D’une guerre à l’autre

Dossier : Libres ProposMagazine N°541 Janvier 1999Par : Général VALENTIN (32)

Cet article n’a pas pour objet de relan­cer le débat sur les ori­gines de la guerre 14–18. C’est aux spé­cia­listes de pour­suivre leur œuvre. Mais, sur le plan mili­taire, on vou­drait mon­trer com­ment, de concep­tions dyna­miques de la stra­té­gie, on en est arri­vé à un affron­te­ment des plus meur­triers et presque tou­jours sans suc­cès décisif.

Mathurin Méheut, Guetteur dans l’entonnoir, 1915.
Mathu­rin Méheut, Guet­teur dans l’entonnoir, 1915. © ADAGP, PARIS 1999

En 1914, la France eut la chance d’a­voir un com­man­dant en chef d’une enver­gure excep­tion­nelle. Contrai­re­ment à cer­tains racon­tars, Joffre n’a pas été sur­pris. En 1913, comme on lui deman­dait si la guerre qui ris­quait d’é­cla­ter serait longue, il répon­dit : « Je livre­rai la bataille des fron­tières ; si je la gagne, j’i­rai au Rhin et la résis­tance natio­nale alle­mande sera longue ; si je la perds, je me replie en direc­tion du Mor­van ; la résis­tance fran­çaise com­men­ce­ra et sera longue. »

La bataille de la Marne, dans ce repli, fut l’oc­ca­sion que sai­sit Joffre, offerte par le trou qui s’ou­vrait dans le dis­po­si­tif adverse. Un capi­taine de l’é­tat-major à la réunion habi­tuelle atti­ra l’at­ten­tion de Joffre sur ce qui se des­si­nait. Le Géné­ral déci­da la fameuse volte-face qui éba­hit les Alle­mands et les ren­dit admi­ra­tifs de sol­dats capables de cette prouesse. Mais la course à la mer eut fata­le­ment une fin, tant du fait de la géo­gra­phie qu’en rai­son de l’é­pui­se­ment des combattants.

Alors com­men­ça une période, sombre dans l’his­toire mili­taire. La « ruse de la dex­té­ri­té », clefs de la stra­té­gie d’a­près le maré­chal de Saxe, n’a­vait plus de place. Pour­quoi cet enli­se­ment ? Sim­ple­ment, parce que deux adver­saires se fai­saient face, doués de la même déter­mi­na­tion, du même cou­rage, pos­sé­dant des armes, sur cer­tains points inégales, mais dans l’en­semble de valeur com­pa­rable, et dont les prin­cipes stra­té­giques étaient à peu près les mêmes. Les deux boxeurs aux prises met­taient le même achar­ne­ment à don­ner des coups et une même endu­rance à les encaisser.

Fin 1916, l’im­pa­tience des hommes poli­tiques, les que­relles des géné­raux atti­sées par ceux-ci et l’at­tente du public condui­sirent au « limo­geage » de Joffre. Cette erreur coû­ta cher : l’of­fen­sive mal pré­pa­rée du « Che­min des Dames » jeta le trouble dans l’es­prit des com­bat­tants et sema le doute ou l’in­di­gna­tion dans la nation. La bataille de Ver­dun avait en 1916 mon­tré la per­sé­vé­rance de nos « poi­lus ». Leur chef, Pétain, fan­tas­sin très conscient des souf­frances de ses hommes et expert en son arme, avait eu sa part, essen­tielle, dans ce suc­cès. Mais Joffre éga­le­ment, car c’é­tait lui qui avait fait oppo­si­tion à un repli de l’autre côté de la Meuse qui eût pu être néfaste.

Pétain, métho­dique, reprit l’Ar­mée en mains et impo­sa que toute offen­sive fût pré­pa­rée de façon méti­cu­leuse et en met­tant en œuvre tous les appuis de feux.

En 1918, les der­nières offen­sives alle­mandes firent gran­dir l’in­quié­tude des Fran­çais et des Anglais. Mais Foch, vrai stra­tège, confiant dans l’aide, qui se maté­ria­li­sait, de nos amis amé­ri­cains, ne cédait pas au pes­si­misme. Il fal­lait un chef aux armées alliées. Les Bri­tan­niques en avaient conscience et esti­maient que seul Foch pour­rait s’im­po­ser. Cle­men­ceau, hési­tant, ne par­ta­geait pas les sen­ti­ments reli­gieux de Foch, mais admi­rait son caractère.

Mathurin Méheut, Poilus dans les abris, la partie de cartes, 1915.
Mathu­rin Méheut, Poi­lus dans les abris, la par­tie de cartes, 1915. © ADAGP, PARIS 1999

Une grave ques­tion se posa quant au choix de l’emplacement des réserves der­rière le front, dans la pré­pa­ra­tion à la riposte de l’of­fen­sive alle­mande. Pétain, peu enclin aux vues stra­té­giques, les vou­lait situées der­rière son armée, sans trop de sou­ci des Anglais. Foch tint bon et les dis­po­sa prin­ci­pa­le­ment à la char­nière, esti­mant que l’en­ne­mi cher­che­rait sur­tout à creu­ser une brèche entre les deux armées alliées. Cle­men­ceau se ran­gea à l’o­pi­nion qu’un coor­di­na­teur ne suf­fi­sait pas et qu’il fal­lait un chef. Foch fut dési­gné. Les faits lui don­nèrent rai­son : son hypo­thèse se révé­la juste.

Ain­si deux fois dans l’his­toire de cette guerre, la France avait eu l’homme de guerre qu’il fal­lait : Joffre en 14, Foch en 18.

De cette guerre, dont « l’art » avait ain­si dégé­né­ré, la Seconde Guerre mon­diale fut la suite et la conséquence.

M. Che­vè­ne­ment a dit un jour : c’est en 1925 que nous avons per­du la pre­mière par­tie (1939−1940) du conflit. Juge­ment très exact, sauf qu’il fau­drait mieux dire 1922. En effet cette année-là, un conseil supé­rieur de la guerre eut à exa­mi­ner le pro­jet de posi­tion for­ti­fiée pré­sen­té devant le ministre Magi­not, Pétain appuyait Buat, chef d’é­tat-major, qui sou­te­nait le plan. Foch, approu­vé par Joffre, fit des réserves, disant que le risque exis­tait que l’Ar­mée fran­çaise devint ain­si inapte à toute manœuvre. Mais fina­le­ment Magi­not se ran­gea à l’a­vis de Pétain et de Buat. Dès lors, bien que ce fût Estienne qui était l’in­ven­teur des chars et le pro­ta­go­niste de l’a­via­tion d’ap­pui, nous allions à contre-cou­rant. Man­gin avait pré­vu au début des années 20 cette guerre des chars comme Ful­ler chez les Anglais. De Gaulle en fut chez nous le brillant théo­ri­cien dans les années qui sui­virent. Il ne fut pas plus enten­du que ses prédécesseurs.

Chez les Alle­mands, le meilleur stra­tège de leur armée, le futur maré­chal von Man­stein, mit en appli­ca­tion des concep­tions fon­dées sur la vitesse et la puis­sance de l’arme blin­dée, et nous vîmes en 1940 le résultat.

Certes les géné­raux comme les éco­no­mistes ou les poli­ti­ciens com­mettent des erreurs, ni plus ni moins que les autres hommes ; mais les leurs se paient par le sang des com­bat­tants et non par de l’argent.

Chez les Anglais et les Amé­ri­cains, la bataille de Cas­si­no fut un exemple d’une obs­ti­na­tion, dénon­cée par l’his­to­rien anglais Ellis dans son livre Cas­si­no amère vic­toire. Si Clark et Alexan­der ne s’é­taient fina­le­ment ral­liés au plan de Juin, aban­don­nant leur stra­té­gie fron­tale, qui sait com­bien de temps encore eût duré cette lutte en mai 1944.

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