Le véritable ballet de caméras, qui ne gêne pas le DVD mais a bien dû gêner les spectateurs tellement elles sont nombreuses, nous permet de ne rien perdre de la battue économe du chef, des performances des instrumentistes (les bois, les cordes) comme si nous étions au milieu des interprètes. Ce DVD est le meilleur moyen de rentrer dans ce monde magnifique des symphonies de Chostakovitch.