Du « réfec » au Magnan

Dossier : TraditionsMagazine N°Du "réfec" au Magnan
Par Serge DELWASSE (X86)
Par Julien RICAUD (05)

Le magnan est l’un des termes de l’argot de l’X les plus uni­ver­sel­le­ment uti­li­sés au sein de la communauté.

Logo du magnan (argot de l'école polytechnique)Que ce soit sur le plâ­tâl – le magnan s’appelle offi­ciel­le­ment Magnan depuis une quin­zaine d’années – ou par­mi les anciens qui orga­nisent plu­sieurs dizaines d’années après la sor­tie de l’École, des magnans de pro­mo. Les auteurs pro­posent ici une pro­me­nade gas­tro­no­mique à tra­vers la Troi­sième Répu­blique, pré­texte à une étude éty­mo­lo­gique nou­velle et crédible.

Publié le 1er novembre 2013 sur Kablages avec de nom­breux commentaires

Le magnan est l’un des termes de l’argot de l’X les plus uni­ver­sel­le­ment uti­li­sés au sein de la communauté.

Que ce soit sur le plâ­tâl – le magnan s’appelle offi­ciel­le­ment Magnan depuis une quin­zaine d’années – ou par­mi les anciens qui orga­nisent plu­sieurs dizaines d’années après la sor­tie de l’École, des magnans de pro­mo. Les auteurs pro­posent ici une pro­me­nade gas­tro­no­mique à tra­vers la Troi­sième Répu­blique, pré­texte à une étude éty­mo­lo­gique nou­velle et crédible.

Une explication à dormir debout

Les cama­rades qui nous lisent – et d’autres – connaissent pour la plu­part cette éty­mo­lo­gie « scien­ti­fique » : le magnan s’appelle ain­si parce que c’est dans une magna­ne­rie qu’on élève les cocons. Cette expli­ca­tion tient aus­si peu la route qu’expliquer que l’X s’appelle l’X parce que les canons de l’artillerie sont croi­sés, ou que le tos est un tos parce qu’il est un « très obli­gé suc­ces­seur »1 ; et nous semble donc être de l’ingénierie inverse – aus­si appe­lée « post-ratio­na­li­sa­tion » – au même titre que les deux autres exemples.

Néan­moins, le but de ce billet étant de détailler les choses, nous allons nous effor­cer de jus­ti­fier cette véri­té assénée :

  • Ima­gi­ner des gamins de 18 ans, « élite » de la France, allant se com­pa­rer eux mêmes à des vers à soie ne nous paraît pas des plus natu­rels, même en connais­sant l’humour des dits jeunes.
  • Si le conscrit peut éven­tuel­le­ment pas­ser du sta­tut de ver de terre à celui de ver à soie, ce sont les anciens qui l’appellent ain­si. Or le conscrit, pour l’ans2, n’est pas un cocon. Le cocon, c’est le co-conscrit, c’est à dire le conscrit pour les… conscrits !
  • Enfin, la for­ma­tion des mots de l’argot X, tout au long du XIXe siècle, et, de manière plus géné­rale, jusqu’à la seconde guerre mon­diale, se fait par : 
    • uti­li­sa­tion d’un nom propre, et, en géné­ral, apo­cope (exemples : Ber­zé, Laïus)
    • l’utilisation du nom com­mun, et sup­pres­sion de la syl­labe ini­tiale (exemples : binet, bit)
    • la modi­fi­ca­tion du nom exis­tant (exemple : conscrit don­nant conscrard et conscouère)

Une étymologie crédible, mais… anachronique

Vous connais­sez pro­ba­ble­ment la seconde éty­mo­lo­gie habi­tuel­le­ment admise comme pos­sible. Le Magnan s’appelle magnan du nom de Lemei­gnan3, pré­po­sé aux vivres jusqu’en 1864. Nous vous prions d’abord de noter que, si cette expli­ca­tion était la bonne, en sui­vant les règles phi­lo­lo­giques habi­tuelles, il aurait dû s’appeler

Jusques à quand verrons-nous donc les tubercules printaniers joncher les rues de Paris depuis la Madeleine jusqu’à la cité Doré (en passant par la rue Mouffetard) et éviter dans leur parcours la Grande École ? En d’autres termes, monsieur Lemeignan, quand les frites feront-elles place aux pommes de terre sautées dans le beurre ?
  • Lemei, par apo­cope, ou éventuellement
  • Mei­gnan, par aphérèse

mais sûre­ment pas magnan.

Ce qui nous donne la pre­mière rai­son de reje­ter cette explication.

Mais cette éty­mo­lo­gie se heurte à un autre écueil, et de taille : l’analyse de la cor­res­pon­dance de Poin­ca­ré (voir PoinK, GénéK) montre que le magnan s’appelait réfec (apo­cope de réfec­toire) en 1874. De même, la cita­tion de Levy et Pinet dans leur Argot de l’X est un topo5 d’un X1861 qui inter­pelle le pré­po­sé aux vivres par la for­mule « mon­sieur Lemei­gnan » (i.e. par son nom) et non par “ magnan ” , ce qui laisse éga­le­ment dou­ter quant à l’utilisation de l’argot magnan à cette époque.

Il devient, dans ces condi­tions, dif­fi­cile d’imaginer qu’on a don­né au Magnan, après 1875, le nom d’un membre du per­son­nel par­ti plus de 10 ans plus tôt. C’est un peu comme si les jeunes pro­mos déci­daient aujourd’hui d’appeler les mou­flons cha­vas (du Géné­ral Cha­va­nat, DG de l’Ecole de 84 à 86, qui les a intro­duits sur le plâtâl).

Que s’est-il pas­sé ? Lorsqu’ils sont à la boîte Car­va, Pinet et Levy connaissent Lemei­gnan et le réfec. Lorsque Pinet revient à l’École comme biblio­thé­caire en 1900, il découvre l’argot magnan. Se sou­ve­nant de Lemei­gnan, il brode…

Et si tout simplement ?

Il coche toutes les bonnes cases

  • Fer­nand Magnan, X1876.Il s’appelle Magnan.
  • Il est pas­sé après 1875.
  • D’autres mots d’argot, même s’ils n’ont pas eu une vie aus­si glo­rieuse que magnan, sont issus de nom d’élèves (gigon6, les­cure7, bic­quel­ley8, guy­ton9, …).

Qui était Fer­nand Magnan ?

Nous savons peu de choses de lui : sa fiche matri­cule, comme toutes les fiches matri­cule, est assez laconique :

  • Eugène MAGNAN (promo 1876) à chevalMagnan, Eugène Fer­nand (X 1876 ; 1856–1926)
  • Etat civil : Naiss. : 1856 le 05 05 : La Rochelle(Charente-Inférieure) ; mort en 1926
  • PERE : Phi­lippe Octave – lib.PROF : Sous-ins­pec­teur d’enregistrement et des domaines
  • MERE : Cham­pion-Labre­ton­nière, Mar­gue­rite Isabelle –
  • Adresse : La Rochelle (Cha­rente-Infé­rieure)
  • Desc. phys. : Che­veux bruns – Front décou­vert – Nez long – Yeux bleus – Bouche moyenne – Men­ton rond ‑Visage ovale – Taille 165 –
  • Sco­la­ri­té :EXAMEN:Paris-CLASST:263-PASSAGE:265e en 1877 sur 267 élèves ‑SORT:249e en 1878 sur 258 élèves CORPS : A.- 144e en 1878- sur 153 élèves.
  • Rens. situa. : Lt-Col. A. –
  • Reli­gion : catholique

Quelques recherches sur inter­net nous apprennent qu’il a épou­sé une fille d’académicien, qu’un de leurs enfants est décé­dé de la scar­la­tine, et qu’il a fini lieu­te­nant-colo­nel. Une enquête plus pous­sée auprès de ses des­cen­dants semble mon­trer qu’il a quit­té l’armée après l’affaire des fiches et qu’il était assez proche de Fer­di­nand Foch (X1871)10 . Et sur­tout, il paraît qu’il avait la répu­ta­tion d’aimer… la bonne chère. La « cave » – en réa­li­té une can­tine – qui l’accompagnait pen­dant la Grande Guerre était, dit-on, répu­tée11.

Fiche d'étatcivil d'Eugène Magnan (promotion 1876)

Mais nous ne sommes pas au bout de notre émer­veille­ment. À la ques­tion qui est sur toutes les lèvres :

Magnan était-il mis­saire ?

Nous répon­dons : Magnan était missaire

L’illustration ci-contre12 tirée du pro­gramme du Point Gam­ma 1877, cari­ca­ture Fer­nand Magnan (c’est celui tout à droite, son nom est écrit des­sous). C’est que, très pro­ba­ble­ment, il orga­ni­sait la fête. Et nous savons que, jusqu’en 1968, le Point Gam­ma était majo­ri­tai­re­ment orga­ni­sé par les mis­saires. Enfin, ses clas­se­ments de pas­sage et de sor­tie cor­res­pondent à des clas­se­ments que l’on ren­contre cou­ram­ment dans la Khômiss…

Et si tout sim­ple­ment Magnan était pitaine… magnan13 ? Le mis­saire Magnan nour­ris­sant ses cocons, ils ont pris l’habitude de se nour­rir au magnan et non plus au réfec. C’est à la fois pro­bable et cohérent.

Affiche point Gamma 1877

Avons nous un autre candidat ?

Outre Pierre (X1794), il n’y a rien avant Paul (X1922), qui arrive bien trop tard. Fer­nand est donc le seul can­di­dat. Plu­sieurs autres cama­rades ont eu le pri­vi­lège de man­ger « à domi­cile » pen­dant 2 ans. Il s’agit d’un X58, un X68, un X8114 et le regret­té Bru­no (X86). Un X2011 est même actuel­le­ment à l’École. Cer­tains trichent, et s’appellent MagnanT (X1876, X1934, X1959).

Est-ce la fin de la gloire de Lemeignan ?

Nous ne pou­vons évi­dem­ment pas exclure que le suc­cès de l’argot magnan soit dû au sou­ve­nir de Lemei­gnen, en par­ti­cu­lier auprès de l’Adminis15, dont une par­tie (les basoffs16, les pro­fes­seurs) ont pu l’avoir connu 10 ans plus tôt. C’est peut-être eux qui, oubliant Fer­nand Magnan, ont trans­mis son sou­ve­nir aux pro­mos suivantes…

Nous sou­hai­tons main­te­nant « ouvrir » ce papier – comme le dit le maître Yoda, il faut tou­jours ouvrir, dans la conclu­sion, sur une pro­blé­ma­tique plus large : Magnan était mis­saire. Magnan était lié avec Foch. Foch n’était pas de sa pro­mo. Pour­quoi alors étaient-ils amis ?

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1. Tos : conscrit (depuis 1991). Vient de bleu bite, puis bitos et enfin tos
2. Ancien
3. Pinet-Levy, p.189–190
4. http://www.lajauneetlarouge.com/article/pointk-genek
5. Voir image.
6. Sup­plé­ment, d’après Gigon (X1854)
7. Lapin cau­sé par une soi­rée arro­sée (moderne)
8. Sau­cisse maigre et élan­cée, d’après Bic­quel­ley (X1823)
9. Sau­cisse petite et grasse, d’après Guy­ton (X1823)
10. Source : entre­tien effec­tué par les auteurs
11. Idem
12. Col­lec­tion Ecole Poly­tech­nique (Palai­seau). Les auteurs en pro­fitent pour remer­cier Oli­vier Azzola
13. Le pitaine magnan est le mis­saire res­pon­sable d’améliorer l’ordinaire de la Khô­miss. À ce titre, il a la (mau­vaise) répu­ta­tion de bien connaître la cave du Général
14. Ces cama­rades étant vivants, nous pré­fé­rons ne pas les citer nom­mé­ment. Ils sont tou­te­fois dans la Bible.
15. De nos jours, la strass
16. Sous-officiers

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