Du produit au service – de l’usager au client

Dossier : La réforme de l'ÉtatMagazine N°595 Mai 2004
Par Philippe CAILLE (69)
Par Olivier MAIRE (89)

L’administration doit opé­rer une trans­for­ma­tion équi­va­lente à celle qu’ont connue les entre­prises à par­tir de la fin des années soixante-dix : pas­ser d’une logique d’offre (mettre à dis­po­si­tion un pro­duit) à une logique de demande (four­nir un ser­vice répon­dant aux attentes), dans laquelle l’usager est au centre de l’organisation.
Cette trans­for­ma­tion ne doit pas être vécue comme une contrainte vou­lue par le poli­tique pour s’inscrire “ dans l’air du temps ”.
Elle doit au contraire être per­çue comme un des leviers prin­ci­paux d’amélioration de l’action publique, en rap­pe­lant que la mis­sion de ser­vice public n’est pas incom­pa­tible avec la notion de ser­vice au public.
Mais ce chan­ge­ment de para­digme demande de conci­lier une démarche “ lourde ” de chan­ge­ment en pro­fon­deur avec des pro­jets à plus court terme four­nis­sant des résul­tats concrets, même s’ils sont partiels.

La qualité du service rendu comme vecteur premier de la transformation de l’État

L’ad­mi­nis­tra­tion fran­çaise souffre d’un para­doxe appa­rent : alors que dans de nom­breux domaines la qua­li­té intrin­sèque de la pres­ta­tion est éle­vée, sa per­cep­tion est consi­dé­ra­ble­ment alté­rée par les condi­tions dans les­quelles cette pres­ta­tion est délivrée.

De nom­breux élé­ments peuvent ain­si nuire à l’ef­fi­ca­ci­té glo­bale perçue :

  • les délais exces­sifs dans les­quels le ser­vice est rendu,
  • la dif­fi­cul­té à iden­ti­fier le bon orga­nisme ou le bon interlocuteur,
  • la lour­deur des démarches admi­nis­tra­tives demandées,
  • les horaires d’ou­ver­ture res­treints ou le temps d’at­tente au guichet,
  • la dif­fi­cul­té à joindre une per­sonne par téléphone…

Habi­tué en tant que consom­ma­teur à un niveau de ser­vice crois­sant, à la pos­si­bi­li­té de chan­ger de pro­duit en cas d’in­sa­tis­fac­tion, l’u­sa­ger attend désor­mais de l’ad­mi­nis­tra­tion un niveau de per­for­mance équi­valent à celui qu’il pense obte­nir dans la sphère pri­vée. Et de la même façon que son » expé­rience client » se forge sur l’en­semble de son acte d’a­chat et de consom­ma­tion du pro­duit, son » expé­rience d’ad­mi­nis­tré » se construit sur l’en­semble de son acte de » consom­ma­tion » de la démarche admi­nis­tra­tive. De fait, à tra­vers les condi­tions insa­tis­fai­santes dans les­quelles sa pres­ta­tion est réa­li­sée, l’u­sa­ger se sen­ti­ra le témoin de dys­fonc­tion­ne­ments plus pro­fonds de l’administration :

  • la com­plexi­té interne,
  • l’ab­sence de logique de » performance « ,
  • une culture de moyens plu­tôt que de résultats,
  • une notion de ser­vice peu développée.

Il ne s’a­git plus seule­ment de déter­mi­ner si la pres­ta­tion ren­due a été effi­cace, mais si les condi­tions dans les­quelles cette pres­ta­tion a été ren­due ont été satis­fai­santes. L’a­mé­lio­ra­tion du ser­vice ren­du n’est plus la consé­quence du chan­ge­ment mais la cause qui déter­mine quels chan­ge­ment opé­rer et com­ment les opé­rer. En (re)plaçant l’ad­mi­nis­tré au cœur du sys­tème, c’est l’en­semble de l’or­ga­ni­sa­tion qui devra s’a­dap­ter pour trou­ver des solu­tions – court, moyen et long terme – pour amé­lio­rer son fonctionnement.

C’est le sens des démarches qua­li­té qui appa­raissent au niveau des col­lec­ti­vi­tés locales, des hôpi­taux ou des admi­nis­tra­tions cen­trales. Bien au-delà des décla­ra­tions de bonne inten­tion, la fixa­tion d’ob­jec­tifs quan­ti­ta­tifs, par­fois très simples (moins de X minutes d’at­tente au gui­chet, moins de N son­ne­ries pour décro­cher le télé­phone…) per­met de mobi­li­ser l’en­semble des agents autour d’axes fédé­ra­teurs pour des évo­lu­tions plus profondes.

À cet égard, il est inté­res­sant de consta­ter qu’In­ter­net a très rapi­de­ment été per­çu dans le sec­teur public comme un levier par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sant pour atteindre ces objec­tifs. Inter­net offre un sup­port de la rela­tion usa­ger avec une acces­si­bi­li­té per­ma­nente et immé­diate, per­met de » gom­mer » la com­plexi­té interne de l’ad­mi­nis­tra­tion, auto­ma­tise cer­tains trai­te­ments… Le suc­cès de la décla­ra­tion en ligne de l’im­pôt sur le reve­nu ou le tra­fic consta­té sur service-public.fr témoignent de l’in­té­rêt des usa­gers pour une rela­tion et un accès sim­pli­fiés à l’administration.


À 64 %, les inter­nautes attendent d’Internet qu’il les rap­proche de l’administration.

L’amélioration du service rendu passe par une phase préalable de connaissance des besoins et des attentes dans une logique marketing

La satis­fac­tion de l’u­sa­ger passe par une phase indis­pen­sable de connais­sance fine et régu­lière de ses cri­tères de satis­fac­tion et du niveau de per­for­mance qu’il attend sur cha­cun de ses cri­tères de satis­fac­tion. À l’in­té­rieur du cadre géné­ral des mis­sions et des objec­tifs du ser­vice public, dont la défi­ni­tion relève de la vision poli­tique, la décli­nai­son » opé­ra­tion­nelle » de ces mis­sions et objec­tifs » stra­té­giques » gagne­ra gran­de­ment en effi­ca­ci­té si elle est basée sur une connais­sance préa­lable des popu­la­tions, de leurs attentes et de leurs besoins. Il ne s’a­git pas de conso­li­der des appré­cia­tions ou res­sen­tis per­son­nels, notam­ment des acteurs du ter­rain, mais bien de mettre en place une démarche pro­ces­sée, rigou­reuse et sys­té­ma­tique d’a­na­lyse des attentes et des besoins des populations.

Pour reprendre l’a­na­lo­gie avec l’en­tre­prise évo­quée au début de cet article, il s’a­git d’a­dop­ter une logique mar­ke­ting basée sur des dis­po­si­tifs d’é­tude (quan­ti­ta­tifs-qua­li­ta­tifs) conti­nus. Dans cet esprit, il est inté­res­sant de consta­ter dans cer­taines admi­nis­tra­tions l’u­ti­li­sa­tion du terme » client « , naguère ban­ni, pour mieux carac­té­ri­ser la rela­tion à déve­lop­per entre l’ad­mi­nis­tra­tion et l’administré.

Cette connais­sance acquise per­met de mener trois types d’analyses.

  • Seg­men­ter les popu­la­tions : à l’in­té­rieur d’une même pro­blé­ma­tique géné­rale (se faire soi­gner, trou­ver un emploi, rendre la jus­tice…), on va trou­ver des situa­tions dif­fé­rentes qui devront ame­ner des réponses dis­tinctes (exemple : pour l’ac­cès aux soins, les besoins ne sont pas les mêmes pour une femme enceinte, un ado­les­cent, une per­sonne atteinte d’une mala­die grave…).
  • Déve­lop­per des offres de ser­vices adap­tées aux dif­fé­rents seg­ments : la connais­sance dif­fé­ren­ciée des attentes per­met de construire des offres de ser­vices com­plètes et trans­ver­sales, défi­nies non plus en fonc­tion d’une pres­ta­tion que l’ad­mi­nis­tra­tion four­nit mais en fonc­tion d’une attente d’un seg­ment de popu­la­tion sur une pro­blé­ma­tique donnée.
  • Mesu­rer de manière objec­tive la per­for­mance atteinte au regard d’ob­jec­tifs fixés sur cha­cune des com­po­santes de cette offre de ser­vices pour chaque seg­ment de popu­la­tions. L’en­jeu est encore une fois, au-delà du débat poli­tique et de la notion de ser­vice public qui relève d’une autre sphère, de déter­mi­ner com­ment il est pos­sible de mettre en regard la per­for­mance ren­due avec les attentes des populations.

Actionner les leviers du changement

La mise en place de cette » logique mar­ke­ting » demande d’ac­tion­ner un ensemble de leviers du chan­ge­ment en gérant conjoin­te­ment deux échelles de temps : une approche à long terme pour abou­tir aux réformes struc­tu­relles et une approche à court ou moyen terme pour don­ner une visi­bi­li­té à ces chan­tiers à long terme. Plu­sieurs axes de réflexion peuvent être envi­sa­gés pour struc­tu­rer cette approche.

  • Créer des struc­tures ayant des domaines de com­pé­tence trans­verses sur des seg­ments de » publics » : l’or­ga­ni­sa­tion de l’ad­mi­nis­tra­tion est très ver­ti­ca­li­sée. Les struc­tures trans­ver­sales actuelles (inter­mi­nis­té­riel, obser­va­toires…) intro­duisent un pre­mier niveau de trans­ver­sa­li­té, mais qui reste cen­tré sur une pro­blé­ma­tique par­ti­cu­lière. À quelque niveau que ce soit dans la fonc­tion publique, il n’existe pas actuel­le­ment de struc­ture ou d’or­ga­nisme dis­po­sant d’une vision conso­li­dée de l’en­semble des besoins ou des attentes par typo­lo­gie de populations.
  • Gérer la qua­li­té du ser­vice ren­du comme un pro­gramme glo­bal : de nom­breux chan­tiers de réforme vont déjà dans le sens d’une amé­lio­ra­tion du ser­vice ren­du : e‑administration, centres de contacts inter­mi­nis­té­riels, plates-formes de ser­vice… Il s’a­git d’un vaste pro­gramme qui doit être géré en tant que tel avec une ges­tion de por­te­feuille et des cohé­rences et des prio­ri­tés entre projets.
  • Mobi­li­ser les moyens adé­quats pour réus­sir le chan­ge­ment cultu­rel : la conduite du chan­ge­ment est pro­ba­ble­ment la condi­tion la plus cru­ciale pour réus­sir la réforme. C’est un chan­tier à part entière, et pro­ba­ble­ment un des plus impor­tants, pour lequel doivent être alloués des moyens pro­por­tion­nels à l’am­pleur des évo­lu­tions à venir en termes de fonc­tion­ne­ment, de mana­ge­ment, de culture…
  • Pri­vi­lé­gier une mise en œuvre par étapes, en iden­ti­fiant les domaines sur les­quels il est pos­sible d’af­fi­cher des résul­tats rapides avec une valeur ajou­tée per­çue forte et immé­diate : » Rome ne s’est pas construite en un jour « . Le suc­cès d’une telle démarche dépend étroi­te­ment de sa capa­ci­té à pro­duire des résul­tats tout au long de sa mise en œuvre, même si ces résul­tats sont par­tiels au regard de l’ob­jec­tif final.
  • Consi­dé­rer que le sys­tème d’in­for­ma­tion peut être un accé­lé­ra­teur impor­tant de la dif­fu­sion d’une culture client : la consti­tu­tion de bases de don­nées et d’ap­pli­ca­tifs inté­grés per­met sou­vent de maté­ria­li­ser en interne une vision client et d’ac­cé­lé­rer la refonte des pro­ces­sus et des orga­ni­sa­tions autour de cette vision intégrée.

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