L’École polytechnique entre histoire et modernité
La vie de l’École polytechnique a été de façon constante marquée par l’histoire de notre pays, une histoire à laquelle les polytechniciens ont puissamment contribué. À l’heure où la France fait face aux défis de la mondialisation, des bouleversements technologiques, du changement climatique et de la transition énergétique, l’École continue d’évoluer pour servir le pays.
C’est un épais pavé de plus de 450 pages. Il a été publié par les éditions Lavauzelle à l’occasion du bicentenaire de l’École et porte les signatures de Jean-Pierre Callot (31), Jacques Bouttes (52), Bernard Esambert (54) et Michel Camus (55). Son titre : Histoire et prospective de l’École polytechnique. Vingt-cinq ans plus tard, cet imposant recueil continue de nous éclairer non seulement sur le passé de cette institution mais aussi sur son destin, car notre école, tout en étant restée toujours fidèle au meilleur de ses traditions, a toujours embrassé résolument la modernité.
Une invention du comité de savants
Confrontée à d’innombrables difficultés, la Convention confie à un comité de savants le soin de porter des inventions qui élèvent les possibilités de la nation. Les hommes qui le composent sont éminentissimes : Monge, Lakanal, Berthollet, Chaptal… La jeunesse de France n’était plus instruite : il y avait urgence à créer des écoles pour leur enseigner les sciences et la pratique des arts. Une urgence telle que la loi portant création de l’École centrale des travaux publics est votée le 11 mars 1794 et que les cours commencent au palais Bourbon le 21 décembre de la même année.
Un an après son lancement, de nouvelles lois modifient son organisation : elle s’appelle l’École polytechnique, son rôle et ses débouchés sont élargis. La réussite va se révéler très vite éclatante, les premières promotions fournissant à la France une pléiade d’hommes remarquables. Le comité des savants avait vu juste et avait aidé la nation à développer les talents dont elle allait avoir besoin.
La poule aux œufs d’or menacée
C’est Napoléon qui donne en 1804 un statut militaire à l’École, avec le souci d’imposer une stricte discipline. Dix ans plus tard, alors que l’École proposait à l’Empereur que les élèves aillent défendre la capitale contre les troupes ennemies, Napoléon aurait dit : « Je ne veux pas tuer ma poule aux œufs d’or ». Mais il n’empêcha pas l’École de participer à la défense de Paris. Puis, lors des Cent-Jours, les élèves soutinrent l’Empereur : l’épisode faillit être fatal à l’École. Louis XVIII pouvait difficilement lui pardonner cette prise de position et le parti royaliste voyait d’un mauvais œil une institution née pendant la Révolution.
Finalement, en 1816, l’École est réorganisée – c’est la cinquième fois depuis sa création ! – et perd son statut militaire pour devenir ce qu’on appellera le « séminaire de la rue Descartes ». Elle ne retrouvera ce statut militaire qu’en 1831, au lendemain des Journées de juillet 1830, pendant lesquelles elle s’illustra brillamment en se rangeant aux côtés du peuple de Paris. La mort de Vaneau restera à jamais le symbole du comportement héroïque des élèves.
Intrication historique
Dès cette époque, l’histoire de l’École et celle du pays sont étroitement entremêlées. C’est particulièrement manifeste pendant les périodes de trouble, révolutions et changements de régime, pendant les guerres et leur préparation. Trois présidents de la République, de nombreux ministres, de grands chefs militaires – dont quatre maréchaux qui se sont illustrés pendant la Première Guerre mondiale – et une pléiade de hauts fonctionnaires sont sortis de la rue Descartes. La contribution de l’X ne se limite pas aux champs militaires, politiques ou administratifs, mais s’étend aussi aux sciences, aux arts et à l’économie : l’inventaire en prendrait des pages et des pages et il serait vain de vouloir le rendre exhaustif.
Cette intrication est étroitement liée à la genèse d’une institution créée pour donner à la nation des cadres de formation scientifique. S’il est donc naturel de voir des anciens élèves assumer des responsabilités dans la vie publique, il est tout aussi naturel de voir les politiques s’intéresser régulièrement au fonctionnement de l’École. Et à chaque fois que cela se produit, les mêmes questions se trouvent posées, qu’il s’agisse de recrutement, de sélection, de missions de l’École, de contenu des enseignements et de débouchés. En particulier, la question des corps n’a pas cessé de soulever des débats : à quels corps destine-t-on les X ? L’accès à ces corps est-il exclusivement réservé aux X ?
L’après 1968
Quels chapitres faudrait-il ajouter et quelles pages réécrire pour actualiser le livre du bicentenaire ? Une approche simple et instructive consiste à repartir des pages qui concernent l’après-mai 1968. Alors que les élèves étaient intervenus lors du complot du 18 fructidor et des révolutions de 1830 et 1848, ils se tinrent dans l’ensemble en retrait des événements de mai 1968, conscients du risque de récupération politique et conscients aussi que, pour les détracteurs de l’ordre bourgeois, l’X était une des premières institutions à abattre. Les événements eurent cependant pour mérite d’accélérer et amplifier un processus de réformes déjà engagé. Le groupe de travail présidé par Lhermitte rendit un rapport qui orienta la réforme de 1970, laquelle marquait quelques ruptures avec le passé, la plus symbolique d’entre elles étant l’admission d’élèves du sexe féminin. Mais ce n’était pas la seule.
La formation à l’X est considérée comme la première étape d’une filière de formation : les X sont donc appelés à recevoir une formation complémentaire et sont donc dispensés de la « pantoufle » s’ils suivent certaines écoles. Les élèves continuent à suivre les mêmes cours en première année puis font le choix d’options d’approfondissement en deuxième année. Les corps d’État sont appelés à se réformer. La composition et les missions du corps enseignant sont élargies. Et, chose importante, l’École gagne en autonomie en devenant un établissement public dirigé par un président, un conseil d’administration et un directeur général.
L’autre fait marquant de ces années 70 a été le transfert à Palaiseau en 1976, qui a incontestablement donné à l’X un nouveau visage en rendant possible de nombreuses mutations.
L’ouverture à l’Europe et au monde
Devenue établissement public, l’École a été présidée de 1971 à 1984 par deux anciens ministres, Pierre Guillaumat (28) et André Giraud (44), et un directeur délégué d’EDF, Alexis Déjou (39).
L’arrivée de Bernard Esambert à la présidence de l’X va ouvrir une nouvelle ère. Un banquier succède à de grands commis de l’État, acteurs éminents du programme nucléaire français, un banquier qui va beaucoup s’investir dans son nouveau rôle. Avant même sa prise de fonction à l’automne 1985, il va auditer de grands acteurs de la vie politique, économique, scientifique et administrative et surtout des enseignants, ce qui lui permet de proposer dès la fin de l’année un plan de réformes qui allait être rapidement mis en œuvre ou amorcées avec l’appui du général Paul Parraud (58) : modernisation de l’enseignement (majeures, mineures, biologie, venue de professeurs invités enseignant en anglais, trilinguisme des élèves avec anglais obligatoire…) ; meilleure intégration des laboratoires de recherche ; création d’un centre de transfert scientifique et technique (le CEST : on dirait aujourd’hui un incubateur de start-up) et d’une école doctorale (mastère, DEA, doctorat) dans les principales disciplines de l’École ; profonde sensibilisation des X à l’international par la venue à l’École de nombreux étrangers ; développement d’un collège de post-formation.
Le but de ces réformes : faire des polytechniciens les officiers de la « guerre économique ». Il a aussi créé la Fondation de l’École polytechnique et envisagé de porter à trois ans la durée des études à l’École. Sur ces bases Paul Parraud a largement entamé la rédaction d’un schéma directeur qui fut approuvé par le ministre de la Défense à la fin de 1993 et finalisé par Pierre Faurre (60). Deux siècles après sa création, l’École s’ouvrait à l’Europe et au monde.
Du bicentenaire au troisième millénaire
Pour comprendre les années les plus récentes de la vie de l’École, il faut abandonner la lecture du livre publié en 2019 et se pencher sur les rapports annuels du conseil d’administration de l’École, qui nous renseignent utilement. Les dernières années du XXe siècle vont être marquées par une série de changements qui s’inscrivent dans le droit fil du schéma directeur de 1993.
Ce schéma était porté par deux grandes orientations. La première était de consolider le cycle polytechnicien par une ouverture du modèle – principalement sur l’international –, par un effort sur la motivation des élèves et par la recherche d’une cohérence sur le cursus complet des X. La seconde visait à faire de l’institution un foyer de rayonnement scientifique et éducatif sur le plan mondial. Ce mouvement va se poursuivre et en 1998 Pierre Faurre propose au ministre un plan de réformes baptisé « Projet X 2000 », projet qui réaffirme les ambitions du schéma directeur de 1993.
“La promotion 2019 compte près de 140 élèves étrangers pour 400 français”
Une ère de transformations permanentes
Cette vague de réformes n’a cessé de se poursuivre et s’amplifier depuis le début du XXIe siècle, en réponse aux défis de notre époque. La croissance exponentielle des connaissances scientifiques et techniques oblige à adapter régulièrement le cursus polytechnicien et à élargir l’offre de formation. La complexité des problèmes à traiter implique de nouvelles approches pour tenir compte des multiples aspects et contraintes.
Le développement du rôle des entreprises, en particulier en matière de responsabilité sociale et environnementale, et l’évolution du rôle de l’État amènent à adapter le contenu des enseignements et à repenser les débouchés proposés aux élèves. La mondialisation change le référentiel dans lequel se projette l’avenir de l’École et de ses élèves. Le développement durable, la transition énergétique et le changement climatique orientent fortement le travail des laboratoires et le programme d’enseignement. Et la volonté de fortement accroître la diversité sociale conduit à repenser les modes de recrutement et à travailler en amont.
Ces défis, l’École les a relevés sous l’impulsion de ses présidents successifs – après Pierre Faurre, il y eut Yannick d’Escatha (66) de 2001 à 2008, Marion Guillou (73) de 2008 à 2013, Jacques Biot (71) de 2013 à 2018 et, depuis 2018, Éric Labaye (80) –, de ses directeurs généraux –Gabriel de Nomazy de 2000 à 2005, Xavier Michel (72) de 2005 à 2012, Yves Demay (77) de 2012 à 2017 et François Bouchet (86) depuis lors –, et de tout l’encadrement de l’École.
L’impulsion est aussi venue de l’extérieur. Il y a eu en 2003 la publication du classement de Shanghai qui a mis en effervescence tout le monde des universités et grandes écoles françaises. Si la méthode de classement choisie peut prêter à débat, force est de reconnaître que ce document a eu le mérite de soulever des questions et de provoquer des initiatives nombreuses.
Pour l’X, la question des coopérations permettant une meilleure visibilité internationale était posée de façon très aigüe, même si elles existaient déjà ou étaient envisagées dans le cadre de ParisTech et avec l’université de Paris-Saclay. Une autre question soulevée était celle de la gouvernance de l’École : comment l’adapter pour à la fois augmenter sa réactivité et projeter son évolution dans le temps long ? Ces débats ont impliqué non seulement l’École mais aussi la communauté polytechnicienne à travers l’AX et la FX. Et c’est ainsi qu’en 2013 les statuts de l’École ont été modifiés pour donner un rôle exécutif à son président.
Préoccupations gouvernementales
L’action gouvernementale a elle aussi eu des conséquences sur les changements qui ont affecté et affectent encore l’École. Il y a eu les initiatives d’excellence lancées en 2010 dans le cadre le cadre du plan « Investissements d’avenir », qui a amené l’École à présenter un dossier avec l’UPS. Et surtout, en 2014, François Cornut-Gentille présente un rapport parlementaire sur l’avenir de l’X ; le gouvernement réagit et confie à Bernard Attali une mission de réflexion sur la question : « Quelle École polytechnique voulons-nous dans dix ans ? » Ce dernier remet son rapport en juin 2015 et, dans la foulée, Jean-Yves Le Drian crée une task force pour élaborer un plan de transformation. L’AX et la FX seront associées à ce travail, ainsi que d’éminentes personnalités issues de la communauté polytechnicienne. Le plan de transformation est présenté par le ministre le 15 décembre 2015 et orientera les changements mis en œuvre et engagés depuis cette date. L’exigence politique s’est encore manifestée récemment, puisque le président Éric Labaye s’est vu confier, par la ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation et par la ministre des Armées, une mission visant à améliorer la diversité sociale dans les grandes écoles.
Une institution fidèle à ses valeurs
Dresser un panorama de toutes ces réformes et de tout ce qui se prépare serait à la fois fastidieux et vain, car un instantané ne peut pas donner une idée pertinente d’une institution en plein mouvement. Une visite du site de Palaiseau est plus impressionnante que tous les discours ou articles : c’est un chantier permanent où l’on vient d’inaugurer une nouvelle tranche du « Drahi – X‑Novation center », cet incubateur de start-up qui compte désormais 5 200 m2 de plancher, où s’achèvent les bâtiments dédiés aux élèves suivant le cycle des bachelors, où les espaces dédiés aux laboratoires sont sans cesse remodelés et étendus… Et en déambulant dans les couloirs, on ne peut que remarquer le caractère fortement international de l’établissement, ce que confirment les chiffres du recrutement de la promotion 2019, avec près de 140 élèves étrangers pour 400 français.
Le rythme des changements est devenu celui de notre monde moderne qui voit les certitudes d’hier devenir les doutes d’aujourd’hui. Mais ceux qui ont eu et qui ont en charge la destinée de l’X sont restés et restent fidèles à ses valeurs : l’excellence, le souci de la nation, l’envie d’un monde meilleur et le recours aux sciences pour servir ces causes.