Écritures, réécritures, lecture
Un musicien lit-il jamais exactement ce que l’auteur, le compositeur a écrit ? Entend-on une œuvre telle que l’interprète a voulu qu’on l’entende quand il la joue ? Et même l’auditeur d’un concert a‑t-il la même perception de l’œuvre qu’il est en train d’écouter que son voisin, si tant est que cette question ait un sens ?
Symphoniques
Tout grand chef se doit, tôt ou tard, d’enregistrer les Symphonies de Brahms. Nous avons cité dans ces colonnes, au fil du temps, mainte intégrale, la dernière par Simon Rattle avec la Philharmonie de Berlin. Celle, toute nouvelle, de Riccardo Chailly à la tête du Gewandhaus de Leipzig1 est exceptionnelle à plus d’un titre.
L’écriture orchestrale de Brahms compte peu d’indications d’interprétation, notamment métronomiques, laissant beaucoup de liberté au chef. Ainsi s’est instaurée au cours du XXe siècle la tradition de diriger Brahms comme Beethoven : grandeur, solennité, exagération.
Chailly, lui, s’est référé aux origines : les enregistrements de Felix Weingartner qui avait dirigé les symphonies devant Brahms en 1896 et avait obtenu son satisfecit. Le résultat est superbe : une lecture épurée, nouvelle, sans pathos.
Le troisième disque du coffret est consacré à d’autres pièces symphoniques, notamment Ouverture tragique, Variations sur un thème de Haydn, Ouverture pour une fête académique, trois Danses hongroises. Enfin, le livret est particulièrement riche en informations originales.
Liszt a, on le sait, transcrit les Symphonies de Beethoven pour le piano et s’en est expliqué dans un très beau texte (1865). Tout en étant rigoureusement fidèle à la partition d’orchestre, il s’agit d’une véritable réécriture, fondée à la fois sur l’esprit de Beethoven et sur les capacités exceptionnelles du pianiste Liszt.
Yury Martynov vient d’enregistrer les Symphonies 3 (« Héroïque ») et 8 sur un Blüthner de 18672. D’ordinaire réservé sur le principe même des transcriptions et aussi des pianos anciens, avouons être conquis par une écriture extraordinairement raffinée, par le timbre d’un piano… symphonique parfaitement en situation et par la lecture d’un interprète qui maîtrise cet instrument hors pair : écoutez la Marche funèbre de l’Héroïque et vous serez subjugué.
Fauré, Bach et autres
Le pianiste Éric Le Sage poursuit l’édition de la musique de chambre avec piano de Fauré : les deux Sonates avec Daishin Kashimoto au violon3. Ce sont-là les deux pièces les plus séduisantes à l’oreille que Fauré ait écrites : thèmes délicieux, infinie complexité harmonique avec d’incessantes modulations, c’est ce que l’on peut appeler une musique jouissive.
Parmi de nombreuses interprétations, celle-ci se distingue par une fusion parfaite des deux interprètes qui rappelle celle, légendaire, de Ferras et Barbizet, et par un jeu de piano rond, velouté, délectable, qui appellerait une écoute avec dégustation simultanée d’un pain d’épices tartiné d’un très bon foie gras avec un château-chalon.
Sur le même disque, quatre autres pièces dont la célèbre Berceuse et un délicieux Andante, presque inédit.
Le Quatuor Zehetmair, peu connu en France, vient de graver trois quatuors hors des sentiers battus4.
Le Quatuor de Bruckner, œuvre de jeunesse inédite jusque dans les années 1950 et très rarement jouée, est une découverte : petite merveille de thèmes et d’harmonies, qui s’apparente à ceux de Mendelssohn, d’une écriture classique qui ne cherche pas à innover, simplement à transcrire avec sincérité les sentiments tels qu’ils sont.
Le Quatuor n° 2 de Hartmann (1905−1963) formellement plus ambitieux, atonal, proche de Webern et de Krasa, demande plus d’efforts d’écoute mais il est rigoureux, concis, et finalement prenant et émouvant, une œuvre majeure du XXe siècle, à découvrir.
Le Quatuor op. 135 de Beethoven (Muss es sein ? Es muss sein !), un des plus beaux et des plus difficiles, est très bien joué.
Le Quatuor du contemporain Heinz Holliger est réservé aux initiés.
La cour du Roy
De François Ier jusqu’à Louis XVI, la musique a accompagné la vie quotidienne des souverains français et les grands événements de la cour.
Sous le titre Motets à la cour du Roy5, Les Chantres de Saint-Hilaire et l’ensemble Le Concert des Volutes ont enregistré des motets – pièces vocales et instrumentales destinées à agrémenter les offices de la cour – écrits de la fin du XVIe siècle au XVIIIe (Philidor) : Caurroy, Formé, Veillot, Gobert, chantres ou maîtres de chapelle, inconnus sauf des spécialistes, sont les auteurs de ces polyphonies subtiles que complète une jolie suite instrumentale.
Ce qui nous conduit à deux œuvres majeures du Grand Siècle : les Te Deum de Lully et Charpentier, que viennent d’enregistrer Le Poème harmonique et la Capella Cracoviensis dirigés par Vincent Dumestre6.
Composées à vingt-cinq ans de distance l’une et l’autre à la gloire de Louis XIV, il s’agit d’œuvres grandioses à l’architecture imposante – parfait pendant musical du château de Versailles – qui nous impressionnent plus qu’elles ne nous émeuvent, contrairement aux auditeurs du XVIIe siècle, d’après les historiens.
Différence de lecture…
____________________________________
1. 3 CD DECCA
2. 2 CD ZIG-ZAG TERRITOIRES
3. 1 CD ALPHA
4. 1 CD ECM
5. 1 CD TRITON
6. 1 CD ALPHA.