Doctorats scientifiques : y a‑t-il un retard français ?
En matière de doctorats, les comparaisons internationales (dont celles publiées en France par l’Observatoire des sciences et des techniques) sont généralement fondées sur des chiffres relatifs à l’ensemble des doctorats, alors que ce sont principalement les doctorats en sciences et en ingénierie qui peuvent avoir une influence directe sur l’innovation industrielle.
L’Europe est de très loin le principal formateur mondial
Or, une étude de l’OCDE parue en 2011 permet de connaître les nombres de doctorats en sciences et en ingénierie décernés en 2009 par ses 34 pays membres. D’autres sources permettent d’estimer le nombre annuel de nouveaux docteurs en sciences et en ingénierie à 30 000 pour la Chine et 10 000 pour l’Inde.
La France devant le Japon
En se limitant aux pays ayant décerné plus de 2 000 doctorats en sciences et ingénierie en 2009, les chiffres de l’OCDE permettent d’établir le tableau suivant (d’où sont absents la Russie et le Brésil, faute d’informations fiables).
Le retard de la France à l’égard du Royaume-Uni et surtout de l’Allemagne provient essentiellement des matières non scientifiques : pour l’ensemble lettres-droit-économie- sciences humaines, l’Allemagne décerne trois fois plus de doctorats que la France (et le Royaume-Uni deux fois plus), alors que dans les matières scientifiques le retard français sur l’Allemagne (qui a une population supérieure) n’est que de 25% (10% dans le cas du Royaume-Uni, de population légèrement inférieure).
Décrochage américain
Dans chaque pays, on peut examiner le nombre annuel de nouveaux docteurs par million d’habitants.
Pays | Nb |
Royaume-Uni | 124 |
Allemagne | 116 |
France | 107 |
Australie | 105 |
Canada | 87 |
Italie (2007) | 76 |
États-Unis | 75 |
Corée | 69 |
Espagne | 68 |
Japon | 50 |
Chine | 22 |
Inde | 8 |
Nouveaux doctorats en sciences et ingénierie décernés en 2009 par million d’habitants. (Sources : OCDE sauf pour la Chine et l’Inde, CIA World Factbook pour les populations. Ces chiffres incluent les doctorats obtenus par des étudiants étrangers). |
Parmi les douze grands pays étudiés, c’est la « triade » européenne (Allemagne, France, Royaume-Uni) qui, par rapport à sa population, forme actuellement le plus de docteurs en sciences et ingénierie.
Les États-Unis, longtemps champions dans ce domaine, ont maintenant décroché par rapport à l’Europe : la désaffection de leurs jeunes pour les études scientifiques fait qu’ils ne disposent tous les ans pour leurs futurs doctorants que d’un vivier très insuffisant d’environ 80 000 nouveaux masters de sciences et d’ingénierie (dont 30 000 décernés à des étrangers). La France, cinq fois moins peuplée, décerne tous les ans plus de 50 000 diplômes bac + 5 scientifiques (masters universitaires et diplômes d’ingénieurs), dont moins de 10 000 à des étrangers.
La Chine, leader en valeur absolue, ne diplôme encore qu’une faible partie de sa population par rapport aux pays occidentaux, et même par rapport au Japon qui semble pourtant avoir choisi d’utiliser au maximum des cursus universitaires courts suivis d’un complément de formation efficace dispensé dans les entreprises, et affiche de ce fait un taux relativement faible de production de docteurs scientifiques.
Des petits pays européens très avancés
Pays | Nb |
Suisse | 195 |
Suède | 189 |
Finlande | 147 |
Irlande | 139 |
République slovaque | 125 |
République tchèque | 122 |
Autriche | 121 |
Portugal | 115 |
Slovénie | 114 |
Nombre de doctorats en sciences et ingénierie par million d’habitants en 2009. |
En fait les champions du monde en matière de formation de docteurs en sciences et ingénierie sont les petits pays européens, dont neuf font au moins aussi bien que la triade Allemagne- France-Royaume-Uni (dont l’inattendu Portugal).
La Suisse et la Suède forment une proportion très élevée de nouveaux docteurs scientifiques dans leurs nouvelles générations. Inversement, des petits pays souvent cités en exemple tels qu’Israël (91), la Norvège (86), le Danemark (85) ou les Pays-Bas (67) ont en fait une production de docteurs scientifiques par rapport à leur population inférieure à celle de la France.
La Chine, challenger de l’Europe
L’Europe est solidement installée dans la position de plus important fournisseur mondial de docteurs en sciences et en ingénierie : à moyen terme, seule la Chine paraît en mesure de remettre en cause cette supériorité. Le nombre annuel de nouveaux docteurs en sciences et en ingénierie par million d’habitants va d’une vingtaine en Chine à une centaine en Europe (moyenne qui correspond à la situation française), les États-Unis (75 par million) et le Japon (50) étant dans des positions intermédiaires.
La France est dans une position médiane en Europe. Son retard par rapport à l’Allemagne concerne essentiellement les lettres, le droit, l’économie et les sciences humaines. En sciences et en ingénierie, seuls certains petits pays européens ont une réelle avance.
Doktor, Doctor et Docteur
Contrairement à une opinion courante, si l’on tient compte de la différence entre populations, le retard français dans ce domaine par rapport à l’Allemagne – pourtant considéré comme le pays où le Herr Doktor scientifique serait omniprésent, en particulier dans les entreprises – est faible (–7%); il est plus important (– 14 %) par rapport à l’inattendu Royaume-Uni.
La France est dans une position médiane en Europe
En dehors du secteur des universités et de la recherche publique, les entreprises de la plupart des pays confient des travaux très voisins aux titulaires d’un master ou d’un doctorat diplômés dans la même spécialité.
Brain drain
Il existe un fort décalage entre l’importance de la recherche menée aux États-Unis et leur production très insuffisante de diplômés scientifiques de niveau master et doctorat ; si son économie reste stagnante, l’Europe va constituer pour les États-Unis un formidable réservoir de main-d’œuvre scientifique déjà formée.
Prolonger cette étude aux nouveaux masters en sciences et ingénierie montrerait l’avance de la France à cet égard : environ 30 000 ingénieurs et 25 000 masters scientifiques par an, c’est-à-dire – même en tenant compte des doubles diplômes – 800 nouveaux diplômés par million d’habitants, vraisemblable record du monde, à comparer avec environ 250 pour les États-Unis. Malheureusement les études statistiques internationales ne s’intéressent généralement pas au niveau master.
Notre problème essentiel n’est donc pas la formation d’un nombre insuffisant d’ingénieurs et de docteurs scientifiques, dont la réussite de ceux qui s’expatrient montre le niveau globalement satisfaisant : c’est notre incapacité à utiliser au mieux leurs compétences.
3 Commentaires
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Durée
Merci beaucoup pour cet article très intéressant dont la conclusion est sans appel. Étant moi-même doctorant en sciences en France après avoir fait un master de recherche aux États-Unis, je constate chaque jour ce que vous appelez « notre incapacité à utiliser les compétences » de nos scientifiques (docteurs ou ingénieurs).
Le meilleur exemple est la durée du doctorat. De 3 ans en France, elle est de 4 ou 5 ans dans la quasi totalité des autres pays. Or, c’est dans ses dernières années de thèse que le doctorant devient vraiment efficace et innovant. Réduire la thèse à 3 ans, en y retranchant en plus les 6 mois de rédaction, revient littéralement à tuer dans l’œuf les résultats les plus prometteurs.
A l’inverse, aux États-Unis où les doctorants sont les acteurs majeurs de la recherche (ce sont eux qui font les manips et tout ce qui est chronophage), les thèses laissent amplement le temps aux résultats d’arriver et d’être développés pour être vraiment innovants.
On peut arguer que l’objectif de la thèse est de former. C’est vrai qu’au bout de 3 ans un doctorant est formé scientifiquement. Mais son potentiel de recherche a été à peine exploité, ce que ne se privent pas de faire les autres pays. Et ce n’est qu’un exemple parmi d’autres…
Oui, sans aucun doute, mais pourquoi en est-il ainsi ?
Oui, article fort intéressant, avec une conclusion effectivement « sans appel » comme l’exprime Balthazar. Une conclusion qui n’est qu’un simple constat, nous sommes plus incapables que d’autres d’utiliser au mieux les cerveaux scientifiques et techniques que nous formons. Et c’est bien pire pour les docteurs que pour les ingénieurs, me semble-t-il, même si le débit de fuite des ingénieurs vers des métiers administratifs, vers la finance à Londres ou vers le conseil, à moins de 25 ans (!!), est important.
Sans oublier le débit de fuite qui s’accroit vers l’Australie, la Chine, etc. Mais la véritable conclusion serait de répondre à la question « Pourquoi en est-il ainsi ? ». Pourquoi, tout en ne formant guère plus de docteurs scientifiques que nous, les Allemands déposent nettement plus de brevets et la compétitivité de l’Allemagne nous ridiculise chaque année un peu plus ? Allemagne qui, au classement du forum de Davos, vient de passer de la sixième à la quatrième place alors qu’à l’inverse nous venons de perdre encore deux places, passant de la 21ème à la 23ème ? Sans parler de petits pays comme la Suisse ou la Suède.
Pourquoi eux et pas nous ? Répondre à cette question serait faire de la politique … mais de la bonne politique, il me semble. FX Martin nous dit que « les Etats-Unis ont maintenant décroché par rapport à l’Europe », avec une « désaffection des jeunes pour les études scientifiques ». Chez nous il semble s’agir aujourd’hui d’une désaffection, non pas pour les études scientifiques mais pour les métiers scientifiques et techniques.
Pourquoi et que faire pour y remédier, pour ne pas continuer à sombrer dans la mondialisation de l’économie ? Ce qui me paraît rejoindre le débat actuel (Le Figaro d’il y a quelques jours) sur l’avenir professionnel du polytechnicien « moyen », donc la formation qui irait avec, débat entre Christian Gérondeau (vive le management) et le nouveau Président Jacques Biot, qui semble partisan de rester dans l’esprit fondateur de l’école polytechnique
petit commentaire sur la durée des thèses
je suis totalement en phase avec ce dernier commentaire j’ai dirigé plus de 50 thèses et le « système » français est sur ce point peu efficace car il ne donne pas le temps de valoriser le travail de thèse en imposant une durée trop courte nous sommes là victimes de deux influences qui se complètent et font notre faiblesse
1) la dictature d’une logique comptable de nos ministères qui décident des allocations de recherche. Ce qui compte dans cette logique c’est le nombre de Docteurs produits et pas la « productivité » de la recherche ainsi financée. On ne prend pas le temps (ou bien on ne veut pas) mesurer l’impact scientifique et économique de ce que l’on finance
2) un élitisme certain qui veut que toutes les thèses doivent se faire très vite (comme en mathématiques) alors que toutes les disciplines expérimentales demandent le temps de la maturation. Cela ou pour conséquence que nos plus brillants chercheurs, qui sont aussi les plus écoutés, font croire que toute thèse qui dure plus de 2 ans est une mauvaise thèse car le doctorant (ou son directeur) sont des incompétents.
Pour le domaine des sciences de l’ingénierie que je connais fort bien le temps d’une thèse est de 4 ans dans le monde entier et les fruits arrivent le plus souvent en fin de 3e année. Ceci est flagrant lorsqu’on prend le temps d’écouter les exposés des doctorants dans les conférences internationales.. Réduire dans ce domaine le nombre d’allocations de 25% tout en augmentant la durée à 4 ans serait certainement un bon choix.