Du plaisir
Un chroniqueur cinématographique – méprisé par l’intelligentsia des critiques de la nouvelle vague – qui écrivait jadis dans un journal du soir, avait pour principe de ne jamais dire du mal d’un film : au pire, il indiquait simplement quel public, et dans quelles circonstances, pourrait y prendre du plaisir. Et si le film était décidément irrécupérable à tous égards, eh bien il n’en parlait pas. La présente chronique a pour ambition modeste de s’inspirer des mêmes règles, et chacun des enregistrements ci-après, qui sont parfaitement hétérogènes, a ses qualités et son public.
Baroques
La musique baroque a souffert d’un engouement excessif et passager, largement dû au besoin des interprètes de trouver une “niche”, à l’hermétisme de la création contemporaine, et à la paresse des éditeurs : on innove à bon compte en fouillant dans les bibliothèques. Or, il faut bien le dire : le roi est nu, la musique baroque est souvent ennuyeuse, et les chefs‑d’œuvre oubliés interprétés par des musiciens rayonnants sont des îlots d’exception dans une mer de banalités souffreteuses jouées par des musicologues coincés, dont le seul mérite est de susciter chez l’auditeur l’illusion d’une petite nostalgie.
Quatre disques surnagent dans l’édition récente, de Schütz, et, moins connus, de Westhoff et de compositeurs napolitains. Dans l’œuvre prolifique de Schütz (1585- 1672), l’Histoire de la Nativité1 et la Passion selon saint Matthieu2, enregistrés par l’ensemble Akademia dirigé par Françoise Lasserre, marquent l’aboutissement d’une écriture raffinée. À la différence du premier, le second (la Passion) ne met en jeu que des voix, l’usage des instruments étant interdit à l’époque dans les Passions par l’Église luthérienne. Les deux disques, servis par une qualité d’enregistrement exceptionnelle et par des interprètes chaleureux, raviront ceux qui placent Bach au sommet absolu et que passionnent les origines de son art.
Westhoff (1656−1705), violoniste célèbre au XVIIe siècle, a laissé en tout et pour tout quatorze œuvres, dont six Sonates pour violon et basse continue que viennent d’enregistrer David Plantier et les Plaisirs du Parnasse3. Authentiques petits chefs‑d’œuvre, musique subtile et jubilatoire qui préfigure Bach. Enfin, toujours chez le même éditeur, apparemment bien inspiré, des Concerti Napoletani per Violoncello, par l’Ensemble 415 de Chiara Bianchini4, œuvres de Fiorenza, Porpora, Leo, et Sabatino, pièces riches et charnues que l’on préférera à juste titre aux facilités parfois complaisantes de Vivaldi.
Plus ou moins contemporains
Martinu, Tchèque, est un des moins connus des grands compositeurs européens du XXe siècle, et c’est dommage. Sa musique, sans doute plus policée que celle du Hongrois Bartok, est à la fois indépendante et originale (comme celle de Prokofiev, par exemple), remarquablement écrite, dans la lignée de la musique française de la première moitié du siècle. Les trois Sonates pour violoncelle et piano, enregistrées par Renaud Déjardin au violoncelle – superbe musicien – et Martha Gödény5, s’écoutent avec grand plaisir et constituent une excellente introduction à sa musique de chambre.
On enregistre beaucoup les symphonies de Chostakovitch et c’est tant mieux. Mariss Jansons dirige à la tête du Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks6 la 4e Symphonie, écrite en 1936 mais créée après la mort de Staline, en 1961, la plus proche de Mahler, à l’orchestration pharaonique (20 bois, 17 cuivres…), peut-être la plus difficile d’accès, et aussi la plus novatrice : à ne pas manquer si vous aimez Chostakovitch.
Enfin, pour les amateurs de sonorités nouvelles, deux œuvres du jeune compositeur tchèque Krystof Maratka, avec l’Orchestre de chambre Talich7 : Luminarium est un concerto pour clarinette et orchestre dont les neuf mouvements sont inspirés chacun du folklore d’un ou plusieurs pays (Indonésie, Ouzbékistan, Japon, etc.), pièce hautement variée, sympathique et vivante ; Astrophonia est un concerto pour alto et orchestre “avec piano” : œuvre plus ambitieuse, musique cosmique évocatrice, bien écrite, à découvrir.
Boulez interprète Debussy et Ravel
Boulez est sans doute le chef d’orchestre français majeur de la deuxième moitié du XXe siècle, insurpassé dans Debussy et Ravel. DGG regroupe en deux coffrets ses enregistrements de référence de Debussy à la tête du Cleveland Orchestra8 : La Mer, Nocturnes, Jeux, Rhapsodie pour clarinette et orchestre, Prélude à l’après-midi d’un faune, Images, Printemps, Danses pour harpe et orchestre, Le Jet d’eau, et Trois Ballades de François Villon (ces deux dernières œuvres avec la soprano Alison Hagley), et de Ravel9, avec le Berliner Philharmoniker, Daphnis et Chloé (version intégrale très rarement enregistrée), La Valse, Ma Mère l’Oye, Une Barque sur l’Océan, Alborada del Gracioso, Rhapsodie espagnole, Boléro, et, à la tête du London Symphony, les deux Concertos pour piano avec Krystian Zimerman, et Valses nobles et sentimentales. Il n’est pas utile de revenir sur les qualités de la direction de Boulez : précision et rigueur, séparation des plans sonores, perfection inégalée pour des œuvres trop souvent vouées à l’impressionnisme musical ; et cependant sensibilité et sensualité sont au rendezvous. Plus, à notre avis, que ses compositions, ce sont des interprétations comme celles-ci qui assureront le passage de Boulez à la postérité.
Le disque du mois
Le Quatuor Alban Berg, dont les interprétations défient les superlatifs, comme en témoignent notamment ses enregistrements des intégrales de Mozart et Beethoven comme des quatuors de Ravel et Debussy, vient d’enregistrer un ensemble de tangos de Piazzola avec le bandonéoniste Per Arne Glorvigen10 : une merveille. La milonga Tristezas para un AA pour quatuor, bandonéon et contrebasse vous prendra et ne vous lâchera plus. Que les mêmes interprètes puissent se fondre dans la musique de Beethoven et dans celle des barrios de Buenos Aires n’est pas, au fond, un mystère : pour les vrais musiciens, la musique est une. Sur le même disque, une œuvre très forte et complexe de Kurt Schwertsik pour la même formation en hommage à Erik Satie, Adieu Satie, et trois tangos pour bandonéon seul de compositeurs argentins. Que les tristes puristes passent leur chemin : voilà de la bonne, de la vraie musique, à la fois sensuelle et cérébrale, qui vous apportera plaisir et même savoir, et ne vous incitera guère à la sagesse…
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1. 1 CD ZIG ZAG ZZT 04 11 01.
2. 1 CD ZIG ZAG ZZT 05 04 02.
3. 1 CD ZIG ZAG ZZT 05 02 01.
4. 1 CD ZIG ZAG ZZT 05 03 02.
5. 1 CD ARION ARN 68671.
6. 1 CD EMI 5 57 824 2.
7. 1 CD ARION ARN 68676.
8. 3 CD DGG 476 7266.
9. 3 CD DGG 476 7267.
10. 1 CD EMI 5 57 778 2.