Du monde académique au monde de l’entreprise
Après mes études à l’X, j’ai fait une thèse d’État au Centre de maths de l’École, sous la direction de Laurent Schwartz, et dans un domaine (l’Analyse fonctionnelle) bien loin de toute application. Je suis devenu professeur d’université à Lyon I, en 1979, parce que c’était à l’époque la seule carrière concevable pour un mathématicien.
L’idée de faire sortir les mathématiques du monde académique pour en faire directement usage était jugée incongrue, et le projet d’en faire un objet marchand n’était pas avouable.
Il y avait pourtant eu un précédent, dans les années soixante, avec la vogue de la Recherche opérationnelle, qui avait permis à la Séma de faire son démarrage. Mais le champ des applications mathématiques était resté limité (optimisation des circuits, des stocks, des livraisons, etc.) et s’était traduit par des logiciels banalisés.
En fréquentant des experts de la DGA, du CEA, du CNES, je n’ai pas eu de peine à découvrir d’autres champs où un algorithme affiné permet d’améliorer considérablement les performances et de réduire les coûts : par exemple, la consommation d’énergie, pour faire changer d’orbite un satellite, peut être divisée par deux ou trois, si l’on choisit la route appropriée.
En 1987, avec quelques collègues, nous avons monté une association « loi de 1901 », l’Institut de Calcul mathématique. À la suite d’un petit article paru dans La Jaune et la Rouge, notre premier client s’est manifesté : la direction des Constructions navales (DGA, Toulon), qui avait besoin d’algorithmes permettant de déterminer des routes optimales pour des sous-marins. Nous avons fonctionné ainsi pendant huit ans avec un petit cercle de clients qui trouvaient chaque année de nouveaux problèmes à poser à l’ICM.
Au cours de cette période, l’ICM s’est enrichi de nombreux collaborateurs, universitaires français et étrangers, experts dans des domaines complémentaires (plus d’une trentaine). Mais l’état d’esprit de cette collaboration était celui de la recherche désintéressée, et les exigences contractuelles d’applicabilité et de délai ne passaient qu’au second rang. C’est pourquoi je me suis décidé à embaucher de jeunes thésards à plein temps, avec un cadre méthodologique, des programmes et des budgets.
L’Institut a ainsi évolué vers la culture d’entreprise, et moi-même ai fait le saut en 1995 en quittant mes fonctions de professeur d’université pour devenir P.-D.G. de la Société de Calcul mathématique (SCM SA), qui fait vivre aujourd’hui une dizaine de personnes, y compris moi-même. L’ICM vivait avec 4–5 contrats par an ; il nous en faut maintenant 8–10 et dans cinq ans nous visons 25 à 30.
La demande est de mieux en mieux comprise (les appels spontanés se multiplient) ; les produits à proposer (en termes de bénéfices pour le client) sont identifiés, et nous avons une dizaine de clients fidèles pour lesquels travaille avec moi une équipe de jeunes consultants qui progressent de jour en jour.
Mais nous n’avons pas encore franchi toutes les étapes de la création d’une entreprise structurée, maîtresse de sa commercialisation et de sa production. Je ne vois cependant aucun obstacle insurmontable. Il reste à :
1) élargir la demande par des publications dans la presse industrielle, des exposés, des démonstrations, des visites méthodiques, car beaucoup de problèmes ne sont pas encore perçus comme relevant d’une approche mathématique rentable ;
2) expliciter le catalogue de produits de la SCM, exprimés en termes de solutions profitables pour des catégories de clients identifiées ;
3) incorporer et former de vrais chefs de projets, qui parlent le langage des clients et acquerront une notoriété personnelle ;
4) disposer d’un budget équilibré entre recherche, commercialisation et production.
C’est le point 3 qui commande notre croissance.
Les mathématiciens formés en France restent enfermés dans le cycle universitaire : les professeurs forment de futurs professeurs. C’est ce que j’ai fait moi-même pendant seize ans, publiant 75 articles et 4 livres, tous destinés à des spécialistes. Aujourd’hui, je ne vends ni des mathématiques ni des « recherches » (le mot fait peur), mais des solutions avec profit garanti. Depuis deux ans, j’essaie de diriger dans la même voie de jeunes mathématiciens prometteurs. À cet effet, avec de grandes entreprises, nous avons institué des bourses de thèse qui permettent à des étudiants sélectionnés de se plonger dans les réalités concrètes et de se préparer à un métier productif.
Je crois au développement de cette entreprise.