Du bon usage des mots en politique
La politique se complaît dans le flou du langage. Par voie orale, elle se satisfait de mots bien martelés, même s’ils ne veulent rien dire, ou du moins n’engagent à rien de précis. Exemple : Le gouvernement saura prendre, le moment venu, les mesures qui s’imposent. Quand vous avez entendu cela, même accompagné d’un mouvement du menton, vous voilà bien avancés.
D’ailleurs, la politique elle-même ne sait plus trop en quoi elle consiste, sémantiquement parlant. Signifie-t-elle l’art de gouverner, ou celui d’être élu, et réélu, ce qui n’est pas la même chose et peut même, en certaines circonstances, appeler des comportements opposés.
Or il est toujours dangereux d’employer des mots sans s’assurer de ce qu’ils signifient. Prenez le cas des termes de République et de Démocratie, fort lancés du haut des tribunes. Quel est leur sens exact ? Sont-ils contraires, ou seulement quelle nuance les sépare ?
Dans ses traités de politique (au sens d’art de gouverner, le seul en usage de son temps) saint Thomas d’Aquin distinguait d’abord trois formes de gouvernement : par un seul, par un petit groupe, par la multitude.
Il appelait la première forme monarchie ou tyrannie selon que le pouvoir est exercé au profit du » bien commun » ou à celui de son détenteur. La seconde aristocratie ou oligarchie, selon une distinction analogue. La troisième république ou démocratie, toujours selon la même distinction.
Ce qui veut dire, en s’en tenant bien entendu à ces définitions, que la démocratie est une manière de tyrannie de la multitude. Le Docteur angélique, observant par ailleurs que l’efficacité du pouvoir décroît lorsque le nombre de ses détenteurs augmente, conduit le lecteur à penser que la démocratie, encore une fois au sens où il l’entend, est à la fois tyrannique et inefficace.
Voilà ce que donne l’emploi des mots à l’étourdi. Cela conduit à des conclusions qui ne sont d’évidence pas » politiquement correctes » (politiquement étant pris au sens d’art de gouverner ou à celui d’art d’être élu, la question reste à débattre, mais elle nous mènerait Dieu sait où).
Aussi bien l’usage commun contemporain n’utilise-t-il plus les mots en question dans cette acception moyenâgeuse et dépassée. Soyons donc de notre temps.
À coup sûr, le terme de république est aujourd’hui chargé d’une connotation de sérieux, et presque d’austérité. Il sied aux nobles circonstances. Si les bons républicains ne choisissent plus pour leur progéniture des prénoms comme Brutus, Caton ou Lucrèce, cela ne trahit pas un amollissement des convictions, mais seulement la crainte du ridicule.
Il faut noter en outre qu’un passé relativement récent – les débuts de la République troisième du nom – confère aussi à ce vocable un relent de sectarisme antireligieux. C’est d’ailleurs peut-être pour cette raison que les chrétiens de la fin du XIXe siècle et du début du xxe, ralliés à la république, par inclination de sentiment ou par réalisme, évitèrent de se qualifier de » républicains chrétiens ». Dans le contexte du temps, on aurait pu y voir une manière d’antinomie, qui eût fleuré la tartufferie.
Ils préférèrent se dénommer » démocrates chrétiens « . Cela sonnait plus moderne et surtout plus fraternel, à condition bien entendu d’oublier l’acception scolastique. D’ailleurs, lisaient-ils beaucoup l’Aquinate ?
On est, en tout cas, fort éloigné de cette acception quand on affirme, par exemple, que le saucisson à l’ail est plus » démocratique » que le foie gras. Ce qui, étymologiquement, ne signifie rien. Sans doute s’agit-il alors d’un trope (synecdoque, si l’on en croit Dumarsais). Mais il ne faut point abuser des figures de style, au risque de ne plus trop savoir ce qu’on dit.
Trope ou pas, il est singulier de relever que, pour nous Français, il est difficile de faire de la sociologie politique sans se référer à la bouffe. Sinon, on n’aurait pas fabriqué non plus le terme de » gauche caviar « , pour désigner une certaine catégorie de personnes de qualité.
Et, après tout, pourquoi ne baptiserait-on pas » droite mortadelle » telle autre composante de l’électorat ? Elle doit bien exister et, si oui, ses suffrages ne manqueront pas d’attraits, dans les ballottages ardus, quand tout est bon à prendre.
Faute, en tout cas, de pouvoir combiner à volonté les électorats, on peut toujours combiner les mots. C’est ainsi que nous connûmes naguère des » démocraties populaires « , sans que personne n’y relevât le pléonasme. En fait, et pour rester dans le domaine des tropes, il s’agissait plutôt là d’un » euphémisme « , pour désigner ce que le langage scolastique évoqué plus haut eût appelé » oligarchie « .
Ce qui, en russe, se dit quelque chose comme » nomenklatura « .
Et en français ? Je ne sais pas. Cherchez.