Doudart de Lagrée et Courbet deux marins polytechniciens en Extrême-Orient
Deux officiers de marine polytechniciens, décédés de maladie en territoire chinois, l’un encore en pleine ascension, l’autre en pleine gloire militaire, illustrent, dans le dernier tiers du XIXe siècle, deux aspects de l’action coloniale française en Extrême-Orient, après les premières pierres posées par le polytechnicien amiral de France Rigault de Genouilly (cf. l’HistoriX du n° 790).
Doudart de Lagrée
Ernest (Marie, Louis de Gonzague) Doudart de Lagrée naît le 31 mars 1823 en Grésivaudan, à Saint-Vincent-de-Mercuze, à mi-distance entre Grenoble et Chambéry, localité connue alors pour son haut-fourneau dit de la Combe d’Alloix, fonctionnant au charbon de bois jusqu’en 1860. À noter que, à la suite d’un jugement en 1861, notre « Rutisson », la dénomination des habitants du lieu, voit l’état civil de son patronyme rectifié l’année suivante pour devenir en quatre mots Doudart de la Grée (relevant l’écriture d’une seigneurie bretonne près de Vannes, origine de ses ancêtres paternels).
Un officier de marine
Élève des jésuites à Chambéry, puis au lycée Charlemagne, il entre à Polytechnique dans la promotion 1842. Il en est exclu, victime d’un « licenciement collectif » d’élèves de l’X en 1844, mais il peut recommencer en candidat libre sa deuxième année et opte à la sortie pour la Marine. Aspirant de 1re classe en 1845 donc, il navigue en Amérique latine et en Grèce, s’y passionnant pour l’archéologie.
Il part pour la Crimée en mars 1854, fraîchement promu lieutenant de vaisseau, sur le trois-mâts Friedland. L’intéressé, responsable de sa batterie basse, se distingue lors des combats du 17 octobre devant Sébastopol et reçoit la croix de chevalier de la Légion d’honneur. Son bateau est endommagé par un ouragan en novembre et reste en réparation un an à Constantinople. Il commande l’aviso le Rôdeur de 1858 à 1860, mais commence à souffrir d’une « pharyngite granuleuse », malaisément diagnostiquée par la Faculté, ce qui lui impose de fréquentes cures thermales et le rend progressivement inapte au service à la mer.
Après quelque temps au sein de la justice militaire à Toulon, il obtient de partir en Cochinchine, espérant qu’un climat tropical sera plus favorable à sa santé. En 1861, il s’y rend comme second de la Garonne.
Fin diplomate et passionné du Cambodge
Représentant le gouverneur pour le Cambodge et le Mékong, Doudart de Lagrée réussit à tisser des liens avec le nouveau roi du Cambodge Norodom Ier (roi de 1860 à 1904), au point d’être l’artisan incontesté de l’élaboration d’un traité de protectorat signé à Oudong (suprême en sanscrit, ancienne capitale et nécropole royale) le 11 août 1863, ratifié par Napoléon III en avril 1864. Le Cambodge s’affranchit de la tutelle envahissante de ses deux voisins, Siam (Thaïlande de nos jours) à l’ouest et nord, comme Annam (Viêtnam) à l’est et au sud.
Au-delà de ses qualités de diplomate, il se passionne pour la civilisation khmère, ethnologue et épigraphiste autant qu’historien, ce qui par ailleurs le sert dans son action diplomatique. Il contribue par ses qualités narratives à faire connaître les ruines d’Angkor, qu’il explore de manière très scientifique (relayé en cela par Louis Delaporte qui consacrera sa vie à ressusciter Angkor). Ainsi de la publication posthume par la Marine, en 1873, du Voyage d’exploration en Indo-Chine, 1866−1867−1868, mis au propre par F. Garnier, puis dix ans plus tard des Explorations et missions du capitaine de frégate Doudart de Lagrée par le capitaine de vaisseau A. B. de Villemereuil, à partir de ses manuscrits.
Un explorateur
Élevé au grade de capitaine de frégate en décembre 1864, il se voit confier par le contre-amiral Pierre Paul de La Grandière, alors gouverneur de la Cochinchine, en juin 1865, une mission d’exploration du Mékong, secondé par le lieutenant de vaisseau Francis Garnier (1839−1873) et l’enseigne de vaisseau L. Delaporte. Il remonte le fleuve à partir de mi-1866, via le Laos puis le nord du Tonkin, pour gagner le Yunnan ; il cherche vainement les sources du fleuve et constate l’impossibilité d’en faire une voie de pénétration fluviale vers la Chine. Le fleuve Rouge (qui traverse Hanoï) se révélera plus adéquat pour atteindre le Yunnan : son contrôle sera une des raisons majeures du conflit évoqué plus loin ci-après.
Exténué, il meurt le 12 mars 1868, en terre chinoise à Tong Tchouen, dix-huit jours avant ses quarante-cinq ans. L’expédition ramène son corps à Shanghai. Il sera ensuite acheminé à Saïgon et conjointement enterré avec F. Garnier (mort au combat à Hanoï le 21 décembre 1873). Leurs cendres seront rapatriées en métropole en 1983… à bord de l’aviso-escorteur portant le nom de Doudart de Lagrée (F 728). L’urne contenant ses cendres est désormais dans l’église où son cœur, embaumé dès son décès, avait été précédemment enterré. Le président de la République Félix Faure avait inauguré à Grenoble, square des Postes, un monument à sa gloire le 4 août 1897, lequel a été translaté dans son village natal en 1968.
Le livre très complet de Bernadette et Bernard Chovelon intitulé Doudart de Lagrée, marin, diplomate et explorateur (PUF 1997) a fait l’objet d’une recension dans la J&R n° 537 rubrique « arts, lettres et sciences ».
Le Mékong
Déformation « taï » de Mae (Nam) Kong (mère de tous les fleuves), ce nom désigne le 10e fleuve du monde par sa longueur (de 4 350 à 4 909 km selon les sources) ; son débit annuel le place au 4e rang mondial, malgré d’importantes variations saisonnières induites par les moussons.
Naissant à 5 224 m d’altitude, le fleuve reste chinois sur la moitié de son parcours, baptisé Lancang (« fleuve turbulent ») car son altitude est de 500 m seulement lorsqu’il commence à cheminer entre Birmanie et Laos, servant de manière intermittente mais souvent de frontière, jusqu’à devenir un delta dès son entrée en Cochinchine, d’où l’appellation vietnamienne de « fleuve des neuf dragons » pour ses neuf estuaires.
Il dessert au Laos Luang Prabang et la capitale Vientiane, avec le pont ferro-routier le plus en amont, depuis 1994, pour relier Nong Khai en Thaïlande. À Phnom Penh, capitale du Cambodge, il est rejoint par le Tonle Sap. Son bassin versant est d’environ 810 000 km² pour une population de 65 millions d’habitants.
L’amiral Courbet
Homonyme contemporain du célèbre peintre franc-comtois Gustave Courbet (1819−1877), Amédée (Anatole, Prosper) Courbet naît à Abbeville, le chef-lieu de l’arrondissement maritime du département de la Somme, le 26 juin 1827, dernier et tardif enfant du ménage d’un négociant en vins, notable local très aisé mais décédé en 1836. Son frère aîné Alexandre devient son tuteur et veille à sa poursuite d’études attentives, via le lycée Charlemagne après le baccalauréat : Amédée entre dans les quinze premiers, sur 126 admis, au concours d’entrée de l’X de 1847.
Quelques mois plus tard, il se passionne pour la révolution de février 1848, entraînant maints camarades de promotion en sa qualité de sergent-major. Il devient l’assistant d’Armand Marrast, directeur du journal Le National, un temps maire de Paris. Il délaisse ses études pour entrer au secrétariat du gouvernement provisoire. Toutefois il se lasse très vite des manigances et compromis des hommes politiques, « girouettes » ou « polichinelles » selon ses écrits ultérieurs. Il s’en écarte et jure de ne plus les approcher. Il rattrape le retard accumulé dans ses études à partir du second semestre 1848 et opte, après de l’examen de sortie, pour la Marine, en 2e rang sur les six places offertes.
Un officier de marine polyvalent
Nommé à Toulon d’abord sur le très vieil Océan de 118 canons, il est muté à sa demande en novembre sur une corvette à voiles, La Capricieuse, pour un très long embarquement, quatre ans et demi, comme aspirant puis enseigne, autour du globe : cap Horn, Polynésie, Pacifique occidental (campagne de recherche des restes de Lapérouse), rivages asiatiques, océan Indien. Il pourchasse en Méditerranée les pirates levantins sur L’Olivier pendant la guerre de Crimée, ce qui lui vaut, en 1856, la croix de chevalier de la Légion d’honneur et le grade de lieutenant de vaisseau. Il embarque sur le Suffren (1858, bateau-école) et le Montebello deux ans plus tard. Instructeur à l’école de canonnage, A. Courbet s’acharne à développer la précision des méthodes de tir et améliorer le fonctionnement des armes.
En 1861, ses aptitudes topographiques le font désigner pour effectuer un lever hydrographique détaillé de la rade de Biarritz, car Napoléon III rêvait d’y implanter un grand port en eaux profondes. A. Courbet est promu capitaine de frégate en 1866 et devient chef d’état-major de la division cuirassée de la Manche. En 1870, il commande aux Antilles l’aviso-mixte Talisman pendant la guerre franco-prussienne. À son retour, il est chargé de rédiger un cours de tactique navale, puis est promu capitaine de vaisseau en août 1873, ce qui le place en « espoir » pour les plus hautes fonctions de la Marine. Il commande l’école des torpilles implantée à l’île d’Oléron et se passionne pour cette arme nouvelle. Il devient en 1877 chef d’état-major de l’importante escadre de la Méditerranée (comportant quatorze bâtiments de ligne, croiseurs et cuirassés), ce qui lui permet de pratiquer la conduite d’une flotte.
Gouverneur de la Nouvelle-Calédonie
L’amiral Jean-Bernard Jauréguiberry, ministre de la Marine et des Colonies, le convoque à l’été 1879 pour lui proposer de devenir gouverneur de la Nouvelle-Calédonie, ce qu’il refuse plusieurs mois avant d’accepter. Commandeur de la Légion d’honneur en 1879, il arrive à Nouméa le 8 août 1880, avec les étoiles de contre-amiral le mois suivant, pour un mandat de vingt-cinq mois. Il déploie une belle activité administrative, aux lendemains d’apaisement de la dure répression de la révolte du chef Ataï, s’intéressant au développement de l’agriculture et combattant la spéculation foncière. De retour en métropole, il se voit confier le commandement à Cherbourg d’une « division navale d’essais », avec sa marque sur le garde-côtes Le Bélier et il entre à la « commission des travaux ».
Chef de guerre en Extrême-Orient
L’émoi dans l’opinion française induit par le massacre de militaires français à Hanoï, avec le décès du capitaine de vaisseau H. Rivière le 19 mai 1883, par des « Pavillons noirs » (irréguliers, auxiliaires des Chinois hors de Chine), entraîne le 31 mai la nomination de Courbet à la tête de la division navale du Tonkin. Il met sa marque sur le Bayard et atteint Saïgon le 13 juillet. Le mois suivant, il remporte une belle victoire à Thuan An, le corps de débarquement étant commandé par le capitaine de vaisseau Émile Parrayon (X1854), son « capitaine de pavillon » commandant le Bayard. (Ce dernier terminera au sommet de sa carrière vice-amiral, inspecteur général de la Marine et président de la Commission des phares).
A. Courbet bloque ensuite Hué, capitale de l’empire d’Annam, puis s’empare de sa citadelle. Le 26 octobre, il devient comandant interarmées et le 16 décembre obtient un succès retentissant à Sontay, une trentaine de kilomètres en aval d’Hanoï, ce qui entraîne sa promotion comme vice-amiral le 1er mars 1884 ainsi que l’attribution de la plaque de grand officier de la Légion d’honneur. Les batailles victorieuses au Tonkin de Bac-Ninh et Fou-Tchéou se succèdent au printemps, ainsi que Keelung à Formose et Penghu dans les îles Pescadores, renforçant sa renommée justifiée comme chef militaire précis, clairvoyant, efficace.
La guerre avec la Chine
Après l’embuscade de la colonne Dugenne à Bac-Le près de Lang Son, le 2 août 1884, éclate officiellement le conflit avec la Chine : Courbet devient le commandant d’une escadre d’Extrême-Orient, regroupant les deux divisions navales du Tonkin et d’Extrême-Orient, soit trois croiseurs, trois canonnières et deux torpilleurs. Entre le 23 et le 26 août il remonte l’embouchure de la rivière Min (fleuve du Fujian, province chinoise maritime méridionale) où il combat et vainc la flotte ennemie non cuirassée dans sa base, puis tous les forts riverains, cela avec un minimum de tirs ; la médaille militaire lui est décernée le 10 septembre.
Il doit ensuite bloquer Formose (l’île actuelle de Taïwan, grande comme quatre fois la Corse) à défaut de s’en emparer, malgré des moyens alloués bien insuffisants. Après un premier échec, il réussit à débarquer en mars 1885 et reçoit le concours du capitaine du génie Joseph Joffre (X1869, benjamin de sa promotion) qui déploie aussitôt ses talents pour la défense de l’île : A. Courbet sera le premier à solliciter la Légion d’honneur pour cet officier de grand avenir. Avec son escadre il livre des combats plus au nord le long de la côte chinoise à Shi-Pu le 14 février 1885, à Ze-Hai le 1er mars, avant de revenir aux Pescadores et de mouiller à Makung près de Penghu. La santé de Courbet, minée par les suites mal surmontées du choléra depuis deux ans, s’aggrave subitement en mai et il décède le soir du 11 juin, à bord du Bayard.
Un souvenir durable
Le bateau ramène le cercueil en France. Les honneurs militaires lui sont rendus aux Invalides ; un hommage est prononcé à la Chambre des députés et au Sénat par le président du Conseil H. Brisson et le ministre de la Marine, l’amiral Charles-Eugène Galiber. Il est ensuite enterré à Abbeville. La société de secours en mer de la baie de Somme reçoit « ses espèces et valeurs mobilières », selon le testament de ce célibataire endurci. Un croiseur en construction reçoit immédiatement son nom et est envoyé, aussitôt fini, au Tonkin. Présentement, une frégate légère furtive de la Marine nationale s’appelle Courbet.
Le témoignage de Pierre Loti (alors le L. V. Julien Viaud sur L’Atalante, une corvette cuirassée lors de cette campagne de 1884–1885) est édifiant : « Il se montrait avare de ce sang français. Ses batailles étaient combinées, travaillées d’avance avec une si rare précision, que le résultat, souvent foudroyant, s’obtenait toujours en perdant très peu, très peu des nôtres ; et ensuite, après l’action qu’il avait durement menée avec son absolutisme sans réplique, il redevenait tout de suite un autre homme, très doux, s’en allant faire la tournée des ambulances avec un sourire triste ; il voulait voir tous les blessés, même les plus humbles, leur serrer la main ; eux mouraient plus contents, tout réconfortés par sa visite. » De nombreuses rues en France conservent avec le nom de l’amiral le souvenir de ce militaire exemplaire.
Lire aussi : Un X amiral au musée : Amédée COURBET (1847), 1827–1885