Éditorial
Il y a 10 000 ou 12 000 ans, toute l’humanité vivait de chasse, de pêche et de cueillette. Au cours des dix mille années suivantes, certaines régions du globe ont vu l’homme se sédentariser et, progressivement, domestiquer les animaux, sélectionner les plantes, utiliser les métaux, mettre en valeur les sources d’énergie variées.
Les biotechnologies naquirent lorsque ces hommes croisèrent leurs animaux pour améliorer les performances des troupeaux ou hybridèrent les plantes dans leurs champs. Les premières traces de l’utilisation de micro-organismes, évidemment inconnus à l’époque, pour transformer le sucre en alcool, l’alcool en vinaigre, datent de 6 000 à 10 000 ans avant Jésus-Christ. La bière a dû apparaître à l’âge néolithique, dès que les premiers hommes ont commencé à récolter les céréales et à les stocker. La cuisson et la fermentation dans l’eau produisaient une boisson à la fois nourrissante (riche en protéines et en glucides) et désaltérante, qui se conservait bien. Les Sumériens nous ont légué les premières traces écrites concernant la bière. Les premiers pains au levain datent de 3 000 à 5 000 ans avant Jésus-Christ.
Dans la définition la plus récente, les biotechnologies regroupent toutes les méthodes et techniques qui utilisent des éléments vivants (organismes, cellules, virus, bactéries, levures, etc., ou des fractions subcellulaires ou des macromolécules du vivant purifiées) pour rechercher, produire ou modifier des éléments ou organismes d’origine végétale ou animale (ou non).
Parfois, on regroupe, dans cette même catégorie d’activités, les technologies issues le plus souvent de la physique (par exemple de l’optique), ou de la chimie et qui servent directement le développement de ces biotechnologies (biophotonique par exemple).
Pourquoi, alors, parle-t-on autant, aujourd’hui, d’activités humaines aussi anciennes ? Parce que ces technologies se sont enrichies, au cours du dernier demi-siècle, d’outils très puissants, ouvrant de nouvelles voies de développement aux industriels : les cultures cellulaires, animales ou végétales, les outils du génie génétique, issus du vivant, et plus récemment encore les techniques de la biologie à grande échelle qui font appel aux sciences pour l’ingénieur et à l’informatique.
Les biotechnologies sont ainsi (re)devenues, en quelques années, d’un très grand intérêt industriel (et financier) pour de nombreuses activités humaines, aussi sensibles que la découverte et la fabrication de médicaments nouveaux, la production en quantité illimitée de biomolécules complexes de grand intérêt thérapeutique (comme l’insuline, les cytokines, l’interféron, les lipases, ou les enzymes d’une manière générale), le traitement de problèmes environnementaux (dépollution, remédiation, etc.), le développement d’une nouvelle catégorie de biomatériaux, plus respectueux de l’environnement, le remplacement ou l’amélioration de filières classiques en chimie industrielle lourde, dans l’industrie du cuir, dans celle du papier et, évidemment, en agriculture et en agrochimie.
La simple énumération de ces activités explique pourquoi de nombreux pays industrialisés (ou non) se sont lancés dans l’aventure, considérant que ce champ d’activités paraît d’un très grand intérêt stratégique. Si l’on ajoute à cela que ces technologies sont peu coûteuses et nécessitent une infrastructure, somme toute, légère, on peut mieux comprendre pourquoi tous ces pays se lancent dans l’aventure où ils estiment qu’il y a peu à perdre (investissements modestes au départ) et beaucoup à gagner et pas seulement dans l’aspect financier, loin s’en faut. De tels espoirs avaient déjà été caressés, au début du siècle, avec la maîtrise des fermentations, mais les industries pétrolières, beaucoup moins coûteuses, supplantèrent rapidement ces technologies, à l’époque, encore assez frustes.
Aujourd’hui, l’apparition d’outils nouveaux devenus très compétitifs, complétés par les technologies issues d’autres disciplines (robotique, automatique, micro et nanotechnologies, optique, etc.) qui donnent naissance, par exemple, aux puces à ADN, élargit encore le champ des applications possibles et accroît la puissance d’analyse de ces méthodes. On peut, d’ores et déjà, prédire des applications nombreuses en médecine humaine, des approches nouvelles des grandes pathologies de l’homme, mais aussi le développement de thérapeutiques, beaucoup plus spécifiques et moins toxiques basées, par exemple, sur les thérapies cellulaires et parfois géniques.
Près de 50 % des médicaments innovants sont, d’ores et déjà, issus de « jeunes » entreprises de biotechnologies. Les prédictions tendent à montrer que ce chiffre atteindra 80 % dans moins de dix ans.
Autre point important à souligner : cette nouvelle biologie et cette nouvelle médecine, largement illustrées dans ce numéro spécial, seront profondément interdisciplinaires, ou ne seront pas. Mathématiciens, physiciens, informaticiens, chimistes se mobilisent, déjà, autour de ces problèmes scientifiques, médicaux et industriels, car ils se situent à un niveau de complexité probablement assez proche de ce qu’est la réalité du vivant.
Par leur puissance (une racine de cheveu suffit pour identifier, sans risque de se tromper, l’individu propriétaire de ce cheveu), par leur capacité à pénétrer l’intimité de ce que nous sommes (la carte d’identité génétique des individus peut renseigner sur beaucoup de nos caractéristiques personnelles), par leur impact possible sur les écosystèmes planétaires, mais aussi par leurs richesses d’application médicales ou environnementales, ces développements sont vécus avec enthousiasme par certains, avec inquiétude et angoisse par d’autres, qui sont, pour l’instant, les plus nombreux. Ils imposent que le citoyen s’approprie les connaissances de base nécessaires à la compréhension de ces innovations, afin de participer aux débats de société qui ne manqueront pas de se développer sur ces questions.
Il serait, d’ailleurs, plus que souhaitable, que l’interdisciplinarité évoquée ci-dessus s’étende très vite aux sciences de l’homme et de la société et que de nouvelles recherches, allant de la philosophie à la sociologie, se développent sur les relations nouvelles qui devront s’établir entre science et société. Comme le souligne souvent Jean-Pierre Dupuy dans ses écrits et son enseignement à l’École polytechnique, nous aurons à faire face à de nouveaux défis lancés à notre entendement, à notre jugement, à notre culture et à notre démocratie. L’un de ces défis, pour la politique et la culture, sera de s’adapter à ces bouleversements, ce qui oblige à un effort sans précédent d’éducation et de (re) » mise en culture » de la science.