Dynamique de suspensions bactériennes de l’aérotaxie à la formation de clusters
La présente thèse étudie le déplacement de certaines bactéries pour rechercher l’oxygène dont elles ont besoin pour vivre : c’est ce qu’on appelle l’aérotaxie. L’étude tente de vérifier s’il est possible diriger les bactéries vers un endroit précis grâce à un gradient d’oxygène et s’il est possible d’utiliser cette nage pour « transporter » des charges utiles. Cette thèse laisse entrevoir des applications inédites tant dans l’agriculture, où le téléguidage d’azote réduirait le recours aux engrais, qu’en médecine où on pourrait imaginer la délivrance de médicaments dans le corps humain au plus près du besoin.
Les micro-organismes sont présents partout sur Terre. Que ce soit dans les océans, dans le sol, dans l’air ou même à l’intérieur des animaux et des êtres humains, les bactéries sont là, invisibles de par leur taille microscopique. À l’intérieur du corps humain, il y a même plus de micro-organismes que de cellules humaines [1]. Qualifiés péjorativement de microbes en raison de leur facette pathogène, la plupart ont en réalité d’énormes effets bénéfiques sur leur environnement. Les bactéries par exemple, qui constituent une part très importante des micro-organismes, sont essentielles dans le cycle du carbone ou pour la fixation de l’azote de l’atmosphère par les plantes.
Les bactéries dans la nature
Malgré leur taille microscopique, les bactéries sont responsables de très nombreux phénomènes visibles à l’œil nu. On pense bien évidemment aux bactéries pathogènes qui infectent les êtres humains, les animaux ou les plantes et déclenchent des maladies. Mais on peut également citer les bactéries du sol de la famille des Rhizobia formant des nodules millimétriques en symbiose avec certaines plantes [2, 4] (cf. figure 1, gauche) ou les cyanobactéries remontant à la surface des lacs pour former des efflorescences pouvant s’étaler sur plusieurs dizaines de kilomètres [5, 6] (cf. figure 1, droite). Ces événements physiques constituent des manifestations macroscopiques de la vie bactérienne microscopique.
Une physique très riche
Ainsi, cette vie microscopique possède de nombreuses faces qui ne se limitent pas aux caractéristiques biologiques. La physique de ces micro-organismes est notamment extrêmement riche et mieux la comprendre permet de mieux appréhender le vivant. En collaboration étroite avec les biologistes, les physiciens et entre autres les mécaniciens des fluides se sont attelés à la tâche complexe de tenter de comprendre et de modéliser ces organismes vivants. Aidés par les avancées technologiques en microscopie et plus récemment en microfluidique, d’importants progrès ont été faits ces dernières années dans la compréhension de la nage des bactéries. Le présent travail de thèse s’inscrit dans la lignée de ces recherches et apporte quelques réponses, ainsi que beaucoup de nouvelles questions à ce domaine passionnant.
Des bactéries bénéfiques
Les bactéries sont des micro-organismes unicellulaires, mesurant typiquement entre 1 et 5 µm de long. En fonction de l’espèce bactérienne considérée et des conditions de culture de celle-ci, leur taille et leur forme peuvent énormément varier. Ma thèse a spécifiquement porté sur deux bactéries du sol, Burkholderia contaminans et Sinorhizobium meliloti, aux caractéristiques proches de la bactérie modèle Escherichia coli : elles sont en forme de bâtonnet de 2–3 microns de long, de diamètre légèrement inférieur à 1 µm. Elles possèdent également plusieurs flagelles, filaments hélicoïdaux répartis autour de leur corps leur permettant de se déplacer (cf. figure 2, gauche). Mais pourquoi étudier des bactéries du sol en particulier ? Ces bactéries du sol ont des rôles particulièrement importants dans la nature. Par exemple, S. meliloti entre en symbiose avec certaines racines de plante pour former des nodules (cf. figure 1, gauche). Cette interaction symbiotique est essentielle puisqu’en échange de nutriments, fournis par la plante, les bactéries permettent à celle-ci de synthétiser l’azote présent dans l’atmosphère dont elle a besoin [2]. Un partenariat bénéfique pour tout le monde !
Des bactéries qui nagent
Grâce à leurs flagelles, les bactéries peuvent se mouvoir dans leur environnement, afin par exemple de trouver de la nourriture et de l’oxygène pour survivre. Ainsi, elles sont capables de nager, de ramper, de glisser ou d’avancer par saccades [7]. Dans toute la suite, nous allons exclusivement parler de leur nage. Physiquement, la nage bactérienne est un mouvement de marche aléatoire. Une bactérie E. coli par exemple nage typiquement pendant 1 seconde en ligne droite (que l’on appelle un run), puis change de direction en une fraction de seconde (un tumble), avant de repartir dans sa nouvelle direction pendant 1 seconde. Cette nage en run-and-tumble n’est pas universelle, il en existe d’autres types : run-reverse, run-reverse-flick ou encore run-desynchronize comme on peut le voir en figure 2 [8].
“Les bactéries sont capables de nager afin de trouver de la nourriture et de l’oxygène pour survivre.”
Une nage dirigée vers l’oxygène
Concernant la symbiose plantes-bactéries, la question qui se pose est la suivante : comment les bactéries arrivent-elles à trouver leur hôte symbiotique, malgré les obstacles naturels, parmi la multitude de plantes et d’organismes ? C’est à une véritable prouesse à laquelle nous assistons. La réponse se trouve dans les racines des plantes concernées par l’interaction symbiotique. Ces dernières sécrètent un composé chimique qui attire les bactéries S. meliloti, avec lesquelles elles entrent en symbiose, jusqu’à leurs racines. En effet, certaines bactéries sont capables de modifier leur comportement en fonction de leur environnement. Elles peuvent biaiser leur nage dans une direction lorsqu’elles « sentent » que cette direction leur est favorable, par exemple s’il y a plus de nourriture ou plus d’oxygène. En environnement homogène, leur nage en marche aléatoire ne les amène finalement nulle part. En environnement inhomogène, en présence d’un gradient d’oxygène par exemple, les bactéries peuvent modifier leur temps de run : si elles vont en direction de la source d’oxygène, elles l’allongent et, si elles s’en éloignent, elles le réduisent. Statistiquement, les bactéries se rapprochent donc de la source d’oxygène, tout en continuant à scanner leur environnement pour le cas où une autre direction se révèlerait finalement plus favorable. Ce phénomène, appelé aérotaxie, est un cas particulier de chimiotaxie (modification de la nage à cause d’un composé chimique quelconque). Il existe également des phénomènes similaires pour la lumière (phototaxie [9]), la gravité, le champ magnétique, etc.
Le dispositif expérimental
Dans le cadre de ma thèse, j’ai conçu un dispositif expérimental permettant d’étudier l’aérotaxie des bactéries du sol S. meliloti et B. contaminans. En plus d’être intéressante par elle-même, étant donné que la concentration locale d’oxygène dans le sol varie énormément, l’étude de l’aérotaxie pourra nous servir de modèle pour comprendre le biais de nage des bactéries vers le composé chimique sécrété par les racines. Une suspension bactérienne, c’est-à-dire une solution contenant de nombreuses bactéries, est injectée dans un capillaire en verre fermé d’un côté par du PDMS (polydiméthylsiloxane) poreux à l’oxygène, et scellé de l’autre par de la vaseline imperméable à l’oxygène [cf. figure 3(a)]. Le verre étant également imperméable à l’oxygène, sa seule voie d’accès est à travers le PDMS. Une expérience typique se déroule de la manière suivante. Tout d’abord, les bactéries consomment l’oxygène initialement dissous dans la suspension, donc la concentration en oxygène décroît uniformément dans tout le capillaire. Cela induit un déséquilibre avec l’oxygène atmosphérique, ce qui déclenche la création d’un flux d’oxygène à travers le PDMS, de l’air ambiant jusqu’à la suspension bactérienne. Un gradient d’oxygène se forme alors le long du capillaire proche du PDMS [cf. figure 3(b)]. Étant attirées par l’oxygène, les bactéries modifient leur nage et migrent en direction de la source d’oxygène. En plaçant le capillaire sous un microscope, je pouvais visualiser et analyser la nage des bactéries en fonction du temps et de leur position dans la chambre [cf. figure 3(c, d, e)]. De plus, grâce à l’injection d’un colorant sensible à l’oxygène dans la suspension bactérienne, je pouvais également suivre l’évolution locale de la concentration en oxygène et la corréler aux variations de comportement des bactéries [10].
Perspectives pratiques
Ces expériences nous ont énormément appris sur la nage des bactéries dans un environnement aux concentrations fluctuantes en oxygène, fluctuations qui sont omniprésentes dans le sol où vivent les bactéries étudiées. Mieux comprendre leur comportement dans leur milieu naturel, notamment comment elles se dirigent vers leurs hôtes symbiotiques, les racines de certaines plantes, est essentiel. En effet, cette symbiose permet de naturellement stocker de l’azote dans le sol. Augmenter le stockage d’azote par cette méthode naturelle pourrait faire diminuer le besoin en engrais des cultures agricoles concernées.
Utiliser la nage des bactéries pour déplacer des charges utiles ?
Un autre point d’intérêt de l’étude de la nage bactérienne est son éventuelle utilisation pour déplacer des particules microscopiques. Quelques études très intéressantes ont déjà été faites en ce sens dans d’autres systèmes [11, 12, 13]. Puisque nous avons montré que nous pouvions diriger les bactéries vers un endroit précis grâce à un gradient d’oxygène, nous avons cherché à savoir s’il était possible de mettre à profit cette nage dirigée pour mouvoir des particules passives. La première question est de savoir quelle taille de particules les bactéries sont capables de déplacer lorsqu’elles nagent. Quelques expériences préliminaires ont permis de déterminer, de façon assez surprenante, que les bactéries pouvaient faire bouger des billes faisant jusqu’à 20 fois leur taille ! Pour étudier et caractériser l’influence des bactéries sur les billes, nous avons mis au point un dispositif très simple : une suspension bactérienne contenant des billes est injectée dans une chambre carrée de faible hauteur et poreuse à l’oxygène.
La formation de clusters
Ma première observation sur ce système était tout à fait improbable. En effet, en plus de faire bouger les billes, la présence de bactéries nageuses rapprochait les billes entre elles (cf. figure 4). Initialement, les billes étaient réparties uniformément sur la surface de la chambre. Après une ou plusieurs dizaines de minutes, en fonction de la taille des billes utilisées et de leur nombre, des agrégats (ou clusters) de billes devenaient progressivement visibles. Avec le temps, les billes continuaient à être déplacées par les bactéries et les clusters devenaient de plus en plus gros, jusqu’à devenir visibles à l’œil nu. Pour revenir à la motivation initiale, c’est-à-dire le déplacement dirigé des billes par les bactéries, les résultats ont été mitigés. Lorsque les bactéries étaient guidées par un gradient d’oxygène, cela avait bien un effet sur les billes, mais pas celui qui était espéré. Au lieu d’entraîner les billes avec elles, les bactéries repoussaient les billes en arrière de leur chemin. Arrivant alors à la fin de ma thèse, je n’ai malheureusement pas eu le temps de poursuivre cette piste plus loin. Il n’y a cependant aucun doute sur le fait que ce système est loin d’avoir livré tous ses secrets. On peut même imaginer que dans le futur certains médicaments puissent être transportés grâce à des bactéries et délivrés avec précision dans le corps humain pour combattre cancers et autres maladies. Mais ce n’est peut-être qu’un rêve…
Références
- [1] R. Sender, S. Fuchs and R. Milo, Revised estimates for the number of human and bacteria cells in the body, PLoS Biology, vol. 14, no 8, p. e1002533, 2016.
- [2] N. Busset, D. Gully, A. Teulet, J. Fardoux, A. Camuel, D. Cornu, D. Severac, E. Giraud and P. Mergaert, The type III effectome of the symbiotic bradyrhizobium vignae strain ors3257, Biomolecules, vol. 11, no 11, p. 1592, 2021.
- [3] J. Allen and R. Simmon, Toxic algae bloom in lake Erie. https://earthobservatory.nasa.gov/images/76127/toxic-algae-bloom-in-lake-erie. Accessed : 2023-01-05.
- [4] J.-B. Raina, V. Fernandez, B. Lambert, R. Stocker and J. R. Seymour, The role of microbial motility and chemotaxis in symbiosis, Nature Reviews Microbiology, vol. 17, no 5, p. 284–294, 2019.
- [5] H. W. Paerl and T. G. Otten, Harmful cyanobacterial blooms : causes, consequences, and controls, Microbial Ecology, vol. 65, no 4, p. 995‑1010, 2013.
- [6] J. Dervaux, A. Mejean and P. Brunet, Irreversible collective migration of cyanobacteria in eutrophic conditions, PloS One, vol. 10, no 3, p. e0120906, 2015.
- [7] D. B. Kearns, A field guide to bacterial swarming motility, Nature Reviews Microbiology, vol. 8, no 9, p. 634–644, 2010.
- [8] M. Grognot and K. M. Taute, More than propellers : how flagella shape bacterial motility behaviors, Current Opinion in Microbiology, vol. 61, p. 73–81, 2021.
- [9] A. Ramamonjy, J. Dervaux and P. Brunet, Nonlinear phototaxis and instabilities in suspensions of light-seeking algae, Physical Review Letters, 128(25), 258101, 2022.
- [10] J. Bouvard, C. Douarche, P. Mergaert, H. Auradou and F. Moisy, Direct measurement of the aerotactic response in a bacterial suspension, Physical Review E, vol. 106, no 3, p. 034404, 2022.
- [11] X.-L. Wu and A. Libchaber, Particle diffusion in a quasi-two-dimensional bacterial bath, Physical Review Letters, vol. 84, no 13, p. 3017, 2000.
- [12] A. Sokolov, M. M. Apodaca, B. A. Grzybowski and I. S. Aranson, Swimming bacteria power microscopic gears, Proceedings of the National Academy of Sciences, vol. 107, no 3, p. 969–974, 2010.
- [13] D. Kim, A. Liu, E. Diller and M. Sitti, Chemotactic steering of bacteria propelled microbeads, Biomedical Microdevices, vol. 14, no 6, p. 1009–1017, 2012.
- [14] J. Bouvard, F. Moisy and H. Auradou, Ostwald-like ripening in the two-dimensional clustering of passive particles induced by swimming bacteria, submitted.
Informations sur la thèse
La thèse « Dynamique de suspensions bactériennes, de l’aérotaxie à la formation de clusters » a été effectuée par Julien Bouvard (X13). Cette thèse en « Mécanique des fluides » a été soutenue le 1er avril 2022, dans les locaux du laboratoire FAST (Fluides, Automatique et Systèmes Thermiques) où elle a été faite, à l’université Paris-Saclay. Le jury était composé de :
- Jean-François Joanny, Professeur au Collège de France (Président) ;
- Axel Buguin, Professeur à l’Institut Curie (Rapporteur) ;
- Éric Clément, Professeur à Sorbonne Université (Rapporteur) ;
- Cécile Cottin-Bizonne, Directrice de recherche à l’université Lyon 1 (Examinatrice) ;
- Sergio Chibbaro, Professeur à l’université Paris-Saclay (Examinateur).
Cette thèse a été dirigée par Harold Auradou et Frédéric Moisy, respectivement Directeur de recherche et Professeur au FAST à l’université Paris-Saclay. Une étroite collaboration avec Peter Mergaert, microbiologiste Directeur de recherche à l’I2BC (Institut de Biologie Intégrative de la Cellule) à Paris-Saclay, a également été essentielle pour apprivoiser les bactéries.
Pour plus d’informations, le manuscrit de thèse est en accès libre au lien suivant : https://www.theses.fr/2022UPAST051.
Présentation du laboratoire d’accueil
La thèse s’est déroulée à l’université Paris-Saclay située au sud de Paris, dans le laboratoire FAST (Fluides, Automatique et Systèmes Thermiques). Ce dernier est une unité mixte de recherche du CNRS (UMR 7608) et de l’université Paris-Saclay.
La recherche au laboratoire FAST porte sur la mécanique des fluides en général, et plus spécifiquement sur l’hydrodynamique, avec une forte composante expérimentale. Les sujets étudiés vont de la formation de tsunamis par éboulement aux craquelures sur les peintures, de la tectonique des plaques à la nage de bactéries.
De plus amples informations sur le FAST, et notamment la recherche qui y est effectuée, sont disponibles sur le site internet http://www.fast.u‑psud.fr/.
Situation actuelle
À l’issue de sa thèse, Julien Bouvard a rejoint le Laboratoire d’Hydrodynamique de l’X (LadHyX) en tant que chercheur postdoctoral. Il travaille notamment sur l’érosion de réseaux complexes de micro-canaux aux côtés de Gabriel Amselem, Maître de conférences au LadHyX.