Editorial
De même que 2005 fut « l’année du Brésil en France », l’année prochaine sera « l’année de la France au Brésil ». Soit exactement deux siècles après que dom João VI, sous la pression des troupes de Napoléon qui venaient d’envahir le Portugal, décida de quitter Lisbonne, pour s’établir à Rio de Janeiro (1808), emmenant une Cour de 15 000 sujets. « Avec le francophile Antonio de Araujo réinstallé au pouvoir, le rôle culturel de la France fut activement encouragé par la Cour. On versa des pensions à la « Mission Artistique Française » (créée en 1816) – un groupe de peintres, sculpteurs et architectes sous la houlette de Joachim Lebreton, appelés à Rio pour y fonder une académie des beaux-arts. » (P. Wilcken, Imperio a deriva : a Corte portuguesa no Rio de Janeiro, 1808–1821, Rio, Objectiva, 2005). Le Néoclassicisme français devint le style officiel de l’Empire avec l’architecte Grandjean de Montigny, qui changea la face de la capitale et institua au Brésil l’enseignement de l’architecture.
Peintre français de la Mission, Jean-Baptiste Debret, disciple de David, immortalisa avec bonheur, précision et humour la société carioca et la vie quotidienne de cette époque. Aussi, les trois volumes de ses innombrables gravures et estampes (Voyage pittoresque et historique au Brésil, ou : séjour d’un artiste français au Brésil, depuis 1816 jusqu’en 1831, Paris, Firmin Didot Frères, 1834) ont-ils pris pour nous une valeur historique irremplaçable. Comment le São Paulo en 1827 a‑il pu devenir l’une des premières mégapoles du monde en 2007 ?
Rio de Janaeiro
Indifférents au traité de Tordesillas signé en 1494 entre le Portugal et l’Espagne pour se répartir les terres à découvrir de part et d’autre d’une ligne allant des îles du Cap Vert au pôle, les Français — encore eux — établissaient aux XVIe et XVIIe siècles deux colonies éphémères sur les côtes brésiliennes. D’abord, la « France antarctique » dans la baie de Guanabara en 1555 avec le vice-amiral de Bretagne Nicolas Durand de Villegagnon et ses huguenots, alliés aux indiens tupi-guaranis : la saga est relatée par Jean de Léry (Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, 1578) et par son ennemi juré André Thevet (Les singularités de la France antarctique, 1557), sans parler du Goncourt 2001 obtenu par J.-C. Ruffin pour Rouge Brésil. Puis, en 1612, la « France équinoxiale » au Maranhão et la fondation de la ville de São Luis (en l’honneur de Louis XIII, roi de France), avec Daniel la Touche de la Ravardière, « lieutenant général du Roy es Amériques » et cinq cents Français.
Mais, dépassant ces chassés-croisés historiques, la relation entre nos deux peuples va au fil des deux derniers siècles s’enraciner profondément dans une latinité, une culture et des valeurs partagées. À commencer par l’influence d’Auguste Comte et des « positivistes », dont le Brésil, renversant dom Pedro II (le fils de Pedro Ier qui l’avait rendu indépendant du Portugal en 1822), accrocha en même temps pour toujours la devise « Ordem e Progreso » au centre de son drapeau « auro e verde » (le vert symbolise les forêts, le jaune la richesse nationale) sur la sphère bleu du ciel, celui de la nuit de la proclamation de la République le 15 novembre 1889 (où chaque étoile représente l’un des 27 états de la Fédération).
« On pourrait comprendre le succès du positivisme chez nous » explique l’historien brésilien Sergio Buarque de Holanda (Racines du Brésil, Rio, 1933) « précisément par ce repos qu’offrent à l’esprit les définitions irrécusables et impératives du système d’Auguste Comte. Pour ses adeptes, la grandeur, l’importance de ce système tient très exactement dans sa capacité à résister à la fluidité et à la mobilité de la vie. La certitude où étaient ces hommes du triomphe final des nouvelles idées est vraiment très édifiante. […]
L’appareil scientifique et intellectuel que le Maître a légué à l’Humanité serait suffisant pour répondre dans tous les temps et dans tous les pays à de telles nécessités. Et notre histoire, notre tradition seraient recréées en accord avec ces principes inflexibles. » Sans surprise, la nouvelle Constitution de la République, promulguée en 1891, sera donc d’inspiration française. Et ses concepteurs, qui ont choisi « La Marseillaise » pour hymne, instaurent en 1892 le 14 juillet comme « fête nationale de l’émancipation des peuples ». Ce sont les mêmes républicains qui prévoient déjà la construction d’une future capitale au centre du pays, à laquelle l’architecte Oscar Niemeyer, élève du Français Le Corbusier, et l’urbaniste Lucio Costa donneront le jour soixante-dix années plus tard : Brasilia.
Avec le prolixe compositeur de samba-enredo Lamartine Babo et son Historia do Brasil (1934, ci-dessus), « la marchinha va loin dans la carnavalisation de l’Histoire du Brésil et de ses icones. […] La date qui fonde la nation, célébrée le 21 avril, date à laquelle la flotte commandée par l’amiral portugais Pedro Alvares Cabral découvrit le Brésil en 1500, est comiquement rabaissée au statut d’événement postérieur de deux mois à un autre événement, qui devient du même coup, premier et fondateur. Et qui n’est autre que le carnaval. » (Walnice Nogueira Galvão, Le carnaval de Rio, Paris, Chandeigne, 2000).
Dans ce pays jeune et métissé qui a – depuis la fin du XIXe siècle surtout (abolition de l’esclavage en 1888) – intégré des cultures et des groupes humains divers (+ 3.5 millions d’immigrés – surtout européens – de 1871 à 1920) pour créer une société contrastée et conviviale, une puissante culture populaire a germé dans les ports, toujours propices à la fertilisation de genres musicaux nouveaux.
Comme le jazz à Nouvelle-Orléans, le fado à Lisbonne, le tango à Montevideo et Buenos Aires, la samba vit le jour à Rio (A. Filho, cidade maravilhosa… berço do samba, 1935). De même, la MPB, la musica popular brasileira, est le fruit de l’acculturation de multiples contributions afro-européennes : son évolution permanente accompagne au plus près l’évolution culturelle du pays et son pouvoir d’intégration des éléments internationaux, jusqu’au « tropicalisme » déchaîné du ministre de la culture de Lula, Gilberto Gil, mettant le feu à notre place de la Bastille le 14 juillet 2005 avec des larmes de joie.
Et la France du début du XXIe siècle n’aurait-elle pas beaucoup à réapprendre de la fraîcheur et de l’énergie vitale de ce Brésil si spontané et si créateur ? Et pourquoi pas dans de nombreux domaines ? Puisse ce dossier spécial Brésil de La Jaune et la Rouge, fruit de la participation d’auteurs Français (dont une douzaine de l’Ecole) et Brésilien, réunis ici par une passion commune et un vécu personnel (voire une saudade) du Brésil, vous apporter ce que vous ne sauriez trouver ailleurs sur cette « grande démocratie métissée et médiatrice dont le monde du troisième millénaire a besoin. » (A. Rouquié, Le Brésil au XXIe siècle : naissance d’un nouveau grand, 2006).