Editorial
Quatre ans après le numéro de novembre 1997, le présent dossier fait le point de certains aspects de la politique militaire de notre pays en quatre chapitres.
Une réflexion sur les évolutions stratégiques est proposée par l’ingénieur général de l’armement P.-I. de Saint Germain (55), ancien directeur de la Fondation pour la Recherche Stratégique.
Les quatre articles suivants éclairent les facteurs les plus importants de l’avenir des armées : la profonde réorganisation des armées, qui a été décidée en 1996 et qui s’achève en 2002 (exemple rare de réorganisation réussie d’un service de l’État), a donné naissance en particulier à » la nouvelle armée de terre » décrite par le général H. Marescaux (63), major général de l’armée de terre ; la question des ressources financières fait l’objet de la prochaine loi de programmation que présente le général B. Bescond (71), de l’état-major des armées ; l’ingénieur général de l’armement J. Barre (74), directeur du programme Hélios à la DGA et directeur des programmes du CNES1, souligne l’importance sans cesse grandissante de l’espace dans la » guerre de l’information » ; et l’ingénieur en chef de l’armement M. Bouvet (78), du Service des programmes d’armement terrestre à la DGA, expose ses réflexions personnelles sur la prospective de défense, ses méthodes et ses moyens.
La construction européenne dans le domaine de la défense est devenue une dimension essentielle de notre politique : le vice-amiral d’escadre Mac-Grath, représentant militaire auprès du comité militaire de l’Union européenne, et L. Giovachini (80), directeur de la coopération et des affaires industrielles à la DGA, en montrent les conséquences, tant sur le plan de l’organisation des forces que dans le domaine des fabrications de matériels et des restructurations industrielles.
Le président de la République et le ministre de la Défense au Salon du Bourget. © DICOD
Enfin, les relations entre les armées et l’École elle-même se font maintenant sur des bases renouvelées : le général de Nomazy, directeur général de l’École, nous confie ses idées sur » la formation défense des élèves « , tandis que cinq camarades issus des promos 75 à 92 livrent en quelques lignes le cœur de leur expérience militaire au sein des armées, de la gendarmerie et de la DGA.
L’ensemble de ces contributions vise à apporter des informations fiables et synthétiques, non à provoquer le débat ni ouvrir des polémiques. Non que le débat ni même les polémiques soient à rejeter par principe, mais telle n’est pas la visée de ce numéro.
D’autre part, la place disponible ne permet pas de traiter exhaustivement le sujet, même limité à la politique militaire2. À juste titre, certains regretteront de ne rien lire sur le nucléaire (stratégie ou moyens), ni sur l’armée de l’air ou la marine, ni sur le point de vue de certains industriels, etc. La revue pourrait parfaitement y revenir dans les mois qui viennent.
Enfin, compte tenu des contraintes de la revue, tous ces articles ont été écrits avant le 11 septembre ; seul le premier a pu être rapidement revu par notre camarade P.-I. de Saint Germain.
Ceci me conduit à proposer quelques pistes de réflexion qui, sans être radicalement nouvelles et sans contredire les articles de ce dossier, prennent une importance accrue à la lumière des récents événements. Je m’efforce de les présenter ci-dessous sous un point de vue spécifiquement français, c’est-à-dire lié à nos responsabilités nationales.
- On a trop répété que désormais notre territoire était à l’abri d’une agression. C’est vrai si l’on pense à » l’attaque de chars à nos frontières « . C’est évidemment faux si l’on considère l’ensemble de ce qui est lié au territoire : tout ce que nous avons à y protéger, depuis la vie des citoyens jusqu’au fonctionnement de l’État, en passant par les biens privés, le patrimoine culturel ou l’ordre public, et toutes les vulnérabilités d’origines très différentes qui s’y manifestent face à tous les types de menaces (balistique, terroriste, ou autre).
Les attentats contre les États-Unis rappellent qu’il peut s’agir de menaces de grande ampleur (encore n’avons-nous sans doute pas tout vu, malheureusement !), obéissant à une volonté extérieure déterminée et capable d’affecter l’ensemble de la vie nationale. On perçoit bien que cela est infiniment plus grave que ce que nous appelions jusqu’ici terrorisme (Tati, Port-Royal, la rue des Rosiers). Il s’agit véritablement d’une guerre, même si tous les belligérants ne sont pas forcément des États. Elle menace nos biens, nos vies, notre liberté.
Cette nouvelle guerre reste liée de multiples façons à tous les conflits extérieurs auxquels nous sommes attentifs depuis la chute du mur de Berlin. D’une part elle peut en être le prolongement sur notre sol ; d’autre part elle peut exiger de nouvelles interventions et l’engagement dans de nouvelles régions. Mais elle n’est pas réductible à ces conflits, ne serait-ce que parce qu’elle nous menace plus directement.
- Notre système de défense doit être construit pour prévenir ces agressions et y faire face si nécessaire, ce qui nécessite un triple effort.
Un effort conceptuel d’abord, pour sortir des refrains à la mode. Le système de défense et en son sein nos armées ne sont pas ordonnés seulement, ni même prioritairement, à des interventions extérieures humanitaires ou de maintien de la paix. Puisque la vie et la sécurité de la Nation peuvent être menacées, ce sont elles, non des intérêts extérieurs aussi importants soient-ils, qui sont l’objet majeur de la défense, la seule raison profonde des sacrifices financiers ou humains que nous lui consentons. Cela ne nie pas la nécessité de défendre aussi nos intérêts ou notre stature internationale, mais la remet en perspective. C’est l’ensemble de notre politique militaire qui doit être plus clairement mise (ou remise…) sous le signe d’une unique mission prioritaire : la protection de notre sol, et des richesses humaines, culturelles et économiques qu’il porte et qui garantissent notre liberté.
Un effort d’organisation ensuite pour reprendre à frais nouveaux la coordination de l’ensemble de nos moyens de défense, civils et militaires3. Car l’intensité de la menace nous empêche de penser qu’elle puisse être réglée avec les seuls moyens de la » sécurité intérieure » : le problème va bien au-delà. Le rôle du SGDN, normalement voué à cette mission doit être réaffirmé, ses moyens accrus, et son action plus clairement soutenue par l’ensemble de l’État à tous les niveaux.
Un effort financier enfin pour nous doter des moyens nécessaires, en particulier les moyens militaires, l’armée professionnelle n’est pas dimensionnée pour agir en même temps à l’extérieur (ce qu’elle devient parfaitement capable de faire à une échelle de plus en plus significative) et à l’intérieur : or, cette simultanéité est dans la nature de la nouvelle guerre. Il faut donc disposer de moyens militaires plus diversifiés qu’aujourd’hui.
- Est-ce à dire que nous devons avoir une vision étroitement militariste et hexagonale de notre sécurité ? Certainement pas.
L’éradication opérationnelle du terrorisme, comme ultérieurement la prévention permanente de toute résurgence, demanderont une vigilance et une forte capacité d’action dans un très grand nombre de domaines militaires et non militaires : renseignement, maîtrise des circuits financiers occultes, cohésion sociale, justice et équilibre dans la vie internationale, etc. Une vigoureuse coopération internationale sera nécessaire, en particulier entre Européens. De ce point de vue, la construction de l’Europe de la défense doit recevoir rapidement une forte impulsion, et aborder les problèmes de la sécurité du territoire des pays de l’Union. Après le discours du Premier ministre à l’IHEDN le 24 septembre, on peut espérer que notre pays propose de fortes initiatives dans ce domaine.
- Pouvons-nous nous passer des citoyens ? Pouvons-nous imaginer une défense nationale (et européenne) à laquelle nos concitoyens ne participent que par l’impôt et, si tout va bien, par une certaine attention bienveillante portée à la vie et à l’action des militaires professionnels ? Cela m’a toujours paru une grave erreur. Ce n’est en tout cas pas tenable face aux dangers dont nous sommes depuis quelques jours plus conscients.
D’une part nos concitoyens sentent peut-être mieux aujourd’hui le besoin » politique » de participer directement à la mise en sécurité du pays.
D’autre part, une participation générale de la population semble être la seule façon de répondre concrètement aux besoins. En effet, certaines mesures nécessaires du type » vigipirate « , si elles sont amenées à prendre de l’ampleur, dépassent les possibilités d’une police et d’une gendarmerie déjà surmenées en temps normal, et d’une armée professionnelle qui peut fort bien se trouver largement déployée à l’extérieur au moment où se déclencherait une agression. Des moyens complémentaires sont donc nécessaires : ils n’ont pas à être permanents, ils ne nécessitent pas de matériels coûteux, mais ils sont grands consommateurs d’effectifs, qui doivent connaître parfaitement la région où ils agissent. Il me semble qu’il s’agit là de la définition même d’un système de réserves vouées à l’action territoriale.
Bien sûr, cela ne suffirait pas à éviter un 11 septembre français, mais c’est un élément nécessaire de la panoplie exigée par la sécurité du pays.
- Il existait dans les décennies précédentes des éléments d’un tel système. Ils ont été abandonnés au profit de réservistes intégrés dans les forces professionnelles. Il ne s’agit pas de revenir sur cet effort d’intégration, en lui-même judicieux, mais d’admettre qu’il ne répond pas à tous les besoins.
Au total, tout cela ne sera pas facile :
Nos concitoyens doivent être remotivés pour accepter les contraintes issues de nouvelles obligations.
Les crédits actuels prévus pour la défense suffisent à grand-peine à forger l’outil d’action extérieure. Même si les moyens complémentaires sont bien moins coûteux, ce sont des financements supplémentaires qu’il va falloir trouver.
L’armée professionnelle, sollicitée à la limite de la rupture par sa propre réorganisation et par des interventions de plus en plus nombreuses, n’a sans doute pas les moyens humains suffisants pour conduire la mise sur pied de moyens supplémentaires. Parmi les anciens réservistes, il existe sans doute encore des compétences et des volontés susceptibles d’être mises à profit. Et les polytechniciens n’auraient-ils pas un rôle à jouer ?
24 septembre 2001
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1. Ces trois camarades ont changé de fonctions depuis la rédaction de leur article : Marescaux est inspecteur général des armées, Bescond est adjoint au directeur des technologies et transferts sensibles au secrétariat général de la Défense nationale, Barre est directeur Espace à la SNECMA.
2. Qui n’est qu’un volet de la politique de défense.
3. Ce qui comprend certainement l’actualisation des textes juridiques anciens qui en traitent.