Écouter, entendre
Un ami musicien nous disait il y a peu : « Arrête le disque, ou arrêtons de parler : quand j’entends de la musique, même à faible volume, elle s’impose à moi, je ne peux plus me concentrer sur autre chose que les notes, les harmonies, les timbres ; plus rien d’autre n’existe. »
La musique qui envahit les restaurants, sans parler des supermarchés et des ascenseurs, est une aberration ; mais il est vrai que la plupart de nos contemporains entendent sans écouter.
Et pourtant, quel bonheur intense de suivre, en focalisant son attention, la voix du violoncelle dans le Quatuor des dissonances, de vibrer à chaque inflexion d’Ella Fitzgerald dans I got a crush on you !
Une belle idée pour Schumann
Comparer des interprétations d’une même œuvre, plaisir de l’amateur hédoniste, suppose une écoute attentive. Mais il existe un plaisir plus raffiné encore, et aussi plus éclairant : écouter l’interprétation d’une œuvre donnée par le même interprète sur des instruments différents.
C’est l’idée de génie qu’a eue l’excellent pianiste Pierre Bouyer en enregistrant les Kreisleriana et la Phantasie opus 17, de Schumann, successivement sur trois pianos : un piano-forte Érard de 1837, contemporain de Schumann qui aimait cet instrument ; un piano-forte Streicher de 1856, sommet de la mécanique viennoise de l’époque, et le plus récent – et le plus sophistiqué – des pianos modernes, un Fazioli de 19951.
Les Kreisleriana (dédiés à Chopin) et la Phantasie (dédiée à Liszt) sont sans doute les deux chefs‑d’œuvre de la musique pour piano de Schumann ; ils mettent en jeu tout le clavier du piano, toutes les nuances du pianissimo au fortissimo, ils font appel à tous les touchers, de la percussion à la Bartok à l’effleurement presque suggéré. Et si vous écoutez vraiment, vous découvrez que les pianos-forte évolués recèlent dans le médium et les aigus des trésors d’harmoniques qu’occulte le piano moderne, qu’en vingt ans au XIXe siècle le piano-forte a fait des progrès déterminants, permettant plus de virtuosité et des touchers plus subtils, enfin que le piano moderne auquel nous sommes habitués constitue un compromis entre les exigences techniques des pianistes et le désir d’un son riche en harmoniques de l’auditeur éclairé.
Les trois disques sont présentés dans un coffret métallique et accompagnés d’une riche documentation sur les pianos et leur évolution, ainsi que, sur le site Internet diligencemusica. com, des propositions, pour les pianistes, de doigtés, de conseils et des notes d’écoute.
Écouter des voix
On n’a malheureusement pas la possibilité de comparer les voix des interprètes du XVIe siècle et celles des chanteurs d’aujourd’hui.
Mais il existe une œuvre unique qui fait appel aux ressources les plus subtiles de la voix humaine, une œuvre inclassable, indéfinissable, celle de Carlo Gesualdo (1560−1613) dont l’ensemble Concerto Soave vient d’enregistrer un recueil de motets et de madrigaux2.
L’extraordinaire originalité des polyphonies de Gesualdo réside dans les innovations raffinées et parfaitement décalées par rapport à leur époque : un chromatisme exacerbé face auquel celui du XIXe siècle finissant fait pâle figure, des enchaînements harmoniques inattendus, déstabilisants, une excitation qui se résout soudain en désespoir, avec des couleurs morbides et même vénéneuses.
Bien sûr, pour entendre la musique de Gesualdo, il faut renoncer à toute autre occupation, lecture, conversation et autres. Mais si vous ne connaissez pas l’œuvre de ce créateur hors du commun – qui fut aussi un personnage trouble et un meurtrier, semblable à plus d’un titre au Caravage – courez l’écouter et vous découvrirez une musique incroyablement complexe, tourmentée, qui fait de lui à plus d’un titre notre contemporain.
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1. 3 CD DILIGENCE.
2. 2 CD ZIG-ZAG.