Du bon usage des bicentenaires
Les Français ont avec leurs commémorations des relations parfois ambiguës. Certes, ils en raffolent. Ils en profitent pour échanger des points de vue sur le présent ou le futur. Mais parfois ils adorent discuter de l’opportunité de cet anniversaire, de l’exactitude des commentaires, de la méthode de célébration employée et de son instrumentalisation possible : bref faire de l’anniversaire une occasion de dispute, au sens conflictuel du terme.
Des anniversaires exceptionnels
En illustration : Christine Lagarde et Christian Marbach |
Notre communauté polytechnicienne, qui se prête facilement à des commémorations, pourrait tomber dans les mêmes travers. Avec son histoire passionnante enchevêtrée dans l’histoire des sciences, de l’industrie et de la France. Avec ses nombreux hommes exceptionnels et donc pourvus de laudateurs comme de chicaneurs. Avec les innombrables monuments, livres, entreprises, découvertes dont ils sont les auteurs, que de choses à célébrer et évaluer si le cœur nous en dit !
Chaque année, l’État dresse la liste d’anniversaires qu’il juge plus exceptionnels que d’autres : naissance ou décès de personnalités, création d’institutions, victoires sur des champs de bataille, signatures de traités, etc. La cuvée 2011 donnera de nouveau l’occasion de parler d’anciens. Ainsi Louis Vicat (1804), mort il y a cent cinquante ans. Constructeur de ponts. Initiateur de la fabrication artificielle de la chaux hydraulique, inventeur du ciment artificiel. Créateur de la société Vicat, toujours active, toujours basée à Grenoble.
Urbain Le Verrier, né il y a deux cents ans, est une autre figure que les X peuvent approcher de plusieurs manières. Pour saluer le savant exceptionnel, le chimiste ou l’astronome » inventeur » d’une planète. Pour se souvenir de l’enseignant attentif à l’évolution de leur École. Ou pour étudier l’évolution d’un savant vers les responsabilités électives et politiques.
Et n’oublions pas, plus près de nous, également honoré par la République en 2011, notre camarade Henri Vicariot (1930). C’est en effet l’architecte principal de l’aérogare d’Orly.
Un corps de fonctionnaires
Mais revenons à 2010. Quand Napoléon signe le texte du 18 novembre 1810 qui fonde le corps des Mines, il reprend des éléments préexistants, mais il leur donne une forme nouvelle, et il en précise les fonctions avec des attendus qui font honneur aux préparateurs qui les ont inspirés, et à Napoléon. Savait-il qu’il instituait ainsi un corps de fonctionnaires qui par son action collective comme par les réussites de certains de ses membres marquerait l’histoire des sciences et de l’industrie française ?
La commémoration de ce bicentenaire eut un goût particulier car il coïncidait, à quelques mois près, avec un élargissement du corps : 2009 vit la fusion du corps des Mines et de celui des Télécommunications. C’est dire que les séances de réflexion inhérentes à toute commémoration, comme les instants de fête, ont aussi permis de faire progresser cette fusion et rapprocher encore davantage des cultures qui avaient déjà bien des points communs.
Une question existentielle
Mais aussi de se confronter à une question existentielle : ces cultures, ce corps ont-ils encore un sens dans notre monde d’aujourd’hui ? Avec des technologies qui ont connu des évolutions extraordinaires en deux cents ans. Avec des entreprises dont les marchés, les produits, les procédés de fabrication changent sans cesse d’horizon géographique. Dont les actionnaires peuvent venir du monde entier. Dans un environnement dont les préoccupations se sont modifiées. Et dans un contexte économique qui voit se modifier en permanence les relations entre les volontés entrepreneuriales et les orientations ou réglementations de la puissance publique qui prétend les encadrer. Quelle peut donc être aujourd’hui la place d’un corps d’ingénieurs au service de l’État et de son industrie ?
Après plusieurs colloques étalés sur l’année, deux séances finales furent consacrées à l’appropriation et à la maîtrise des technologies, puis à la politique industrielle. Leur date coïncidait avec la date anniversaire précise du décret contenant organisation du Corps impérial des ingénieurs des Mines, signé au Palais des Tuileries par Napoléon, empereur des Français, roi d’Italie, protecteur de la Confédération du Rhin, médiateur de la Confédération suisse.
Mais aussi, à trois jours près, avec le remaniement ministériel de novembre 2010 et à la renomination de Christine Lagarde à Bercy : c’est dire que son discours de clôture eut une saveur toute particulière !
Des conclusions convergentes
Il est certainement prématuré de deviner quelles seront les suites que les ministres, le corps dans son ensemble, et ses ingénieurs tireront de ces échanges, ouverts mais souvent convergents dans leurs conclusions.
De ce point de vue, cette commémoration donna lieu à moins de discussions difficiles que d’autres, du même type. Peut-être cela vient-il d’une tradition très ancienne du corps des Mines, acceptant ou favorisant des trajectoires individuelles très diverses mais recueillant pour l’ensemble de ses membres l’effet de leurs convergences.
Une capacité d’adaptation
C’est sans doute l’historien Bruno Belhoste, un des meilleurs spécialistes de l’histoire des sciences et de l’enseignement au XVIIIe et au XIXe siècle qui en a le mieux résumé la singularité et la permanence.
« Le corps des Mines a su conserver ce pouvoir d’influence jusqu’à aujourd’hui. Il a fait preuve pour cela d’une grande capacité d’adaptation, sans éviter parfois, il faut le reconnaître, quelques complaisances, voire des compromissions, y compris dans les heures les plus sombres pour certains de ses membres, mais toujours en maintenant ce qui a fait sa force et son caractère : l’esprit de corps, fondé sur une certaine conception de l’excellence, le souci de l’intérêt général en tant que résultante des intérêts particuliers, le sens de l’État, compris comme l’arbitre entre ces mêmes intérêts, et, enfin, la conviction qu’une politique doit toujours être fondée en raison. Il n’appartient pas à l’historien de dire si ces traits qualifient le corps des ingénieurs des Mines pour le futur. Au moins font-ils de cette élite intellectuelle et administrative une spécificité remarquable de notre pays. Peut-être aussi un atout pour l’avenir de notre industrie, si un tel atout existe encore, comme il faut l’espérer. »