Dmitri CHOSTAKOVITCH : les quinze symphonies, les six concertos
Né en 1906, Chostakovitch a connu les révolutions de 1917, le régime de Staline et ses exactions, la mort du dictateur (et de Prokofiev, le même jour) et le succès des apparatchiks, et il est mort en 1975 avant toute Perestroïka.
Sa vie et son œuvre se sont inscrites au sein d’une société totalitaire. Bien sûr, son œuvre est marqué par la période, tantôt patriotique (7e Symphonie), tantôt protestataire contre la guerre (8e Symphonie), contre le régime (5e et 10e Symphonies, 8e Quatuor, Trio n° 2), contre l’antisémitisme (13e Symphonie), tantôt, il est vrai, en support à une propagande à un régime qu’il ne soutenait pas (11e et 12e Symphonies « 1905 » et « 1917 »).
Mais avant tout, comme le suggère Gergiev, toujours prompt aux compromis, il faut prendre ses œuvres comme ce qu’elles sont, des œuvres de musique pure, avec une science de l’effet, de l’émotion, de l’orchestration comme on n’en avait pas entendue depuis Mahler.
Mahler : le nom est lâché. En effet, tout relie les deux artistes, dont l’héritage symphonique est pour tous les deux la part la plus importante de l’œuvre (pour Mahler, presque exclusif) : le sens de l’orchestration, le sarcasme permanent sur la situation humaine et de la société, l’émotion maximale tirée de leurs passages poignants, les références personnelles incessantes, etc.
Le chef boulimique et hyperactif Valery Gergiev et son orchestre du théâtre Mariinsky (appelé Kirov pendant la période communiste) de Saint-Pétersbourg (lieu de naissance de Chostakovitch) ont joué et enregistré l’ensemble des symphonies et concertos en une dizaine de soirées à la feue salle Pleyel en 2013–2014.
La publication intégrale est une formidable occasion de découvrir, à son rythme, les merveilles de ce répertoire (profitons-en pour regretter que l’ensemble des symphonies de Tchaïkovski, filmées et enregistrées dans les mêmes conditions, n’aient été que partiellement éditées, comme on le commentait ici en janvier 2012).
Par où commencer ? Découvrez tout d’abord les deux symphonies les plus connues, à juste titre : la Cinquième, réaction espiègle et ironique à la mise au ban du compositeur en 1936 sous prétexte que sa musique n’était pas jugée assez accessible, et la Dixième, où Chostakovitch célèbre la mort de Staline en signant chaque mouvement de son tétragramme DSCH (Dmitri SCHostakovitch, selon la prononciation russe et la gamme germanique, Ré-Mi bémol-Do-Si bécarre), motif clamé sans fin. Puis tentez les symphonies patriotiques : la Septième « Leningrad », créée en 1942 à Leningrad pendant le siège, par des musiciens faméliques, radiodiffusée par la BBC et la NBC (dirigée par Toscanini) la même année en hommage et soutien aux combattants russes, et la Huitième, la préférée de Gergiev.
Ensuite découvrez les symphonies « classiques », la Première (à 18 ans) et la Neuvième. Puis les symphonies militantes, Onzième « 1905 » et Douzième « Année 1917 » (que Gergiev demande de réévaluer, comme l’avait fait mon grand-père qui me l’offrit il y a quarante ans, le jour de la mort de Chostakovitch).
Alors vous serez prêts pour attaquer les trois derniers chefs‑d’œuvre. La Treizième Symphonie mettant en musique pour voix de basse six poèmes, dont le célèbre manifeste contre l’antisémitisme Babi Yar, d’Evtouchenko, poète toujours vivant aujourd’hui, qui se lamente sur l’assassinat en masse en 1941 de près de cent mille juifs en Ukraine dans le « ravin de Grand-Mère », Babi Yar.
La Quatorzième, déjà commentée ici en décembre 2013, mettant en musique des poèmes d’Apollinaire (dont la célèbre Loreley), Garcia Lorca et autres poètes expressionnistes, en russe mais avec sous-titres, poèmes sélectionnés pendant son séjour à l’hôpital.
Pour la première fois, Chostakovitch y choisit un effectif très réduit, uniquement cordes et percussions, ce qui donne une impression d’intimité, et, avec la présence de deux solistes chanteurs au milieu de l’ensemble orchestral, un effet proprement hypnotique.
Et la Quinzième, la plus énigmatique, où un Chostakovitch affaibli fait un collage de symboles de sa jeunesse (Rossini, Wagner, ses propres musiques de film) et de ses œuvres emblématiques (Quatrième et Septième Symphonies).
Terminez par les symphonies expérimentales, moins accessibles, la Quatrième, un chef‑d’œuvre, et les Seconde et Troisième Symphonies.
Gergiev n’hésite pas à se produire en accompagnateur de concertos, contrairement à Mravinsky, son prédécesseur pendant cinquante ans à Leningrad. Tous les concertos de Chostakovitch sont donc présents dans ce coffret. Les concertos pour violon ont été créés par David Oïstrakh, les concertos pour violoncelle par Rostropovitch, et les concertos pour piano par Chostakovitch et son fils.
Les chefs‑d’œuvre sont les premiers de chaque type, les premiers concertos pour piano, pour violon et pour violoncelle. Mais comment ne pas se délecter du simple Second Concerto pour piano, composé pour son fils Maxim, et de son incroyable mouvement lent, là interprété brillamment par Matsuev.
Et de l’interprétation magnifique de Mario Brunello du Second Concerto pour violoncelle, et des deux incroyables bis qu’il nous offre (dont une cadence originale du Premier Concerto). L’interprétation est à encenser tout au long des seize heures de musique.
Gergiev dirige sans baguette, parfois s’aidant d’un simple cure-dent. Sa direction très expressive, adaptée aussi bien à Tchaïkovski, Mahler, Wagner (succès récents) ou Verdi, est magnifique ici. L’orchestre est d’une grande virtuosité : les cuivres et les bois, souvent solistes ou à découvert, sont très sûrs, très musicaux.
L’édition est très luxueuse, définitive. Les images sont magnifiques, encore plus en Blu-Ray. Chaque symphonie est précédée d’un commentaire introductif de Gergiev de quelques minutes, passionnant. L’ensemble est accompagné d’un livret en français décrivant chaque œuvre (et artistes), le DVD comprend un film en bonus décrivant la vie et l’œuvre de Chostakovitch de façon chronologique, illustré par la vidéo des symphonies mais aussi de ballets, quatuor et opéra.
Le film montre aussi l’excellent pianiste qu’était Chostakovitch (mention au concours Chopin), les témoignages poignants de son fils Maxim et de Rudolf Barshai.
Naturellement, l’image apporte énormément par rapport à un disque, comme un concert. Pour des œuvres d’une telle densité, d’une telle richesse, pouvoir suivre des yeux les pupitres permet réellement de mieux « comprendre » la musique, de mieux réaliser ce qui se passe.
J’avais déjà fait ce même commentaire pour le coffret des Symphonies de Mahler par Abbado à Lucerne. Voilà une somme formidable, un trésor où trouver sans fin de nouveaux plaisirs.