Du climat à la biodiversité : penser une action commune
Dans la prise de conscience et les actions décidées pour la préservation de notre environnement, le dérèglement climatique et l’effondrement de la biodiversité sont les deux sujets majeurs. Mais ces deux sujets ne bénéficient pas de la même attention du public et des politiques, le premier étant nettement privilégié par rapport au second. Or leurs gravités sont de même ordre pour notre espèce et leur traitement a tout à gagner dans une prise en compte commune et dans une bonne articulation des politiques environnementales les concernant.
Le dérèglement climatique et l’effondrement de la biodiversité sont deux phénomènes connus et étudiés depuis plusieurs décennies par les scientifiques, tous deux sources de risques majeurs pour l’ensemble des sociétés humaines. Alors que ces crises sont intimement liées, comme l’ont rappelé dans leur Workshop commun le GIEC et l’IPBES – Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services – (2020), la conscience et la prise en compte de ces crises sont très différentes.
On observe à ce titre encore trop souvent une prévalence du sujet climatique sur l’érosion du vivant à l’ensemble des échelles de la société (économie, mise à l’agenda politique, etc.) : cf. Legagneux et al., 2018 ; ou un traitement trop indépendant des deux sujets. De nombreux facteurs expliquent ces différences et cet écart de traitement. Alors que les appels à un renforcement de la transition énergétique se multiplient du côté tant de la société civile que de l’ambition affichée par les politiques publiques, il est important de comprendre ce qui oppose et rapproche ces deux crises.
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Des imaginaires différenciés
L’imaginaire du risque climatique est simple : il mobilise des images telles que la récurrence des canicules, l’augmentation de l’intensité des phénomènes météorologiques extrêmes, l’apparition dans certaines régions de phénomènes de sécheresse et leur augmentation dans d’autres. La médiatisation de phénomènes tels que les mégafeux ou l’imputation au dérèglement climatique de la violence des inondations facilitent également la sensibilisation. La biodiversité reste pour sa part un élément aux contours larges et aux dimensions polyphoniques.
Catégorie complexe désignant la diversité des formes du vivant (gènes, espèces, écosystèmes), la biodiversité est desservie par la dimension tantôt pluridimensionnelle, tantôt symbolique du vivant. Si la disparition d’espèces ou d’écosystèmes remarquables produit souvent des réactions émotionnelles, ces phénomènes sont souvent aussi géographiquement lointains et n’impactent pas ou peu notre quotidien, et notre émoi est rapidement oublié.
Une question d’expérience sensible
Il paraît également important d’évoquer la dimension à la fois invisible et silencieuse de l’érosion de la biodiversité, notamment à cause de l’expérience que nous en faisons. L’évolution des modes de vie des cinquante dernières années s’est accompagnée d’un éloignement toujours plus important à l’échelle mondiale des espaces naturels. Avec la transition urbaine, la distance entre le lieu de vie et un espace naturel continue de s’accroître (cf. Frontiers in Ecology and the Environment, 2022), phénomène qui recoupe et intensifie celui de l’amnésie environnementale générationnelle (d’une génération à l’autre, on s’habitue aux dégradations de l’environnement) : Kahn, 2002.
Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement
Les mécanismes du dérèglement climatique, bien que complexes, restent plus faciles à s’approprier que ceux liés à l’effondrement de la biodiversité, en particulier grâce à l’existence d’une métrique unique facilement compréhensible, la tonne équivalent carbone (ou tCO2e). Cette métrique consensuelle a permis de favoriser d’une part la compréhension des causes et des conséquences du dérèglement climatique, d’autre part la proposition des trajectoires différenciées (selon le type d’acteur souhaitant ou devant agir) en matière de prise en charge du sujet. Elle a donc joué un rôle décisif dans la construction de référentiels aux échelles internationales et nationales soutenus par un consensus scientifique, pour les gouvernements et les acteurs économiques.
Trouver un indicateur de biodiversité
À l’inverse, la mesure de l’évolution de la biodiversité ne connaît pas encore sa métrique unique et consensuelle (CDC Biodiversité, 2017) et les travaux qui vont en ce sens subissent des critiques sur l’irréductibilité du vivant à un indicateur unique. Ses composantes (diversité génétique, diversité des espèces et des écosystèmes) sont difficiles à évaluer selon que l’on tente de s’intéresser à l’une d’entre elles ou à l’ensemble.
De nombreux indicateurs et indices plus ou moins répandus peuvent donner des aperçus à l’échelle tant locale que régionale des dynamiques d’évolution de la biodiversité. Ils servent alors de proxy (intermédiaires approximatifs) selon qu’on s’intéresse aux espèces en voie d’extinction, à l’abondance moyenne des populations, au niveau de dégradation de surfaces naturelles (artificialisation, déforestation). Ce premier état de fait, accompagné par la complexité de la prise en compte des interactions entre les espèces au sein d’un écosystème et des interactions entre les écosystèmes eux-mêmes, n’a pas facilité l’appropriation du sujet par les acteurs politiques et économiques.
Deux horizons d’action différents
La prise en charge historiquement plus présente du sujet climat que du sujet biodiversité par les acteurs économiques s’explique également par une plus grande facilité à concevoir des solutions. L’existence d’un discours cohérent sur la nécessité d’agir sur un élément précis, les émissions de gaz à effet de serre, permet de distinguer nettement des possibilités d’action conceptuellement simples : réduire la consommation d’énergie, substituer aux énergies fossiles des sources d’énergie durables, réorienter les usages en cohérence.
Par ailleurs, une grande partie de ces actions font sens d’un point de vue strictement économique : réduire ses consommations d’énergie et remplacer des sources fossiles dont le prix augmente à long terme (sujet à des fluctuations d’ordre géopolitique) par des sources d’énergie renouvelables dont le prix baisse tendanciellement permet aux acteurs économiques de réduire leurs dépenses sur le long terme. Pour de nombreuses entreprises et des gouvernements, ce retour sur investissement quasi garanti est un facteur décisif pour justifier des investissements conséquents à court terme.
Une réorganisation fondamentale, systémique…
Il n’existe pas d’équivalent conceptuel et économique aussi concis pour engager une prise en compte ambitieuse du sujet biodiversité aujourd’hui. L’IPBES ne propose dans ses travaux comme latitude d’action rien de moins que la mise en place de « changements transformateurs », sur le fondement de ses analyses des causes du déclin de la biodiversité. Autrement dit : une « réorganisation fondamentale, systémique, des facteurs économiques, sociaux, technologiques, y compris les paradigmes, les objectifs et les valeurs ». La plupart des activités humaines restent liées, de manière essentielle, à la biodiversité. Celle-ci procure des services indispensables et subit une multitude d’impacts négatifs dus à nos activités.
Ces quelques exemples le montrent : la consommation alimentaire et l’habillement interrogent directement la gestion des espaces agricoles ; l’hygiène est directement en prise avec la qualité de l’eau ou les pollutions ; les modes de vie et de consommation fondés sur un matérialisme croissant (multiplication des appareils électroniques, véhicules de plus en plus grands, surface d’habitation par habitant de plus en plus importante) créent une surconsommation de ressources naturelles ; les choix d’aménagement du territoire (extension urbaine, etc.) impactent les milieux naturels ; etc.
Tendre vers une approche conjointe
Les travaux conjoints du GIEC et de l’IPBES (2020), ainsi que de nombreux travaux du programme des Nations unies pour l’environnement cités notamment lors de la COP 27, rappellent qu’il est stratégique de traiter conjointement les questions liées à la biodiversité et au climat. Non seulement parce que l’érosion des écosystèmes contribue à l’intensification du dérèglement climatique (rappelons à ce titre que, sur la période 2011–2019, un tiers des émissions de GES d’origine anthropique ont été absorbées par les écosystèmes terrestres naturels et semi-naturels), mais aussi parce que le dérèglement climatique affecte la biodiversité (le réchauffement climatique affecte les écosystèmes en entraînant des modifications dans les régimes de précipitations, l’acidification des milieux aquatiques, la modification de la phénologie des végétaux) et amoindrit de fait les fonctions de régulations du climat permises par les écosystèmes (contrôle des cycles de l’azote, du carbone, de l’eau, de la chaleur atmosphérique et de l’air).
Des services inestimables pour la planète
Il est important de rappeler le rôle que peuvent endosser les écosystèmes en bon état écologique dans la diminution des risques engendrés par le dérèglement climatique : les sols en bonne santé sont plus efficaces dans l’absorption des eaux pluviales et permettent donc de limiter les inondations et garder l’humidité localement afin de préserver le cycle de l’eau ; l’évapotranspiration des végétaux permet de rafraîchir l’air environnant ; les arbres comme les haies permettent de lutter contre l’assèchement des sols grâce aux effets d’ombrages, mais aussi restituent de l’eau aux sols grâce à leurs racines ; la végétation de montagne permet de limiter l’érosion grâce à ses racines, fixe la neige en hiver et permet de conserver des stocks d’eau douce pour le printemps et l’été ; les mangroves protègent les zones côtières des ondes de tempête ; etc.
Reconnaître et prendre en compte les services de régulation et leur contribution aux objectifs d’atténuation et d’adaptation au dérèglement climatique permet de valoriser le rôle de la biodiversité en tant que solution, grâce à la mise en place de pratiques de gestion durable des écosystèmes (agricoles et forestiers), la restauration d’écosystèmes dégradés, l’intensification du recours à des formes de géomimétisme et plus largement la mise en place de solutions fondées sur la nature (Gilbert, 2020).
Des effets négatifs sur la biodiversité
A contrario, les actions en matière de climat ont plus souvent tendance à produire des effets négatifs sur la biodiversité. Les pratiques d’afforestation souvent employées dans des logiques de compensation carbone créent des forêts monospécifiques (un seul type d’essence d’arbre), qui sont peu résilientes (très exposées aux pathogènes et fragiles face aux événements climatiques) et dont la capacité à stocker du carbone est aujourd’hui critiquée. Le modèle des agrocarburants, mis en place pour diversifier le mix énergétique, très rémunérateur, entre en compétition avec la production alimentaire. Il s’effectue au détriment du maintien de la diversité des écosystèmes au sein des espaces agricoles, au profit de champs en monoculture intensive, à peine plus riches en biodiversité qu’une zone urbaine (CDC Biodiversité, 2017). On peut aussi évoquer le déploiement des énergies renouvelables, qui exercera une pression importante sur la biodiversité.
Le déploiement des panneaux solaires intensifie l’exploitation du sable et des métaux rares (ressources en quantité limitée sur terre, dont l’exploitation est très polluante) et entraîne aussi la conversion d’espaces naturels en vastes centrales photovoltaïques, le déploiement des éoliennes à grande échelle a des conséquences sur l’artificialisation des sols et sur les chemins de migration de nombreuses espèces d’oiseaux. Souvent l’électrification des usages est accompagnée d’un besoin de stockage accru. Or les activités minières industrielles et intensives nécessaires à la création de batteries sont source d’impacts majeurs sur les écosystèmes. Une équipe de chercheurs australiens a montré que, sur les 50 millions de kilomètres carrés de zones minières dans le monde, 80 % permettent l’extraction de métaux nécessaires à la transition énergétique (Sonter J.-L. et al., 2020).
Pour éviter l’échec, refuser le primat de la transition énergétique sur la biodiversité
Articuler transition énergétique et prise en compte de la biodiversité nécessite de traiter la crise environnementale comme un ensemble cohérent, ce que rappelle la clause Do No Significant Harm (ou DNSH) de la taxonomie européenne, cherchant à prévenir les contradictions dans l’action environnementale. D’autres solutions existent, comme l’agrivoltaïsme, pratique alliant production agricole et production d’énergie solaire, qui permet de limiter la compétition sur le foncier tout en apportant des cobénéfices pour l’agriculteur (ombrage, protection des cultures vis-à-vis des fortes pluies ou chutes de grêle…) et pour l’exploitant énergétique (l’évapotranspiration des végétaux régule la température des panneaux et permet de les maintenir à la température optimale pour la production d’énergie).
La végétalisation du bâti permet d’apporter une isolation naturelle et efficace, tout en permettant la restauration de continuités écologiques en milieu urbain, et s’accompagne donc d’économies importantes pour renforcer la sobriété énergétique. La géothermie est un moyen efficace de réguler la température dans les bâtiments, avec un impact biodiversité limité.
“L’espèce humaine n’est qu’une infime partie d’un système dont la complexité nous échappe encore.”
Une remise en cause systémique et existentielle
Là où la crise climatique appelle des solutions nettes et objectives, la crise de la biodiversité nous pose un problème bien plus complexe : quels sont nos droits par rapport à la nature ? Jusqu’où pouvons-nous et devons-nous aller dans son exploitation ? Sommes-nous capables de maîtriser les conséquences de nos actions sur les écosystèmes ? Comment traiter sérieusement la question du dérèglement climatique en parvenant à restaurer des espaces naturels dégradés ? In fine, penser la crise écologique appelle l’humanité à un exercice d’humilité : malgré toutes les connaissances, les progrès scientifiques et techniques, les solutions technologiques, l’espèce humaine n’est qu’une infime partie d’un système dont la complexité nous échappe encore. Ses interactions sont infinies et son équilibre fragile : à nous d’en prendre conscience pour ne pas mettre en danger notre propre survie, de façon irréversible !