Doit-on le dire ?
Labiche est né en 1815, l’année de Waterloo. Mort en 1888, il aura connu la Restauration, la monarchie de Juillet, une courte Seconde République, un Empire également Second, la guerre de 70, la Commune, la République Troisième du nom. Aucun des événements, souvent meurtriers, qui ponctuèrent ces fluctuations constitutionnelles n’a laissé de trace dans son oeuvre théâtrale.
Son métier ne l’amenait pas à s’en occuper : il consistait à faire rire la bourgeoisie parisienne aux dépens d’ellemême. Il la connaissait bien, pour y appartenir, jusqu’au bout des ongles si l’on peut dire. Son père possédait une fabrique de sirop de glucose dont la naissance et la prospérité devaient sans doute beaucoup au blocus, conséquence des guerres napoléoniennes : le sucre de canne avait alors quasiment disparu d’Europe continentale.
Prospérité que la paix, revenue avec la Restauration, ne semble pas avoir entamée : pour les dix-neuf ans de son fils, le fabricant de glucose lui offre un voyage de quelque huit mois en Italie et en Suisse. Voyage accompli dans des conditions apparemment confortables : dans ses notes, jetées au jour le jour, on voit le garçon descendre dans des hôtels peu sordides, s’acheter des cigares par boîtes de cent, fréquenter toutes les salles de spectacle passant à portée de main, l’Opéra de Lyon, la Scala de Milan, le San Carlo de Naples, la Fenice de Venise… Rien d’un besogneux à la Balzac en ses débuts.
Revenu à Paris, le jeune Labiche s’adonne à la littérature, publie des nouvelles, un roman, s’intéresse à une éphémère revue mais, en compagnie d’amis, passe rapidement à l’écriture dramatique, plus lucrative. Leur première pièce, un honorable succès, est d’ailleurs signée d’un pseudonyme collectif. Elle sera suivie de cent soixantedouze autres, presque toutes écrites aussi en collaboration. Sur cette énorme masse, sept sont en effet dues au seul Labiche. C’est que souvent, on devait faire vite et s’y mettre à deux, ou même trois, pour satisfaire l’incessante demande des directeurs soucieux de remplir leurs salles avec de bonnes nouveautés.
En ce dix-neuvième siècle, il fallait des usines à pièces de théâtre, comme plus tard on connaîtra les usines à scénarios et dialogues de films, puis de séries télévisées. Et si la clientèle des théâtres périphériques voulait des mélodrames bien atroces, où l’on sanglotât en mordant son mouchoir, celle, plus huppée, du Palais-Royal, de la Porte Saint-Martin et autres lieux de bonne tenue, aspirait à bien rire. Labiche et consorts y pourvurent durant une large quarantaine d’années.
Seulement voilà, ce prototype du notable dix-neuvième siècle – fils de famille donc, père d’un rejeton unique devenu auditeur au Conseil d’État, maire de la petite ville de Sologne où il possédait une propriété, membre de l’Académie française – avait du talent, un talent fantastique, et immuable : quel que soit le collaborateur, on a toujours affaire à du Labiche, dans l’inattendu des situations et leur enchaînement, la sûreté de coup d’oeil du portraitiste, la cocasserie des dialogues. Au point que, mis à part quelques historiens du théâtre, tout le monde a oublié les noms de ces écrivains associés, sauf peut-être deux : ceux d’Émile Augier (Le Prix Martin) et, encore que de moindre renom, d’Ernest Legouvé (La Cigale chez les fourmis).
Pour sa part, celle de comédien et de metteur en scène, M . Jean-Laurent Cochet possède aussi un sens du théâtre que chacun sait éblouissant. Il n’est donc pas surprenant que le tandem Labiche-Cochet donne un résultat méritant le déplacement et je pense – du moins j’espère – que tous les lecteurs de cette petite chronique auront couru au Nouveau Mouffetard pour y voir Doit-on le dire ?
Au contraire de trop de ses confrères metteurs en scène, M . Cochet respecte les intentions de l’auteur. Si ce dernier a stipulé que la scène représente un salon, elle représente un salon ; qu’il y a un porte-parapluies, on y voit un porte-parapluies. M. Cochet a cependant pris quelques libertés mais elles sont plus que pardonnables car elles se révèlent fort heureuses. Dans leur version originale, les pièces de Labiche comportent souvent des couplets chantés.
On les supprime d’habitude dans les interprétations contemporaines. Ici, c’est le contraire ; Labiche n’en avait point prévu. M. Cochet en a introduit, en faisant chanter certaines répliques, arrangées pour la circonstance. Il en a confié la musique, pimpante à souhait, à J. Marsan. L’accompagnement est assuré par deux pianos, des vrais, pas des enregistrements, placés de part et d’autre de la scène. Le résultat est un enchantement, plus labichien que nature, si l’on peut dire. Et les comédiens sur leur plateau semblent s’amuser au moins autant que les spectateurs.
Une jubilation, à quoi il faut avoir pris part.