Éclectisme
En musique comme ailleurs, il y a ceux qui ont décidé, une fois pour toutes, de se focaliser sur un domaine, plus ou moins vaste : la musique baroque, les Romantiques, Wagner, ou bien l’orgue, l’opéra, ou encore les enregistrements de Jascha Heifetz ou de Charlie Parker. Dans le même esprit, les intégrales font recette en concert : tout Chopin (l’été dernier à La Roque‑d’Anthéron), toutes les sonates de Beethoven, etc. Ces choix respectables sont satisfaisants pour l’esprit : il est rassurant de se penser en spécialiste. L’éclectisme est plus facile en apparence, mais à l’opposé du dilettantisme, il exige une ouverture, une capacité d’adaptation qui sont la marque de l’honnête homme.
Le violon français
Les grands violonistes médiatisés d’aujourd’hui russes, américains, israéliens, japonais pourraient faire oublier d’autant plus facilement l’école française que celle-ci se distingue par sa mesure et sa discrétion. Trois enregistrements la remettent en lumière.
Tout d’abord, un DVD nous rappelle que Christian Ferras1 fut, après Thibaut et Francescatti, le paradigme du violoniste français : les Concertos de Sibelius et Stravinski révèlent un jeu subtil et raffiné, tout d’élégance et de clarté, et la Sonate de Franck avec Pierre Barbizet – film émouvant de l’inoubliable duo – n’aura jamais été jouée avec une telle symbiose. Sur le même DVD, le Concerto en ré majeur de Mozart par Zino Francescatti.
Ensuite, deux enregistrements de Gérard Poulet : les trois Sonates de Brahms, avec Itamar Golan2, et l’intégrale des Sonates et Partitas pour violon seul de Bach3. Divine surprise : le jeu de Gérard Poulet, qui faisait merveille dans Ravel, nous donne une version des Sonates de Brahms inattendue, intériorisée et lyrique, et, surprise encore plus grande, les Sonates et Partitas de Bach, éclatantes, n’ont d’équivalent que la version historique de Nathan Milstein : du très grand violon, du très grand Bach.
Quatuors et quintettes
Le Quatuor Alban Berg aura été le quatuor majeur de la fin du XXe siècle, et ses enregistrements des Quatuors de Mozart, dont les diverses versions ont été mentionnées dans ces colonnes, restent la référence absolue. Un coffret à prix réduit4 regroupe les Quatuors 14 à 23 (dont les six dédiés à Haydn) dans la version de 1986–1990, les Quintettes en ut majeur et sol mineur (avec Markus Wolf), ainsi que le Quatuor avec piano en mi bémol majeur et une réduction par Mozart du Concerto pour piano n° 12 en la majeur, avec Alfred Brendel (enregistrement public de 1999). Les deux quintettes, qui sont peut-être ce que Mozart a écrit de plus intime, vous feront verser des larmes de joie. Quant aux deux œuvres avec piano, l’association Brendel-les Alban Berg donne le résultat auquel on pouvait s’attendre : la perfection.
Autre enregistrement de référence : le Quatuor pour la fin du temps d’Olivier Messiaen (pour violon, clarinette, violoncelle et piano) enregistré sous le contrôle de Messiaen par le Quatuor Olivier Messiaen5. On sait que l’œuvre fut composée en captivité en 1943, et le choix des instruments fut fonction des musiciens camarades de stalag. C’est une œuvre religieuse et sereine, placée sous le signe de l’Apocalypse de saint Jean, et, pour nous, la plus profonde et la plus accessible de Messiaen, plus encore que la Turangalila-Symphonie.
Chant français : Berlioz, Fauré
Quatre musiciens français : Fauré et Berlioz, et deux chanteurs, Michel Piquemal et Françoise Pollet. Les mélodies de Fauré que chante Michel Piquemal6 comprennent les plus connues (les Berceaux, l’Horizon chimérique) et de moins chantées, comme Fleur jetée, Les roses d’Ispahan, sur des poèmes d’Albert Samain, Sully-Prudhomme, Catulle Mendès, Villiers de l’Isle-Adam, Verlaine…
Piquemal est un baryton à la voix chaude et expressive ; il fait merveille dans ces pièces exquises très fin de siècle qui ne sont rien moins que des œuvres de salon. De Berlioz, Françoise Pollet, soprano, chante les célèbres Nuits d’été et, moins connue, Herminie, accompagnée par l’Orchestre de Bretagne7. Herminie est une œuvre de jeunesse écrite pour le concours du Grand Prix de Rome, qui intéressera les inconditionnels de Berlioz. Les Nuits d’été sont ce que la musique française a produit de plus subtil, avec Chausson, Duparc et Ravel, en matière de mélodies avec accompagnement d’orchestre.
Volodos, Midori
Deux virtuoses, qui ont en commun leur capacité à jouer avec retenue et légèreté lorsque l’œuvre l’exige (voir les Sonates de Schubert par Volodos et de Poulenc par Midori citées naguère dans ces colonnes). Volodos vient d’enregistrer, avec le Philharmonique de Berlin dirigé par Seiji Ozawa, le Concerto n° 1 de Tchaïkovski, et joue sur le même disque des pièces pour piano de Rachmaninov8. Le concerto est flamboyant, comme il se doit ; les pièces de Rachmaninov aussi, avec, en outre, une clarté et une finesse de toucher auxquelles les interprètes habituels, préoccupés par la technique, ne nous ont pas habitués. En prime, un ébouriffant et subtil Concert Paraphrase de Volodos sur la Polka italienne de Rachmaninov, qui montre que, plus que tout autre, y compris Cziffra, Volodos apparaît comme la réincarnation de Liszt.
Midori joue le Concerto de Mendelssohn et le n° 1 – le plus connu – de Max Bruch, accompagnée elle aussi par le Philharmonique de Berlin dirigé par Mariss Jansons9. Le jeu de Midori se distingue par une élégance, une distance, un son aérien, qui tranchent agréablement avec les interprétations souvent insistantes auxquelles d’autres nous ont habitués. Et malgré cela, ou peut-être grâce à cela, vous serez profondément émus par l’adagio du Concerto de Max Bruch, comme vous l’êtes sans doute, si vous avez la chance de les connaître, par les BD subtiles et merveilleusement dessinées de Taniguchi.
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1. 1 DVD EMI 4904439.
2. 1 CD ARION ARN 68562.
3. 2 CD ARION ARN 268640.
4. 7 CD EMI 5 855812.
5. 1 CD ARION 63611.
6. 1 CD L’Empreinte Digitale ED 13187.
7. 1 CD ARION 68585.
8. 1 CD SONY SH 93067.
9. 1 CD SONY SK 87740.