Droit de la concurrence et stratégie
Des amendes de plusieurs centaines de millions d’euros, plusieurs dossiers en instruction pénale avec à la clé un risque de prison pour les responsables concernés, un citoyen britannique en attente d’extradition vers les États-Unis pour y purger vraisemblablement une peine d’emprisonnement, un système organisé de » repentis » qui connaît un tel succès que les autorités ont dû recruter massivement pour traiter toutes les infractions ainsi dénoncées, une communication intense entre les autorités des différents pays…Sommes-nous en train de parler de terrorisme, de trafic de drogue ou encore de lutte contre la mafia ? Non, tout simplement de droit de la concurrence.
Qui aurait imaginé, il y a quelques années, que le droit de la concurrence prendrait une telle place dans la vie des entreprises ? Que l’on parle de fusion ou de rachat, d’accord de coopération, de licence, de circuit de distribution, de politique commerciale et bien sûr de contacts avec des concurrents, le droit de la concurrence est omniprésent dans les décisions stratégiques. C’est aujourd’hui l’un des premiers paramètres à prendre en compte dans la plupart des décisions stratégiques, faute de quoi les risques peuvent être énormes.
Qui ne se souvient des grandes concentrations bloquées par les autorités de concurrence (GE-Honeywell, Schneider-Legrand, Tetra Laval-Sidel, Électricité du Portugal-ENI-Gaz du Portugal, Coca-Cola-Orangina), des amendes phénoménales imposées aux fabricants de vitamines (1,7 milliard d’euros d’amendes en Europe et aux États-Unis et plus d’1 milliard d’euros de dommages et intérêts), aux opérateurs de téléphonie mobile français1 (plus de 500 millions d’euros à trois) ou aux ascensoristes2 (près d’un milliard d’euros à quatre), à l’amende pour abus de position dominante imposée à Microsoft3(497 millions d’euros, suivis de 280 millions deux ans plus tard), ou encore au remboursement d’aides d’État imposé à France Télécom4 (près de 1 milliard d’euros), aux conditions draconiennes exigées d’Alstom5 en compensation d’une aide d’État, sans parler de la revente de ses filiales étrangères imposée en son temps au Crédit Lyonnais… Autant d’affaires, parmi tant d’autres, qui démontrent la formidable montée en puissance du droit de la concurrence en Europe.
Cette situation a vu le jour progressivement. Dès 1957, le traité de Rome intégrait dans le tout nouveau droit communautaire deux articles fondamentaux sur l’interdiction des ententes et des positions dominantes, ainsi qu’une série d’articles qui allaient permettre peu à peu à la Commission et au Conseil de mettre en place des politiques sectorielles d’ouverture à la concurrence.
Cette réglementation avait pour double objectif de favoriser l’intégration du marché commun (en luttant contre les barrières à l’entrée nationales dans les différents États membres) et la croissance, en améliorant l’efficacité économique. Pour les rédacteurs de ces articles, en effet, le choix résolu de l’économie de marché devait nécessairement s’accompagner de la mise en oeuvre de règles de « police économique » visant à sanctionner des abus. En outre, cette réglementation se fondait sur les théories économiques montrant que le régime de libre concurrence conduit au « surplus collectif » (« welfare », qui additionne profit des entreprises et surplus des consommateurs) maximal : c’est pourquoi la politique de la concurrence est apparue dès cette époque comme un moteur de croissance.
Il convient d’ailleurs de rappeler que, dès 19456, la France avait adopté une ordonnance sur la libre concurrence proche du futur texte communautaire et issue du programme du Conseil national de la Résistance. Toutefois, ce n’est qu’à partir de 19867, avec la libération des prix et la création du Conseil de la concurrence, que le droit de la concurrence français allait être pleinement mis en oeuvre. Le 2 mai 2001, une nouvelle étape importante était franchie avec l’adoption de la loi sur les Nouvelles régulations économiques8, qui entraînait un renforcement sensible de cette réglementation.
Aujourd’hui, le droit de la concurrence recouvre quatre grands types de pratiques ou de situations : les ententes (cartels horizontaux, ententes verticales, échanges d’informations, certains parallélismes de comportement), les abus de position dominante (prix prédateurs, remises fidélisantes, certains contrats d’exclusivité…), le contrôle des concentrations et enfin les aides d’État.
Il s’applique à tous les secteurs, sans exception. Même les associations professionnelles et les syndicats sont des sujets du droit de la concurrence, ainsi que l’a rappelé la condamnation de la FNSEA9 en 2003.
On peut ainsi aisément concevoir que le droit de la concurrence effraie les acteurs économiques. C’est sans nul doute l’une des formes les plus abouties, aujourd’hui, de l’intervention de l’État dans la vie économique. Et ce même si, de plus en plus, l’État a délégué cette fonction à des autorités ou juges indépendants, afin d’accroître la transparence et de se préserver des risques de conflits d’intérêt.
Il est donc essentiel que les entreprises intègrent pleinement ce droit dans leur stratégie, leur politique commerciale, contractuelle et transactionnelle, afin d’éviter des poursuites ultérieures, notamment sur plainte d’un concurrent ou d’un client, ou à la suite d’une saisine d’office des autorités. D’autant que les autorités de concurrence disposent d’un arsenal d’outils complet et sophistiqué, incluant à la fois des instruments de détection et de sanction. Leurs moyens humains sont aussi importants : à titre indicatif, la Direction générale de la concurrence de la Commission européenne compte environ 760 agents ; le Conseil de la concurrence, 120 et la DGCCRF, 3 716 au total (même si ces agents sont également en charges d’autres types de missions, comme par exemple la protection des consommateurs).
Mais le droit de la concurrence, pour les entreprises, ne se limite pas à la défense face à des accusations de comportements anticoncurrentiels ou face à la mise en cause d’un projet de concentration.
C’est aussi, et de plus en plus, un outil offensif, qui peut être utilisé stratégiquement sur les marchés. Les nouveaux entrants des télécoms, par exemple, ont su très bien utiliser l’ensemble droit de la concurrence-régulation sectorielle afin d’imposer un véritable carcan à l’opérateur en place et gagner ainsi leurs propres marges de manœuvre.
De même, certaines entreprises qui ont pourtant été condamnées par les autorités de concurrence, reconnaissent que le bilan global, pour elles, du droit de la concurrence, est financièrement positif compte tenu des dommages et intérêts qu’elles ont pu obtenir sur ce fondement en tant que clientes et plaignantes. Le droit de la concurrence est aussi un moyen puissant de faire basculer un arbitrage commercial.
Enfin, une entreprise a même pu récemment obtenir le droit de se faire rembourser des taxes versées plusieurs années auparavant grâce au droit de la concurrence, en plus particulièrement au droit des aides d’État10, ce qui constitue une avancée nouvelle de la matière.
On le voit, le droit de la concurrence constitue un champ nouveau, source de risques énormes mais aussi d’opportunités nouvelles pour qui sait l’utiliser habilement.
C’est de plus un domaine en plein mouvement, dont les règles changent fréquemment même si certains fondamentaux demeurent, et où l’analyse économique le dispute au droit lui-même. Aujourd’hui, un bon dossier de droit de la concurrence doit souvent mêler intimement le droit et l’économie, et notamment la théorie des jeux, l’économie industrielle, l’économétrie…
Finalement, toute la difficulté réside dans la réconciliation par les entreprises de leurs objectifs commerciaux et financiers avec le respect nécessaire des règles de concurrence, voire avec l’utilisation de ces dernières à leur profit. C’est notamment l’objet des programmes de « compliance » mis en place par de nombreuses entreprises afin de faire évoluer en profondeur la connaissance et la perception du droit de la concurrence par l’ensemble des responsables et des équipes commerciales.
Sanction et détection des pratiques anticoncurrentielles
Les pratiques anticoncurrentielles en France tombent sous le double coup du droit communautaire et du droit national. Il n’y a pratiquement plus de différences aujourd’hui entre l’un et l’autre, qui peuvent d’ailleurs s’appliquer cumulativement à la plupart des pratiques ayant un effet sensible en France. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le critère premier d’application d’un droit de la concurrence est l’effet.
Ainsi, une pratique anticoncurrentielle qui trouve son origine en dehors de la France ou de l’Union européenne, mais qui produit un effet sur le marché français, tombera sous le champ du droit français et, si elle a également un impact sur le commerce entre États membres, sous le champ du droit communautaire. Et ceci restera vrai même si les entreprises en cause n’ont aucune présence physique (filiale, établissement, bureau de représentation) en France ou dans la Communauté.
La Conciergerie et le tribunal de commerce de Paris. |
Dans les deux cas (droit français ou droit communautaire), chaque entreprise en cause risque une amende pouvant s’élever à 10 % du chiffre d’affaires mondial du groupe auquel elle appartient. Une tendance très nette à l’alourdissement des amendes est observée depuis quelques années, et les nouvelles lignes directrices sur les amendes de la Commission vont encore contribuer à alourdir de manière très significative la charge des entreprises condamnée11.
En outre, une infraction aux règles de concurrence constitue, en France, une infraction pénale passible de 75 000 € d’amende et de quatre ans d’emprisonnement pour toute personne physique ayant pris « frauduleusement une part personnelle et déterminante » dans la conception ou la mise en œuvre de l’infraction.
Enfin, de plus en plus, à une condamnation par le Conseil de la concurrence ou par la Commission européenne font suite des demandes de dommages et intérêts de la part des clients. De ce point de vue, l’arrivée éventuelle des actions collectives en droit français pourrait accroître substantiellement le risque des entreprises.
Et, bien sûr, le risque d’image est majeur, surtout pour les entreprises les plus connues du public ou pour les entreprises cotées.
Afin de détecter les pratiques anticoncurrentielles, les autorités de concurrence ont, au fil du temps, mis au point un véritable arsenal. La Commission comme la DGCCRF (qui agit soit de sa propre initiative soit à la demande du Conseil de la concurrence) ont vu leurs pouvoirs se renforcer lors des « dawn raids », puisque les perquisitions peuvent désormais toucher les domiciles privés et véhicules autant que les locaux professionnels. Elles possèdent de larges pouvoirs d’investigation et de saisie, et ont désormais recours à des logiciels de recherche sophistiqués. Elles ont surtout mis au point un réseau de coordination qui leur permet d’intervenir de manière totalement simultanée dans de nombreuses entreprises distinctes partout en Europe, ainsi qu’aux États-Unis et au Japon.
À titre indicatif, en France la DGCCRF est particulièrement active en la matière et a effectué 33 « dawn raids » dans les entreprises en 2004, et 31 en 2005.
Surtout, cette coopération accrue se double du développement d’un outil nouveau d’une grande efficacité : les programmes de clémence. Sous ce nom discret se cachent de véritables programmes de « repentis », puisque toute entreprise ayant participé à un cartel peut obtenir une immunité totale d’amende12 en le dénonçant… à condition d’être la première à le faire.
L’entreprise qui s’engage dans le programme de clémence devra ainsi, pour conserver le bénéfice de son immunité jusqu’à la décision finale, coopérer entièrement avec les autorités, dénoncer tous les autres participants et produire tous les éléments de preuve en sa possession. Il a même été récemment demandé à une entreprise, dans le cadre de sa coopération avec l’autorité de concurrence, d’organiser une « réunion de cartel » dans un lieu observé par les agents de l’autorité afin de « piéger » les autres participants.
Très fréquemment, les entreprises, qu’elles participent ou non au programme de clémence, doivent aussi conduire des audits très approfondis visant à faire apparaître l’existence éventuelle de pratiques anticoncurrentielles, lesquelles ne sont pas nécessairement connues en interne. Ces audits, qui doivent être conduits très rapidement si les entreprises sont engagées dans une « course à la clémence », nécessitent de très grandes précautions en matière de confidentialité et doivent de plus être réalisés en conformité avec les règles édictées par la CNIL et celles du droit du travail.
Aujourd’hui, les demandes de clémence sont à l’origine de plus de 80 % des « dawn raids » menés par les autorités de concurrence, qu’elles soient communautaires ou nationales. Cet outil est donc devenu l’un des fers de lance de la politique antitrust, plus même que les plaintes de clients.
En réalité, les économistes savaient depuis longtemps que la principale faiblesse des cartels était leur instabilité naturelle (qui rendait nécessaire l’existence d’une « discipline » et de moyens de rétorsion). Par la politique de clémence, les autorités ont encore accru, et très largement, l’instabilité naturelle des cartels.
Ententes et abus de position dominante
Le droit de la concurrence interdit deux types de pratiques anticoncurrentielles : les ententes13 et les abus de position dominante14.
Les ententes entre concurrents, aussi appelées « hardcore cartels », constituent l’infraction de concurrence par excellence, la plus sévèrement condamnée.
Ces ententes peuvent prendre de multiples formes : écrits de toute nature, mais aussi réunions, échanges plus ou moins formels entre concurrents. Quelles que soient leurs formes, elles rentreront dans le champ du droit de la concurrence dès lors que
- les comportements des entreprises permettent de déduire l’existence d’une « volonté commune », même fugace, et que
- cette volonté vise soit directement à restreindre la concurrence (augmenter les prix, réduire les volumes, organiser un boycott, rejeter un concurrent…) soit à restreindre l’incertitude dans laquelle sont normalement placés les concurrents les uns par rapport aux autres (échanges d’informations sur les prix, sur les volumes, sur les hausses de prix à venir, etc.).
Dernier point d’importance : sont condamnables aussi bien « l’objet » que « l’effet », si bien qu’une réunion de « concertation » entre concurrents, même si elle n’a pas été suivie de mise en œuvre concrète, tombe sous le coup de la loi de par son seul objet.
La Bourse du commerce, Paris. |
Enfin, les autorités de concurrence raisonnent en général par « faisceau d’indices », standard accepté à ce jour par la Cour de Cassation et par la Cour de justice des Communautés européennes, bien que souvent plus faible, en pratique, qu’un standard de preuve pénale.
À titre d’illustration, on peut citer les récentes condamnations par le Conseil de la concurrence (confirmées par la Cour d’appel de Paris) des échanges d’informations commerciales sensibles et confidentielles entre six palaces parisiens15, ou entre les trois opérateurs de téléphonie mobile français16. Les autorités ont estimé que de tels échanges leur permettaient de connaître leurs stratégies réciproques et d’évaluer les effets des politiques de leurs concurrents.
Si les premiers se sont vus infliger une amende relativement modérée (mais qui peut néanmoins être considérée comme élevée car seul était condamné l’échange d’informations sur les volumes, les autorités de concurrence n’ayant trouvé aucun élément de concertation ou d’échange sur les prix)17, les seconds ont écopé d’une amende record de 534 millions d’euros, à laquelle pourraient encore s’ajouter des dommages et intérêts à la suite d’une tentative d’action collective coordonnée par une association de consommateurs.
Ainsi, des échanges qui peuvent parfois paraître anodins dans le feu de l’action, peuvent-ils donner lieu à des procédures entraînant des conséquences dévastatrices pour les entreprises.
Sont également condamnées, quoique de manière moins forte, certaines pratiques visant à « homogénéiser » les prix de revente par les distributeurs. Il s’agit alors d’ententes « verticales », c’est-à-dire d’ententes entre producteurs et distributeurs. Les autorités de concurrence cherchent ainsi à condamner les mécanismes qui, de manière plus ou moins directe, reviennent à imposer les prix de revente des distributeurs.
Par exemple, une décision du Conseil de la concurrence dans le secteur des parfums et cosmétiques de luxe, a récemment sanctionné des pratiques entre fournisseurs et distributeurs visant à fixer les prix de revente aux consommateurs18.
Au niveau communautaire, la Commission a, pour sa part, infligé une amende totale de 315 millions d’euros à 30 entreprises pour avoir participé à une entente horizontale visant notamment à la fixation des prix, du montant des remises et des rabais dans le secteur des raccords de cuivre19. La Commission a appliqué pour la première fois dans cette affaire des amendes individuelles atteignant 10 % du chiffre d’affaires de certaines entreprises.
Très récemment, la Commission vient de dépasser tous les montants précédents en imposant une amende totale de 990 millions d’euros à quatre fabricants d’ascenseurs pour entente horizontale.
S’agissant des abus de position dominante, un certain nombre de pratiques sont interdites aux entreprises qui sont en position dominante sur leur marché, alors même que ces mêmes pratiques sont autorisées pour leurs concurrents. Il s’agit donc d’une appréciation par nature asymétrique, les autorités considérant que les opérateurs dominants ont une « responsabilité particulière » sur le marché leur imposant des contraintes particulières20.
Par exemple, la vente à perte ne constitue pas une infraction, sauf si elle est le fait d’une entreprise dominante, auquel cas elle sera considérée comme une manœuvre de « prédation » visant à exclure les concurrents. Dans un arrêt récent, le tribunal de première instance a même refusé à un concurrent dominant le droit de s’aligner sur les prix proposés par les nouveaux entrants21.
De même, des remises de volume annuelles rétroactives ont été condamnées lorsqu’elles provenaient d’un opérateur dominant, alors qu’elles étaient tout à fait licites de la part de ses concurrents non dominants22.
Enfin, on signalera bien sûr le cas Microsoft, condamné par la Commission pour avoir proposé gratuitement, avec son système d’exploitation, le logiciel Windows Media Player et pour avoir, selon la Commission, limité l’interopérabilité des PC Windows avec les systèmes d’exploitation de serveurs de ses concurrents. Microsoft a ainsi été condamnée une première fois à 497 millions d’euros en 2004, puis une seconde fois à 280 millions d’euros en 2006 pour ne pas avoir appliqué à temps les injonctions de la Commission.
Contrôle des concentrations
Lorsqu’elles procèdent à des opérations telles que des fusions-acquisitions ou des cessions d’actifs, les entreprises sont soumises, dans certaines circonstances, à un contrôle préalable des autorités de la concurrence au travers d’obligations de notification de ces opérations. En pratique, l’opération ne peut pas être réalisée tant qu’elle n’a pas été approuvée par la ou les autorité(s) de concurrence compétente(s).
Bien que les concentrations ne soient en rien assimilables à des comportements anticoncurrentiels, ce contrôle vise à prévenir d’éventuelles atteintes à la concurrence, comme la création d’une position dominante ou même une simple hausse des prix du fait de l’opération.
Si l’économie et le droit coexistent en matière de pratiques anticoncurrentielles, l’analyse économique devient tout à fait centrale lorsqu’il s’agit de concentrations. L’expérience montre que, dans la grande majorité des cas, les problèmes de concurrence soulevés par les autorités peuvent être résolus s’ils sont anticipés suffisamment à l’avance. Il est alors nécessaire, pour les entreprises concernées, de proposer des « engagements » aux autorités de manière à obtenir l’indispensable approbation. De tels engagements peuvent consister en des cessions, ou parfois en des modifications de contrats ou tout autre engagement « comportemental ».
Enfin, il est également possible, au moins en théorie, de démontrer que des gains d’efficacité générés par la concentration permettent de compenser l’éventuelle atteinte à la concurrence. Toutefois, cette pratique de « l’efficiency defence » reste beaucoup plus difficile en Europe et en France qu’elle ne l’est, par exemple, aux États-Unis.
Ces procédures peuvent se révéler très difficiles à conduire lorsqu’il faut notifier dans de nombreux pays. S’il ne peut y avoir de notification simultanée en France et devant la Commission européenne, il peut en revanche y avoir des notifications simultanées entre, soit la Commission soit des États membres d’une part, et des États non communautaires d’autre part (les plus fréquents en la matière étant États-Unis, Canada, Japon, Corée du Sud, Chine, Russie, Ukraine, Croatie, Brésil, Afrique du Sud…). Il faut alors faire avancer en parallèle tous ces processus, qui répondent chacun à leurs règles nationales, et le cas échéant coordonner les engagements à proposer aux uns et aux autres. Cette coordination peut devenir plus difficile encore lorsque l’opération se fait sur des marchés boursiers, qui ajoutent eux-mêmes leurs propres contraintes, notamment en matière de calendriers.
Les décisions de refus restent toutefois assez rares du fait de la négociation d’engagements avec les autorités de concurrence, visant à rendre l’opération compatible avec le droit de la concurrence. Il est donc essentiel que les entreprises parties à une opération posant des difficultés réfléchissent le plus en amont possible aux engagements qui pourraient être concédés aux autorités, et en chiffrent le plus exactement possible le coût, dans la mesure où cela pourrait finalement modifier considérablement les termes initiaux et le prix de l’opération.
Par exemple, dans l’affaire TPS-CanalSat23, le Ministre a finalement autorisé l’opération sous réserve du respect de pas moins de 59 engagements.
De même, l’autorisation par la Commission de la fusion entre Gaz de France et Suez a nécessité la cession de nombreux actifs. Les parties se sont également engagées à réaliser divers projets d’investissements, afin de développer les capacités d’infrastructure, de manière à faciliter l’entrée de nouveaux concurrents sur le marché et à promouvoir la concurrence.
Les aides d’État
Le domaine de développement le plus récent du droit de la concurrence communautaire est sans nul doute celui des aides d’État, bien que le principe de leur interdiction soit en réalité présent dès le traité de Rome.
Le Traité prévoit ainsi que sont interdites toutes les aides d’État qui faussent la concurrence, sauf celles qui rentrent dans des critères bien déterminés fixés par la Commission.
Rappelons qu’une aide d’État est constituée dès lors que l’État, ou l’un de ses démembrements, accorde un avantage à une entreprise (ou à une catégorie d’entreprises) se traduisant par une dépense ou un manque à gagner pour l’État. Outre les aides compatibles du fait des critères fixés par le Traité ou par la Commission, seules échappent à cette interdiction les mesures de portée générale justifiées par la nature et l’économie du système fiscal.
D’un point de vue procédural, les entreprises concernées sont en général dans une situation difficile. En effet, dans l’analyse des aides d’État, la Commission parle directement avec les Gouvernements nationaux, et les entreprises ne sont considérées que comme des « tiers intéressés », alors même qu’en cas de décision négative de la Commission, ce sont ces entreprises qui devront rembourser l’aide indûment perçue.
L’affaire Alstom illustre bien ce cas. Dès 2002, Alstom a connu de graves difficultés financières et, pour assurer sa survie, a mis en œuvre un plan de restructuration impliquant financièrement non seulement des banques privées mais également l’État. La Commission a longuement contesté cette aide, avant finalement de l’autoriser moyennant des conditions particulièrement strictes, comme des cessions très significatives et des mesures visant à l’ouverture de marché.
On peut également citer l’affaire France Télécom dans laquelle le Ministre a annoncé en 2002 par voie de presse que « Si France Télécom avait des problèmes de financement, l’État prendrait les décisions nécessaires pour qu’ils soient surmontés », en précisant par la suite que ces dispositions prendraient la forme d’une avance d’actionnaire de 9 milliards d’euros. Cette simple annonce a été considérée par la Commission comme une aide d’État incompatible avec le marché commun compte tenu de son impact possible sur la notation financière de la société24. Ainsi, bien que la Commission n’ait pas exigé la récupération de l’aide, elle est allée assez loin dans cette affaire en condamnant un soutien qui est toujours resté potentiel25 de l’État français et son effet d’annonce sur le marché, et non pas l’octroi effectif d’une aide26.
Conclusion
On le voit, la plupart des décisions stratégiques impliquent une analyse en droit de la concurrence. Cette convergence entre droit de la concurrence et stratégie est d’autant plus rapide que le droit de la concurrence devient lui-même de plus en plus économique. La plupart des cabinets d’avocats spécialisés en droit de la concurrence travaillent avec des firmes d’analyse économique. Certains cabinets d’avocats intègrent même des économistes au sein de leur structure, ou recrutent des avocats ayant une double formation économique et juridique.
Cette tendance au développement de l’analyse économique au sein même du droit de la concurrence devrait encore se renforcer, avec notamment la réforme entreprise par la Commission sur l’article 82 du Traité CE (abus de position dominante), ou encore son plan d’action sur les aides d’État.
Cette tendance se traduit également par un accroissement des recrutements d’économistes au sein des autorités de concurrenc27. De même, l’adoption du décret sur la spécialisation des juridictions en matière de concurrence28 vise notamment à permettre une formation économique plus intensive des juges.
Face à un droit de la concurrence qui est de toute façon devenu incontournable, autant l’utiliser à son avantage plutôt que le subir. Ceci implique d’intégrer les considérations de droit de la concurrence, offensives comme défensives, au coeur des analyses stratégiques.
1. Décision du Conseil de la concurrence n° 05- D‑65 du 30 novembre 2005, confirmée en appel. 2. Décision de la Commission européenne du 21 février 2007. 3. Décision de la Commission européenne du 24 mars 2004, affaire Comp/C‑3.792. 4. Décision de la Commission européenne du 2 août 2004, affaire C 13b/2003. 5. Décision de la Commission européenne du 7 avril 2004, affaire C 58⁄2003. 6. Ordonnance n° 45–1483 du 30 juin 1945. 7. Ordonnance n° 86–1243 du 1er décembre 1986. 8. Loi n° 2001–420 du 15 mai 2001. 9. Décision de la Commission européenne du 2 avril 2003, affaire Comp/C.38.279/F3, Viandes bovines françaises. 10. Arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes du 7 septembre 2006, affaire C‑526/04 – Laboratoires Boiron SA contre Urssaf de Lyon. 11. Les propos de Neelie KROES, Commissaire à la concurrence, sont éloquents à cet égard : « Nous ne tolérerons pas les ententes et nous prendrons toutes les mesures nécessaires pour les combattre activement. Non seulement nous sanctionnerons lourdement les entreprises en cas de comportement collusoire, mais nous augmenterons le montant des amendes qui leur sont infligées lorsqu’il est avéré que celles-ci continuent leurs agissements après un raid de la Commission et fournissent à cette dernière des informations erronées ou mensongères. » Bruxelles, 20 septembre 2006. 12. Mais pas de dommages et intérêts. 13. Ces pratiques sont régies par les articles 81 du Traité CE et 420–1 du Code de commerce. 14. Ces pratiques sont régies par les articles 82 du Traité CE et 420–2 du Code de commerce. 15. Décision du Conseil de la concurrence n° 05-D-64 du 25 novembre 2005. 16. Il était aussi reproché aux opérateurs mobiles de s’être réparti les marchés de clients. 17. 499 000 euros au total. 18. Décision du Conseil de la concurrence n° 06- D‑04 du 13 mars 2006. Le Conseil a infligé une amende totale de 45,4 millions d’euros à 13 sociétés exploitant des marques de parfums et cosmétiques de luxe et à trois chaînes nationales de distribution. 19. Décision de la Commission européenne du 16 décembre 2003, affaire 38⁄240, Tubes industriels. 20. Il n’existe pas de critère précis pour déterminer si un opérateur est dominant, ceci devant s’analyser à partir d’un ensemble complexe de facteurs économiques. Toutefois, il existe une présomption de dominance lorsque la part de marché de l’opérateur dépasse 50%. 21. Arrêt du Tribunal de première instance des Communautés européennes du 30 janvier 2007, affaire T‑340/03, Wanadoo c/Commission. 22. Arrêt du Tribunal de première instance des Communautés européennes du 30 septembre 2003, affaire T‑203/01, Manufacture française des pneumatiques Michelin C/Commission. 23. Lettre du Ministre du 30 août 2006 (C2006-02), relative à une concentration dans le secteur de la télévision payante. 24. Décision de la Commission du 2 août 2004, affaire C 13a/2003. 25. L’aide n’avait finalement pas été octroyée, France Télécom n’en n’ayant pas eu besoin. 26. Cette aide était évoquée par les commentateurs comme une « aide psychologique ». 27. Au niveau communautaire, le bureau du Chef économiste intervient en véritable « conseiller économique » de la Commission lorsqu’elle applique les règles de concurrence. Un de ses membres a d’ailleurs très récemment rejoint les services de la DGCCRF comme Chef économiste. Le Conseil de la concurrence a également nommé en 2006 un Chef économiste. 28. Décret n° 2005–1756 du 30 décembre 2005. |