Doit-on modéliser les effets toxiques des substances chimiques dans l’environnement avec des outils mathématiques ?

Dossier : Mathématiques et entreprisesMagazine N°577 Septembre 2002
Par Eric VINDIMIAN

Il paraît assez évident au com­mun des mor­tels, et l’ac­tua­li­té le rap­pelle régu­liè­re­ment aux étour­dis, que toute action dan­ge­reuse doit s’ac­com­pa­gner d’une éva­lua­tion des risques qui lui sont associés.

Par exemple, avant d’in­tro­duire un com­po­sé chi­mique toxique dans l’en­vi­ron­ne­ment, il convient d’in­fé­rer sur son com­por­te­ment, de s’in­quié­ter de sa per­sis­tance, de devi­ner où il va aller se nicher et sur­tout de savoir quel effet il va pro­duire sur les humains et les espèces sau­vages qui seront exposés.

Tous ceux, que j’es­père nom­breux, qui acceptent cette évi­dence comme telle seront pro­ba­ble­ment sur­pris, et peut-être attris­tés, d’ap­prendre qu’une étude de l’A­gence de pro­tec­tion de l’en­vi­ron­ne­ment des États-Unis iden­ti­fie par­mi les 3 000 com­po­sés les plus répan­dus aux USA seule­ment 7 % d’entre eux dont le dos­sier toxi­co­lo­gique est suf­fi­sam­ment ren­sei­gné pour pro­cé­der à cette éva­lua­tion des risques1. La simple appli­ca­tion du prin­cipe de pré­cau­tion rédui­rait dras­ti­que­ment le nombre de molé­cules en cir­cu­la­tion et aurait des consé­quences éco­no­miques considérables.

La notion même d’é­va­lua­tion des risques appa­raît pour le grand public comme peu expli­cite. Il est certes dif­fi­cile de com­mu­ni­quer sur les pro­ba­bi­li­tés. Dites à l’homme de la rue que le risque de can­cer jugé accep­table est de 10-6 (pro­non­cez dix moins six) et vous pas­sez pour un tech­no­crate froid et obs­cur. Rap­pe­lez-lui qu’il a une chance sur un mil­lion de gagner à une tom­bo­la il se pré­ci­pi­te­ra sur un billet si le gain espé­ré lui paraît pro­por­tion­né à l’en­jeu. Ceux-là mêmes qui refusent de com­prendre les mots » dan­ger » et » risque » dès qu’il s’a­git de la san­té envi­ron­ne­men­tale semblent suivre sans dif­fi­cul­té notable les repor­tages spor­tifs télé­vi­sés où des acti­vi­tés dan­ge­reuses, mais de spor­tifs qui cal­culent les risques, leur sont présentées.

Au sein du monde scien­ti­fique lui-même, le résul­tat d’une modé­li­sa­tion est pris comme une indi­ca­tion, un pis- aller, tan­dis qu’un résul­tat de mesure, même sans son incer­ti­tude et sans garan­tie sur la qua­li­té et la per­ti­nence du pré­lè­ve­ment, est consi­dé­ré comme un élé­ment beau­coup plus sûr.

Les rai­sons de ces contra­dic­tions sont mul­tiples et nous ne nous y atta­che­rons pas. Il est cepen­dant facile de devi­ner que pour la pre­mière des rai­sons éco­no­miques s’op­posent au tra­vail consi­dé­rable qui devrait être fait pour mieux appré­hen­der les risques toxiques envi­ron­ne­men­taux et pour la deuxième la culture mathé­ma­tique et pro­ba­bi­liste reste une grande lacune y com­pris chez les scientifiques.

Cepen­dant, ce pro­blème, en appa­rence banal, de rap­port de forces entre la puis­sance éco­no­mique et la pro­tec­tion de l’en­vi­ron­ne­ment et aus­si de culture mathé­ma­tique cache un redou­table pro­blème en termes d’ex­per­tise scien­ti­fique. Pro­blème dont je pro­po­se­rai deux for­mu­la­tions au choix :

1. Les outils de modé­li­sa­tion uti­li­sables en toxi­co­lo­gie de l’en­vi­ron­ne­ment sont-ils trop com­plexes pour les bio­lo­gistes et les décideurs ?
2. Peut-on se conten­ter d’une approche de pré­cau­tion afin d’é­co­no­mi­ser les coûts expé­ri­men­taux et de se pas­ser de la modélisation ?

Exemple d’une relation dose-réponse, ici l’effet d’une substance hormonomimétique sur la masse de l’utérus d’une rate.
Exemple d’une rela­tion dose-réponse, ici l’effet d’une sub­stance hor­mo­no­mi­mé­tique sur la masse de l’utérus d’une rate.

 

Modéliser la relation dose-réponse

Com­men­çons par exa­mi­ner une des étapes clés de l’é­va­lua­tion des risques toxi­co­lo­giques qui est l’é­ta­blis­se­ment d’une rela­tion dose-réponse. Dans un pre­mier temps, l’ex­pé­ri­men­ta­teur va regrou­per un cer­tain nombre d’in­di­vi­dus d’une espèce de labo­ra­toire que nous appel­le­rons rat dans quelques groupes d’ef­fec­tif iden­tique, disons six groupes de six rats. Un des groupes aura le pri­vi­lège de faire sem­blant d’être expo­sé au toxique : le groupe témoin. Les autres groupes seront expo­sés à des doses de la sub­stance en pro­gres­sion géométrique.

À la fin de l’es­sai, des para­mètres bio­lo­giques sont enre­gis­trés sur chaque ani­mal. L’in­ter­pré­ta­tion des don­nées se fait en com­pa­rant les groupes expo­sés avec le témoin au moyen d’un test d’hy­po­thèses afin de déter­mi­ner qu’elle est la dose la plus faible à par­tir de laquelle un des para­mètres bio­lo­giques est signi­fi­ca­ti­ve­ment dif­fé­rent du témoin. La dose d’es­sai immé­dia­te­ment infé­rieure est consi­dé­rée comme sans effet et devient un seuil de toxicité.

Il n’é­chap­pe­ra pas à l’œil cri­tique du lec­teur de cette revue bico­lore que ce seuil dépend de la gamme de concen­tra­tions choi­sie par l’ex­pé­ri­men­ta­teur, que la dis­per­sion au sein de chaque groupe a un impact fort sur la capa­ci­té du test sta­tis­tique à détec­ter l’ef­fet signi­fi­ca­tif et qu’à la limite le labo­ra­toire un peu souillon qui se carac­té­rise par une forte varia­bi­li­té trou­ve­ra des seuils plus éle­vés et donc aura plus de contrats.

Par ailleurs, vali­der l’i­dée de seuil de la sorte conduit tout droit à ima­gi­ner des doses sans risque, idée bien enten­du fausse mais répan­due. Le seuil bio­lo­gique, s’il existe, est for­cé­ment dis­tri­bué dans la popu­la­tion et c’est la pro­ba­bi­li­té d’ef­fet dans la popu­la­tion qui seule per­met une éva­lua­tion sérieuse du risque.

Néan­moins, mal­gré de nom­breuses attaques de scien­ti­fiques et les recom­man­da­tions d’un groupe de tra­vail de l’OCDE2, la pers­pec­tive de modi­fier cette approche au pro­fit d’une modé­li­sa­tion de la courbe dose-réponse ouvrant la voie au cal­cul de la pro­ba­bi­li­té d’ef­fet en fonc­tion de la dose et à l’es­ti­ma­tion des incer­ti­tudes sur les valeurs seuil n’est tou­jours pas d’actualité.

Modéliser les effets toxiques sur les écosystèmes

Lorsque l’on cherche à pro­té­ger les éco­sys­tèmes des effets délé­tères des sub­stances chi­miques toxiques, il est cou­ram­ment pro­cé­dé à des essais de toxi­ci­té sur quelques espèces vivantes que l’on vou­drait bien consi­dé­rer comme repré­sen­ta­tives du milieu. En réa­li­té, les espèces uti­li­sées sont sur­tout choi­sies du fait de leur faci­li­té de mani­pu­la­tion au labo­ra­toire et leur uni­ver­sa­li­té d’u­ti­li­sa­tion dans le monde.

On peut com­prendre que, face aux coûts engen­drés par de tels essais, l’ac­cent ait été mis sur la stan­dar­di­sa­tion. Cepen­dant cette conver­gence vers un petit nombre d’es­pèces conduit à appau­vrir l’in­for­ma­tion sur les réels dan­gers des toxiques dans l’environnement.

Afin de pal­lier cette fai­blesse de l’in­for­ma­tion, les ges­tion­naires des risques ont ima­gi­né des fac­teurs de sécu­ri­té, par­fois appe­lés fac­teurs d’in­cer­ti­tude car ils sont cen­sés majo­rer l’in­cer­ti­tude sur le dan­ger3. Ain­si, en fonc­tion du nombre et du type des essais réa­li­sés, on uti­lise des fac­teurs de 10, 100 ou 1 000, par les­quels on divise les concen­tra­tions seuil d’ef­fet. On recon­naî­tra ici une approche typique de type pré­cau­tion. Bien enten­du un effet ver­tueux est recher­ché et ces fac­teurs sont d’au­tant plus faibles que des essais sophis­ti­qués ont été mis en œuvre. Il reste que cela ne règle pas le pro­blème des sub­stances exis­tantes dont la toxi­co­lo­gie n’est pas renseignée.

Tout cela prê­te­rait à sou­rire s’il ne s’a­gis­sait pas de pro­té­ger une nature déjà for­te­ment sou­mise à la pres­sion humaine, dont les sub­stances toxiques ne sont qu’un des aspects. De fait, face à la pau­vre­té géné­rale des don­nées, une telle poli­tique de ges­tion pré­cau­tion­neuse est rai­son­nable : elle per­met de prendre en compte des résul­tats rares et encou­rage à la pro­duc­tion de données.

Mésocosmes à l’Ineris.
Méso­cosmes à l’Ineris. © INERIS

Cepen­dant on ne sau­rait s’en conten­ter ; les élé­ments les plus récents de la poli­tique de pro­tec­tion de l’en­vi­ron­ne­ment dans le domaine des pro­duits chi­miques vont vers un ren­for­ce­ment de la connais­sance du dan­ger4. Dans ce contexte il faut se poser le pro­blème d’un accrois­se­ment de la pré­ci­sion des outils d’aide à la ges­tion des sub­stances chi­miques et du rem­pla­ce­ment des fac­teurs de sécu­ri­té par des modèles d’ex­tra­po­la­tion plus sophistiqués.

Avant de modé­li­ser, posons le pro­blème de la connais­sance du phé­no­mène que l’on sou­haite résoudre. Les éco­sys­tèmes sont des assem­blages com­plexes d’es­pèces inter­agis­sant entre elles et avec leur milieu, appe­lé bio­tope. Toute modi­fi­ca­tion du bio­tope, et l’in­tru­sion d’un toxique en est une, peut pro­duire une per­tur­ba­tion de ces com­mu­nau­tés vivantes. Il s’a­gi­ra pour le modé­li­sa­teur de trou­ver les lois qui gou­vernent (ou plus sim­ple­ment de décrire) la rela­tion entre la concen­tra­tion d’un toxique dans le bio­tope et la struc­ture de la communauté.

Un pre­mier pas peut être fran­chi en ten­tant une modé­li­sa­tion de la dis­tri­bu­tion de sen­si­bi­li­té des espèces com­po­sant la com­mu­nau­té en pré­sence d’un toxique. Nous serons cepen­dant loin de l’ex­pli­ca­tion de l’é­vo­lu­tion d’une com­mu­nau­té sous stress toxique. En effet celle-ci ne dépen­dra pas seule­ment de la dis­pa­ri­tion de cer­taines espèces sen­sibles mais éga­le­ment de l’é­vo­lu­tion du réseau de rela­tions tro­phiques5 entre les espèces résis­tantes, voire de l’ef­fet de rem­pla­ce­ment d’es­pèces dis­pa­rues par d’autres espèces plus tolé­rantes. Cepen­dant, en fai­sant appel, une fois de plus au prin­cipe de pré­cau­tion, il suf­fi­ra de limi­ter la pré­sence du toxique à une teneur telle que toutes les espèces résistent pour pro­té­ger en prin­cipe l’é­co­sys­tème étudié.

Les outils actuels de modé­li­sa­tion des dis­tri­bu­tions de sen­si­bi­li­té reposent sur le fait que la pro­ba­bi­li­té de sur­vie des espèces en fonc­tion du loga­rithme de la concen­tra­tion du toxique suit en pre­mière approxi­ma­tion une loi nor­male. Ce modèle simple est uti­li­sé actuel­le­ment pour défi­nir la concen­tra­tion pro­té­geant 95 % des espèces, seuil que les ges­tion­naires de risque envi­ron­ne­men­tal ont jugé acceptable.

Au-delà de cette dis­tri­bu­tion empi­rique, qui néces­site un nombre impor­tant de résul­tats de labo­ra­toire, il serait inté­res­sant de pré­dire par la modé­li­sa­tion la toxi­ci­té de sub­stances chi­miques sur diverses espèces à par­tir d’un nombre limi­té de don­nées de toxi­ci­té. La modé­li­sa­tion vien­drait ain­si au secours du manque de don­nées habi­tuel­le­ment consta­té. Lacune dont on peut dou­ter qu’elle soit pal­liée, les acteurs éco­no­miques et les défen­seurs des droits des ani­maux conver­geant pour deman­der une limi­ta­tion des expé­ri­men­ta­tions ani­males avec des sub­stances toxiques6. C’est le sens de tra­vaux de thèse que l’I­ne­ris et la Socié­té de Cal­cul Mathé­ma­tique ont ini­tié en col­la­bo­ra­tion. Il s’a­git de trou­ver une des­crip­tion des rela­tions entre la sen­si­bi­li­té d’un ensemble d’es­pèces vivantes et dif­fé­rents toxiques à par­tir des don­nées dis­po­nibles sur ces espèces et ces toxiques. Les pre­miers résul­tats ont mon­tré que cette modé­li­sa­tion pas­sait par une expres­sion homo­gène de la notion de toxi­ci­té pour les dif­fé­rentes espèces en la débar­ras­sant de l’in­fluence de la variable temps.

Une autre piste pour cette modé­li­sa­tion passe par la modé­li­sa­tion des rela­tions tro­phiques entre les espèces. Le groupe de Michel Loreau à l’É­cole nor­male supé­rieure7 a publié récem­ment une approche inté­res­sante appli­quée à l’im­pact de nutri­ments sur les phé­no­mènes d’eu­tro­phi­sa­tion8. Leur modèle est basé sur la prise en compte de la diver­si­té fonc­tion­nelle de chaque niveau tro­phique. Des groupes fonc­tion­nels sont ain­si défi­nis, com­por­tant les espèces par­ta­geant les mêmes proies et pré­da­teurs. La modé­li­sa­tion de l’en­semble des rela­tions tro­phiques entre ces groupes per­met de décrire le com­por­te­ment de la com­mu­nau­té lors­qu’une contrainte modi­fie cer­taines de ses com­po­santes. Ces modèles sont vali­dés par des expé­ri­men­ta­tions en méso­cosmes9.

Une telle approche, si elle était appli­quée aux impacts toxiques, consti­tue­rait une voie de recherche pro­met­teuse dans le domaine de l’é­co­toxi­co­lo­gie. Elle s’ins­crit en com­plé­ment des études sur la répar­ti­tion de la sen­si­bi­li­té des espèces. Il devrait en résul­ter une meilleure pré­dic­tion des effets des sub­stances chi­miques sur les com­mu­nau­tés vivantes et à terme une amé­lio­ra­tion de l’é­ta­blis­se­ment des chaînes cau­sales au sein des études de sur­veillance des éco­sys­tèmes et de l’en­vi­ron­ne­ment, études qui se déve­loppent actuel­le­ment sous l’in­fluence notam­ment de la nou­velle direc­tive cadre de l’U­nion euro­péenne sur l’eau.

Modéliser l’impact sur la santé humaine

Le domaine des effets sani­taires des sub­stances toxiques dans l’en­vi­ron­ne­ment est éga­le­ment un champ de déve­lop­pe­ment de la modé­li­sa­tion. L’é­va­lua­tion des risques liés au rejet éven­tuel de sub­stances toxiques pro­cède d’un sché­ma proche de celui uti­li­sé pour les risques sur les éco­sys­tèmes. Ce sché­ma est iden­tique en ce qui concerne le deve­nir des sub­stances dans l’en­vi­ron­ne­ment, même s’il s’y ajoute un volet » expo­si­tion humaine » qui per­met de trans­for­mer les concen­tra­tions pré­dites dans l’en­vi­ron­ne­ment en doses reçues par l’homme.

Les dan­gers liés aux sub­stances chi­miques sont le plus sou­vent éva­lués à par­tir d’ex­pé­ri­men­ta­tions ani­males, qui four­nissent des valeurs seuil de toxi­ci­té aux­quelles sont appli­qués des fac­teurs de sécu­ri­té. Pour quelques sub­stances seule­ment, on pos­sède des don­nées d’ef­fet sur l’homme lié à des expo­si­tions pas­sées ou des intoxi­ca­tions docu­men­tées. La rare­té des don­nées est éga­le­ment la règle, l’o­bli­ga­tion de four­nir des infor­ma­tions mini­males sérieuses sur les effets toxiques des pro­duits chi­miques n’a été ren­due obli­ga­toire que depuis une ving­taine d’an­nées pour les sub­stances nou­vel­le­ment mises sur le mar­ché. La pres­sion des asso­cia­tions contre l’ex­pé­ri­men­ta­tion ani­male et le coût des essais de toxi­co­lo­gie sont éga­le­ment au centre de cet enjeu.

Le pro­blème de l’é­va­lua­tion de l’im­pact sur un ensemble d’es­pèces, qui nous défiait pour l’é­tude des dan­gers pour les éco­sys­tèmes, est ici rem­pla­cé par celui de la trans­po­si­tion ani­mal-homme. Il s’y ajoute la connais­sance de l’ef­fet à long terme des faibles doses que l’on cherche à extra­po­ler à par­tir de résul­tats expé­ri­men­taux obte­nus à court ou moyen terme avec des doses plus éle­vées. En effet le niveau d’ac­cep­ta­tion sociale des risques pour la san­té humaine est incom­pa­rable avec celui des risques pour les éco­sys­tèmes. Il s’a­git ici de pro­té­ger non seule­ment la popu­la­tion mais éga­le­ment chaque individu.

Le déclen­che­ment d’un effet retar­dé, comme un can­cer, après une période d’ex­po­si­tion com­pa­rable à la durée de la vie doit être pris en compte dans les études de risque. D’autre part, des effets sur la repro­duc­tion, pou­vant être de nature com­plexe, doivent être pris en compte. C’est ain­si, par exemple, que l’on cherche à pré­voir l’im­pact sur le déve­lop­pe­ment géni­tal de l’en­fant après une expo­si­tion de la mère au toxique pen­dant la grossesse.

Un grand nombre des réponses à un défi de cette enver­gure se situent dans l’é­tude fine des méca­nismes d’in­toxi­ca­tion au niveau molé­cu­laire, cel­lu­laire et phy­sio­lo­gique, sujet qui déborde le cadre de cet article.

Les modèles toxi­co-ciné­tiques phy­sio­lo­giques sont en déve­lop­pe­ment rapide dans le but de four­nir cer­taines réponses aux ques­tions posées par la com­plexi­té des phé­no­mènes de trans­po­si­tion ani­mal-homme. Leur prin­cipe est simple et repose sur des modèles com­par­ti­men­taux. Un ani­mal peut être consi­dé­ré comme une série de com­par­ti­ments mis en rela­tions entre eux via la cir­cu­la­tion sanguine.

Cer­tains organes impor­tants comme le foie sont consi­dé­rés en eux-mêmes comme un com­par­ti­ment unique, d’autres se regroupent en com­par­ti­ments for­te­ment per­fu­sés et fai­ble­ment per­fu­sés. Les tis­sus adi­peux sont éga­le­ment consi­dé­rés, car ils peuvent consti­tuer un réser­voir pour des sub­stances peu solubles dans l’eau. Par ailleurs, les voies d’en­trée par inges­tion, inha­la­tion, trans­fert cuta­né, etc., sont éga­le­ment prises en consi­dé­ra­tion ain­si que le rejet du toxique en dehors du corps. Une fois ce sché­ma déter­mi­né, une fois les équa­tions de trans­fert entre com­par­ti­ments écrites, le méta­bo­lisme de la sub­stance peut éga­le­ment être inté­gré, par exemple lorsque l’on sait qu’elle est bio­trans­for­mée dans le foie.

Le résul­tat de la modé­li­sa­tion toxi­co-ciné­tique est de four­nir, en fonc­tion des don­nées phy­sio­lo­giques de l’a­ni­mal, la dose toxique au sein de l’or­gane cible. Le calage peut se faire sur des résul­tats expé­ri­men­taux chez l’a­ni­mal ; des don­nées phy­sio­lo­giques obte­nues in vitro (sur cel­lules, organes iso­lés, etc.) peuvent éga­le­ment être inté­grées aux modèles en fonc­tion du niveau de com­plexi­té sou­hai­té ou possible.

L’in­té­rêt est ensuite de trans­po­ser à l’homme le résul­tat en inté­grant dans un modèle équi­valent les para­mètres phy­sio­lo­giques propres à cette espèce qui nous est chère. Il est ain­si pos­sible de déter­mi­ner une dose externe toxique chez l’homme à par­tir de son équi­valent chez l’a­ni­mal de labo­ra­toire. Il est éga­le­ment pos­sible de déter­mi­ner des pro­prié­tés toxi­co­lo­giques d’une sub­stance, via une voie par­ti­cu­lière d’ex­po­si­tion, en uti­li­sant des résul­tats expé­ri­men­taux obte­nus avec une autre voie d’intoxication.

La durée d’ex­po­si­tion peut être prise en compte du fait même de la nature ciné­tique de la modé­li­sa­tion, cela avec d’au­tant plus de pré­ci­sion que les expé­ri­men­ta­tions ont inté­gré une dimen­sion tem­po­relle dans les pro­to­coles de mesure. Enfin grâce à de nou­velles approches sta­tis­tiques bayé­siennes il est pos­sible de déter­mi­ner des para­mètres toxi­co­lo­giques au niveau de la popu­la­tion10.

Les recherches actuelles sur ces outils sont mul­tiples. La déter­mi­na­tion des incer­ti­tudes fait l’ob­jet d’un tra­vail inten­sif des sta­tis­ti­ciens. Des modèles sophis­ti­qués sont déve­lop­pés qui intègrent le fœtus dans un com­par­ti­ment qui lui est propre, sépa­ré de sa mère par la bar­rière placentaire.

On pour­ra ain­si à l’a­ve­nir mieux com­prendre les phé­no­mènes com­plexes d’a­no­ma­lies du déve­lop­pe­ment liés à l’in­toxi­ca­tion paren­tale. Ces pro­blèmes font l’ob­jet d’in­quié­tudes gran­dis­santes de la com­mu­nau­té scien­ti­fique, qui doit pour l’ins­tant se conten­ter d’un cer­tain nombre d’a­lertes concer­nant le déve­lop­pe­ment des ano­ma­lies de la repro­duc­tion dans la popu­la­tion des pays indus­tria­li­sés, et paral­lè­le­ment de la mise en évi­dence d’ef­fets per­tur­ba­teurs du sys­tème hor­mo­nal par cer­taines sub­stances chimiques.

Enfin ces modèles peuvent être uti­li­sés pour déter­mi­ner, par exemple, la concen­tra­tion uri­naire de méta­bo­lites de sub­stances toxiques et ain­si auto­ri­ser la sur­veillance de l’ex­po­si­tion humaine par les biais de bio­mar­queurs, véri­tables signa­tures toxi­co­lo­giques de l’ex­po­si­tion aux pol­luants toxiques dans l’en­vi­ron­ne­ment dont ce type de modé­li­sa­tion per­met de » remon­ter » à la dose d’exposition.

La modélisation doit s’intégrer à l’expertise

À tra­vers ces quelques exemples j’ai sou­hai­té éclai­rer l’im­por­tance de la modé­li­sa­tion dans l’é­va­lua­tion envi­ron­ne­men­tale des risques. Il ne s’a­git que d’un éclai­rage très par­tiel. Il aurait fal­lu y ajou­ter des modèles de rela­tions entre la struc­ture des molé­cules et leur toxi­ci­té, de trans­fert des conta­mi­nants dans l’en­vi­ron­ne­ment, de dis­per­sion et de chi­mie atmo­sphé­rique. La modé­li­sa­tion de la pol­lu­tion trans­fron­tière, l’a­na­lyse du cycle de vie des pro­duits, la modé­li­sa­tion éco­no­mique des coûts de la pol­lu­tion ou bien des régu­la­tions fis­cales des émis­sions de pol­luants ou de la consom­ma­tion d’éner­gie méri­te­raient éga­le­ment notre attention.

Face à la com­plexi­té des phé­no­mènes mis en jeu, il n’est plus pos­sible de se conten­ter de fac­teurs de sécu­ri­té arbi­traires et de dire d’ex­pert. Le cloi­son­ne­ment des dis­ci­plines engendre une ten­dance au repli sur des méthodes tra­di­tion­nelles et les résul­tats qua­li­ta­tifs pour les uns, tan­dis que d’autres sont ten­tés d’é­la­bo­rer des théo­ries com­prises seule­ment par leur propre communauté.

L’é­va­lua­tion des risques envi­ron­ne­men­taux est un métier d’in­gé­nieur ; cela lui donne peu de poids aca­dé­mique propre, mais ouvre un champ extrê­me­ment vaste d’as­sem­blages de diverses dis­ci­plines à l’aide d’ou­tils mathé­ma­tiques. Pour que cette acti­vi­té pro­gresse, il me semble qu’un mini­mum de lan­gage com­mun doit se déve­lop­per, que les fron­tières entre les sciences exactes et expé­ri­men­tales doivent conti­nuer de s’effacer.

Il est bon de savoir que, n’é­tant pas une spé­cia­li­té aca­dé­mique, cette » acti­vi­té scien­ti­fique » d’aide à la déci­sion n’est pas un domaine réser­vé et qu’elle fait son lit d’é­quipes plu­ri­dis­ci­pli­naires où matheux, chi­mistes, bio­lo­gistes, méde­cins et phar­ma­ciens contri­buent ensemble à four­nir une exper­tise de qua­li­té à condi­tion de par­ta­ger une » mon­naie commune « . 

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1. EPA Office of Pol­lu­tion Pre­ven­tion and Toxics (April 1998)CHEMICAL HAZARD DATA AVAILABILITY STUDY : What Do We Real­ly Know About the Safe­ty of High Pro­duc­tion Volume Chemicals ?
2. OECD 1996. Report of the OECD work­shop on sta­tis­ti­cal ana­ly­sis of aqua­tic toxi­ci­ty data. Braun­sch­weig, Ger­ma­ny, 15–17 octo­ber 1996. Orga­ni­za­tion for Eco­no­mic Coope­ra­tion and Deve­lop­ment, Paris, France.
3. L’U­nion euro­péenne a pro­po­sé récem­ment le terme de fac­teurs d’é­va­lua­tion afin de récon­ci­lier les défen­seurs de la sécu­ri­té et les pro­mo­teurs de l’in­cer­ti­tude. Je laisse le lec­teur se faire sa propre opinion.
4. Com­mis­sion des com­mu­nau­tés euro­péennes, Bruxelles, le 27.2.2001 COM (2001) 88 final, Livre blanc. Stra­té­gie pour la future poli­tique dans le domaine des sub­stances chimiques.
5. Rela­tions tro­phiques : rela­tions proies pré­da­teurs dans les écosystèmes.
6. Ce que l’au­teur consi­dère à titre per­son­nel comme le choix impli­cite de pri­vi­lé­gier l’ex­pé­ri­men­ta­tion non contrô­lée in situ à l’in­ves­ti­ga­tion rai­son­née dans un cadre scien­ti­fique, donc imman­qua­ble­ment de faire face à des pro­blèmes dans le futur dont le coût en vies ani­males et en espèces son­nantes et tré­bu­chantes sera bien plus élevé.
7. Flo­rence D. Hulot, Gérard Lacroix, Fran­çoise Les­cher-Mou­toue & Michel Loreau, 2000. Func­tio­nal diver­si­ty governs eco­sys­tem res­ponse to nutrient enrich­ment, Nature, 405, 340–344.
8. Eutro­phi­sa­tion : enri­chis­se­ment exces­sif d’un éco­sys­tème aqua­tique se tra­dui­sant par un excès d’algues et une perte de diversité.
9. Méso­cosmes : éco­sys­tèmes arti­fi­ciels construits aux fins d’ex­pé­ri­men­ta­tion en condi­tion contrô­lée et de modélisation.
10. Bois F., 2001, Appli­ca­tions of popu­la­tion approaches in toxi­co­lo­gy, Toxi­co­lo­gy Let­ters, 120 : 385–394.

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